Pendant les temps durs de la guerre, mes grands parents avaient confié la garde de mon père, tout jeune enfant, à une famille de paysans, à Panissières, dans la Loire. Je dis bien paysans et non pas agriculteurs qui est un terme introduit massivement avec le plan Marschall et qui a des relents de productivisme et de pesticides. Le paysan détient le vrai savoir des éléments et n'est pas un traître à la terre.
Une ribambelle de gamins venus de tous horizons se retrouvaient dans la ferme des Jacquet, pendant plusieurs mois dans l’année, loin du péril des villes bombardées et des tourments de la faim infligés par les mesures drastiques des réquisitions.
Le père et la mère Jacquet, comme la familiarité rurale se plaisait à nommer les gens sur le mode affectueux, étaient de cette race terrienne qui allie la bonté première à l’intelligence naturelle des choses.
Ils semblaient résumer à eux seuls le trésor authentique de la paysannerie, ces vertus de force et de sagesse patiemment héritées de la longue expérience des générations dans leurs rapports avec la nature, où s’instruisent les principes de la destinée humaine.
Si l’humanité entière pouvait en effet régler ses instincts dépravés sur la philosophie naturelle du bonheur, l’esprit de paix et d’harmonie, dont les œuvres furent chantées jadis par Tibulle et Virgile, finirait assurément par orner la terre de ses bienfaits.
Il y a même quelque chose d’une véritable noblesse, et de la plus antique roche, dans cette simplicité rayonnante et généreuse, livrée tout entière à l’amour et à la mansuétude, et qui en eût remontré à maints théoriciens et autres collets-montés de la moralité chrétienne.
L’homme est de passage sur cette terre et rien ne lui appartient. Sa seule vérité est de se sentir vivre dans la lumière du monde et de partager le bonheur de vivre. Telles sont les prémices d’une conscience universelle dont devrait s’imprégner l’essence de l’humain.
C’est déjà ce que les Anciens, tels Empédocle ou Héraclite, comprenaient de la liberté, comme une espèce d’ivresse, un épanchement harmonieux de l’énergie, un consentement au « Grand Tout » de l’être et du néant.
Le sentiment panthéiste qu’ils avaient de l’âme du monde et le respect universel du vivant qui caractérise leur sensibilité primitive, n’avaient rien de commun avec les conceptions technocratiques et utilitaires d’une civilisation sans poésie, qui accapare, souille et détruit.
Voilà aussi ce que de simples paysans, riches de leur souriante humanité, avaient acquis de belle sagesse, pour le bonheur de tous ces enfants, ces réfugiés de la guerre, qui trouvèrent auprès de ces humbles de la terre, des trésors de paix et d’affection.
Car sans le
savoir, ils vivaient ce vieux précepte oublié de l’ancienne Egypte :
« Suis ton cœur, que ton visage brille durant le temps que tu vis… »
Avril 2003
Le père Jacquet était une espèce d’homme extraordinaire, en harmonie complète avec son milieu, un philosophe des champs et des collines, doué de la science de ce que d’aucuns considèrent obscurément, avec cette vague suspicion de sorcellerie, comme les « mystères » de la nature. Il prédisait le temps par la simple observation de l’aspect du ciel et par cette manière instinctive de humer les senteurs de l’atmosphère, facultés particulièrement utiles à l’organisation et à l’économie de la vie rustique. Surtout, ce qui impressionnait les enfants, il conversait avec les oiseaux, par ce don prodigieux de l’imitation de leur chant, roulant entre ses lèvres les modulations harmonieuses auxquelles répondait dans les bosquets le gazouillement flûté des mésanges, merles, rouges-gorges et autres chardonnerets.
Tout le jour, selon le rite des saisons, il fauchait, fanait, labourait, semait ou vaquait aux soins du bétail. Et le soir, devant l’âtre, la maisonnée vivait de cette vie éclatante de l’enfance, vivifiée par le grand air et la vie des champs.
