mercredi 17 juillet 2024

Les derniers mémoires du jour


Le symbolisme des dates, comme les bornes kilométriques, nous permet de ne pas perdre le fil du temps et de l'espace. Une façon aussi de ne pas perdre pied et sombrer dans le désespoir ou la folie. Il en est ainsi de l'idée de la mort, la mort de ceux qui nous ont précédés, avec ses pélerinages de la mémoire comme autant de jalons que nous fixons avec angoisse sur le cours de notre propre trajectoire. Tu es partie, à la même heure, il y a tout juste un an, le temps qu'il faut à la Terre, paraît-il, pour faire le tour du soleil et voici qu'une feuille luisante de peuplier, emportée par le vent, est venue choir doucement à mes pieds. Est-ce un signe de ta présence invisible, qui quelque part dans l'univers insondable veille sur le cours de mes jours? Qu'on l'appelle signe de l'au-delà, probalité, hasard ou coïncidence qu'importe après tout puisqu'il s'agit dans tous les cas d'un de ces reflets espiègles de l'immanence de l'esprit.

Dans quelques années, que je peux maintenant compter sur les doigts d'une main, j'aurai atteint l'àge de mon père lorqu'il a quitté ce monde, ce qui me laisse évaluer, en comptant une raisonnable marge d'approximatipn, les statisticiens diraient un "indice de correction", ce qu'il me reste d'espérance de vie ou de vie tout court. Si la mort était un chemin à parcourir à pied vers une sorte de Hoggard infiniment lointain et mystérieux, tu serais déjà en Chine ou bien plus loin que la Chine, à l'heure qu'il est, au Kamchaka et sans doute bien plus loin encore que le Kamchaka le temps de contourner le désert de Gobi et d'autres immenses contrées sauvages qui s'étendent jusque sur les rives d'un autre océan d'infinité. A quoi pense-t-on pendant ce long voyage de la mort? La pensée, comme je le crois, ne se fond-elle pas si bien dans l'éternité de l'univers qu'elle est une sorte de continuum de la vie dans la mort? D'ailleurs n'as-tu pas augmenté tes facultés dialectiques à force d'arpenter les cycles infinis des goufres et des nébuleuses? Le vrai sage à en croire le grand livre de Zani (celui qui était là au commencement) s'apprécie à la beauté de son silence. Ce qui signifie que le silence parfait est la parfaite sagesse.

Cette nuit tu étais assise, seule, à la table du grand réfectoire, vêtue d'une veste en laine sans manches sur un de ces chemisiers proprets que je te connaissais. Ton visage n'était pas encore ravagé des dernières disgrâces de la déchéance mais à ton regard désemparé et au mouvement de tête dépité que tu me fis je compris que tu n'avais toujours pas recouvré la parole. Comment eût-ce été possible, même si l'on peut parfois compter sur les rêves pour nous surprendre? Je t'ai alors saisie doucement par les épaules pour te presser contre ma poitrine, presser ma joue contre la tienne et dans un long sanglot de pitié et de douleur m'écrier à trois reprises: oh maman! oh maman! oh maman!

Il y a quelques jours, j'ai fait une découverte merveilleuse en la personne de Pavel Chesnokov, compositeur russe (1877-1944), auteur d'oeuvres chorales sacrées. Comme quoi le Russe, qui a pris trop souvent l'habitude de se signaler par sa brutalité et sa sauvagerie, nous réserve de temps à autre de belles surprises dans le domaine du goût et de la sensibilité artistiques.

Le chant extrait de l'opus 27 sous le n°6 intitulé "Seigneur nous te prions" nous en donne une extraordinaire démonstration. Une voix de basse sombre et profonde qu'accompagnent, dans une ascension mystique, les sublimes harmonies d'un chœur séraphique. Ce chant, d'une puissance d'émotion tout-à-fait bouleversante, est comme l'apparition d'une lumière miraculeuse qui nous submerge d'un immense sentiment d'espérance et d'humilité. Je m'avise que lorsque viendra notre tour, munis de ce précieux viatique, nous pourrons enfin nous endormir dans la confiance et dans la paix et, quittant doucement la beauté du monde, nous élever, ô Seigneur de la Création, purifiés, sanctifiés, vers ta divine clarté.

Il y a dans un lieu sombre et impénétrable une caverne, une hypogée oubliée des hommes et du temps oû trône, sous une épée blafarde de lumière, une divinité de pierre à la double face, symbolisant l'ambivalence de l'être et ses mouvements contradictoires. Les nuits où je ne peux trouver le sommeil, pour ainsi dire presque toutes les nuits, je dépose à son piédestal une luciole que l'on offrait jadis en ex voto, mais aujourd'hui non pas pour solliciter un conseil ou conforter une espérance mais pour y méditer l'angoisse irrémédiable du destin, du temps et de la mort.

Je crois que la mort peut s'envisager en toute lucidité avec ce sentiment d'anxiété qui n'est pas sans rappeler celui qui nous saisit à la veille d'un événement important, dont il nous tarde qu'il soit définitivement derrière nous. D'autres s'y préparent comme on prépare un départ en voyage avec fébrilité et surtout la crainte de ne rien oublier à faire ou à dire avant de quitter la place. D'autres se lamentent et s'agitent de toutes parts, poussant des cris d'orfraie à l'idée de devoir rendre gorge, tandis que les derniers (est-ce le privilège de l'âge?) s'y résolvent avec quelque apparence de calme et de sérénité. Dans la plupart des cas, on s'étonne d'avoir à se résigner plus vite qu'on n'eût espéré, à voisiner avec cet hôte inquiétant, comme une chose que nous tenons encore à l'écart, jusqu'au jour oû des bruits de pas l'annonceront à notre porte.

D'ailleurs je sens déjà tout se réduire autour de moi comme une sournoise peau de chagrin. Ce qui était encore présent cède peu à peu la place et je ne peux voir la terre qui me soutient sans y sentir mon propre tombeau. Je ne recherche plus dans l'homme que ce fantôme d'insondable pudeur, un rêve inexprimable de moi-même et peut-être encore la grande fraternité tragique de l'âme. Car je m'avise qu'au delà des vicissitudes et des passions du monde c'est bien notre jeunesse enfuie ou perdue qui devrait être, ami, au nom de la vie, notre trésor commun, notre plus belle fierté et notre plus grand honneur. Mais je suis là à mon tour, comme le Lucifer vieillissant des mondes finissants, sur le point d'accomplir "les derniers mémoires du jour".

Honorius/ Les Portes de Janus/juillet 2024


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