Petit mémoire sur le phénomène du "Printemps sacré" en latin le "Ver Sacrum", susceptible de nourrir divers prolongements philosophiques. Ce fait culturel et historique est très peu connue en France, mais sans doute beaucoup plus en Italie. Divers prolongements philosophiques, disais-je, tels que l'idée générale du printemps, de la renaissance et du renouveau peut en inspirer depuis le terreau de notre longue tradition dialectique. Renaître à un nouveau corps régénéré ou toucher à l'infini par la conscience de l'éternel retour, cela peut donner lieu, soit dit en passant, à de bonnes résolutions, comme celle qui consisterait à perdre les quelques kilos malheureusement pris après avoir arrêté de fumer. Ou bien encore l'intention de jeter définitivement aux orties ses anciennes névroses pour un monde meilleur. Voilà bien un sujet requérant nos plus fermes capacités mentales.
Mais allons à notre sujet:
Le Ver sacrum (le printemps sacré) est une pratique migratoire caractéristique des populations pré-romaines connues dès le VIIIème siècle avant JC dans l'Italie Centrale, et appartenant au groupe ethno-linguistique dit "sabellien" ou "sabellique" (osque, ombrien, sabin, samnite, notamment).
Ce groupe provient de la deuxième vague de migration indo-européenne dite "italique" ou "italiote" et qui trouva une péninsule italienne déjà entièrement occupée, non seulement par des populations pré-indo-européennes ou italiques plus anciennes et mal connues, mais aussi par les civilisations étrusque* alors à son apogée (de la Cisalpine à la Campanie) et grecque (régions côtières de l'Italie méridionale). De ce fait ils durent se contenter des montagnes, régions arides et pauvres. Ce sont donc avant tout des éleveurs, ignorant la société des villes, à la religion animiste et magique, voire totémique comme en témoignent l'adoration du pic, du loup, du serpent, ainsi que leurs chants sacrés mystérieux et rythmés, les "carmina" (cf la République Romaine - Collection Que Sais-je).
Une de leur coutume, le "ver sacrum", lien entre terre et spiritualité, nous est connue par un petit nombre de textes qui nous sont parvenus d'historiens de l'antiquité gréco-romaine (Varron, Strabon, Denys d'Halicarnasse, Plutarque, Appien, Festus). Festus nous en donne une espèce de définition générale: "C'était un usage des Italiques. Lorqu'ils étaient entraînés dans de grands dangers, ils faisaient le voeu d'immoler tous les êtres vivants (animalia) qui naîtraient chez eux au printemps suivant. Mais comme il semblait cruel de tuer des garçons et des filles innocents, lorsqu'ils étaient parvenus à l'âge adulte, on les voilait et on les conduisait ainsi hors du territoire national."
Cette pratique migratoire résulte donc d'une offrande faite par une communauté au Dieu de la guerre Mars* (Mammers des peuples italiques en langue osque) du "printemps" d'une année, c'est-à-dire tous les enfants nés dans l'année, à l'occasion d'une calamité agricole le plus souvent. Ayant atteint l'âge adulte le groupe de jeunes gens, considérés comme sacrés, est alors contraint de quitter la communauté en quête d'un nouvel établissement. Un chef de guerre, nommé "Dux" (de ducere, conduire), est placé à la tête du groupe lequel est guidé par un animal envoyé par le Dieu, tels le loup, le taureau ou le pic-vert. Ce rite migratoire a pu être, sans qu'on en ait la preuve, un substitut à l'immolation, pratiquée primitivement
En ce qui concerne les Samnites, la tradition nous a été rapportée par Strabon, historien grec installé à Rome (68 avJC -23 ap JC) dans un récit assez circonstancié. Un groupe de Sabins fut conduit par un taureau en Campanie, au pays des Opiques (anciens habitants issus d'une première vague italique) où il fondèrent le peuple samnite. Le taureau s'arrêta à l'endroit où fut fondée la cité de Bovianum (aujourd'hui la commune de Pietrabbondante dans la province de Molise au nord de la Campanie).
Principaux peuples concernés par le ver sacrum:
Les Samnites ci-dessus
Les Hirpins (de hirpos, le loup, en langue osco ombrienne) cités par Strabon. Peuple issu des Samnites. Guidé par un loup, ils s'installèrent dans la province d'Avellino en Campanie, dans une région montagneuse appelée encore aujourd'hui Irpinia. Il furent soumis par le Romain Sylla en 89 av JC, qui s'empare de leur cité Aeclanum. Autre villes, d'après Ptolémée et Pline: Aquilonia, Abellinum (Avellino), Aequum, Tuticurn,, Beneventum, Caudium, Trivium, Compsa
Les Picènes originaires des Marches migrèrent en bordure de l'Adriatique, dans la région d'Ancône, conduit par un pic
Les Dauniens, peuple installé en Apulie conduit par un loup (mot d'origine phrygienne) ou un chacal (mot d'origine grecque) l'un et l'autre étant la racine commune du nom des Dauniens.
Les Frentans, peuple samnite, guidés par un cerf
Les Ursentins , guidés par un ours jusqu'en Campanie du Sud
Les Marses, supposés issus d'un ver sacrum d'après leur nom associé au Dieu Mars
Les Mamertins, peuple samnite, vouèrent un ver sacrum pour conjurer uné épidément. Migrèrent de Campanie en Sicile, à Messine.
Les Lucaniens, peuple osque installé au sud de la Campanie et en Calabre
D'un point de vue historique, le ver sacrum correspond très nettement à un processus d'expansion générale des peuples de la chaîne centrale vers les plaines littorales au sud en Campanie le long de la mer tyrrénienne et à l'Est le long de l'Adriatique avec les Picènes. Cette expansion entraîne le recul de la présence étrusque et grecque dans les plaines de Campanie. Les historiens modernes minimisent l'ampleur du ver sacrum dans le peuplement successif de l'Italie méridionale par les Samnites, lequel obéit certainement à d'autres dynamiques plus prosaïques touchant à la démographie et à l'environnement. En effet, la vision de ce phénomène rituel a été sans doute exagérée par l'effet de son fort symbolisme identitaire dans l'histoire des origines.
A noter que l'animal "guide" se rencontre également chez les Grecs. C'est la colombe d'Apollon qui guida les premiers colons grecs , venus de l'île d'Eubée, dans l'actuel golfe de Naples où ils fondèrent la ville de Cumes vers 725 av JC
Chez de nombreux peuples du monde (Amérindiens, Européens, Sibériens), le loup et le chien sont également des "psychopompes". Ils guident les âmes des morts dans l'au-delà. Le loup a également une fonction éducative. Dans la mythologie des Algonquins (Canada), il leur enseigna la chasse. Dans la mythologie des Indiens Pieds Noirs (Alberta et Montana), c'est le loup qui recueillit l'homme dans sa meute pour le sauver du froid et de la faim.
N'oublions pas la louve qui recueillit Rémus et Romulus, enfants, les futurs fondateurs de Rome.
*Le Dieu Mars (Arès chez les Grecs) est à la fois le Dieu de la guerre (le ver sacrum étant une expédition guerrière) et le premier mois du printemps, temps du renouveau. Chez les peuples sabelliens, le Dieu Mars est également une divinité agraire avant de devenir uniquement le Dieu de la guerre une fois qu'il sera devenu romain.
*On a traditionnellement attribué aux Etrusques une origine située en Asie Mineure mais ils pourraient aussi bien avoir une origine autochtone dès l'âge du bronze, plus de mille ans avant JC.
26 juillet 2025
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