Le charme de cette campagne d’apparence tranquille et prospère, faisait si plaisamment oublier les affres de la guerre et le drame de l’occupation. D’ailleurs, aux dires de mon père, nul soldat allemand, ou peu s’en faut, n’aurait aventuré ses bottes sur ce terroir paisible, où le temps file sans heurt à l’ombre des vieux clochers. Seuls quelques F.F.I., engagés de la dernière heure, paradèrent quelques jours à Panissières en septembre 1944.
Un jour pourtant, quelques sinistres auxiliaires de l’occupant, comme des loups en maraude, firent une incursion dans les environs de Panissières.
Un homme a dû se souvenir longtemps de ce hasard extraordinaire auquel il dut la vie sauve, tel qu’il s’en présente peut-être une fois dans l’existence, ce hasard que les rationalistes nomment volontiers « un concours de circonstances », et qui selon sa nature, tantôt force, tantôt brise un destin.
C’était donc par un matin radieux de printemps. L’homme cheminait paisiblement sur une de ces petites routes de campagne aux charmes évocateurs des anciennes pastorales, parmi la nature en fleurs.
Vêtu d’un pantalon de velours brun et rustique, d’une veste de grosse toile rapiécée et d’une vieille casquette de même, il présentait l’aspect ordinaire d’un de ces paysans vaquant aux occupations du jour.
Soudain, au détour d’une courbe, sans qu’aucun bruit les annonçât, surgirent deux véhicules noirs, des « tractions avant » Citroën, agrippés aux ornières chaoteuses comme de gros coléoptères poussifs.
Le cœur de l’homme se serra brusquement, tenaillé par un terrible pressentiment.
Parvenus à sa hauteur, les véhicules firent halte. Des portières s’ouvrirent, laissant apparaître hors de l’habitacle quelques hommes aux allures de sbires, coiffés de chapeaux mous et sanglés dans des imperméables vert-kaki.
Notre promeneur stupéfié par la peur sentit ses jambes flageoler comme un animal pris au piège. Un des énergumènes, prenant le temps d’allumer une cigarette, s’approcha en jetant un regard circulaire sur la campagne environnante ; son visage, aux yeux injectés de sang, avait la teinte livide des alcooliques. Puis, avec un écho sinistre dans la voix, il demanda : « La ferme X, c’est par où ? »
L’homme suffoqué, la poitrine battant à rompre, resta un instant interloqué. Son regard s’arrêta sur un des sbires restés près des véhicules, tenant dans ses mains gantées de cuir noir le fût métallique d’une arme automatique, dont la lanière pendait le long du pan de l’imperméable.
Par un effort violent contre la terreur qui le submergeait, il tenta d’affecter l’attitude détachée du bougre que ne saurait atteindre le moindre soupçon : « La ferme X ? Voyez ti, plus haut, tout droué, à la croix des frênes (avec un accent qui se voulait résolument forézien), faut prendre ensuite à gauche. La ferme X, c’est c’te la kè dans un champ, avec un gros tilleû dans la cour ». Et pour conclure la tirade, un magistral : « Pouvé pô vous tromper ! », proféré d’un aplomb à vous emporter l’hésitation des plus dubitatifs.
Le questionneur, qui devait visiblement être le chef, avisa la direction indiquée par le bâton du paysan. Accompagné d'un de ses acolytes, il fit quelques pas sur la route pour contempler la perspective et s'assurer de la situation. L'autre lui tendit une paire de jumelles et ils restèrent plantés un court instant en échangeant quelques mots rapides. Une grimace de satisfaction étira les traits bouffis de son visage. Puis, sans mot dire, jetant sa cigarette, il se retourna vers les autres en leur adressant un signe discret et rapide, valant ordre de départ. Les portières claquèrent et la poussière s’envola de plus belle dans le sillage des véhicules noirs.
Le promeneur voulut garder une dernière contenance en regardant calmement repartir le convoi et en reprenant le cours d’une marche tranquille, tant que les voitures étaient encore en vue sur la route. Dès qu’elles eurent disparu derrière le premier dénivelé, il hâta soudain le pas qui devint, en quelques instants, une course éperdue à travers la campagne.
Recherché par la police allemande et la milice de Lyon, notre homme avait trouvé refuge à Panissières, dans la ferme X, vieille bâtisse solitaire, où il se terrait depuis plusieurs semaines à la manière de Lino Ventura, dans "La guerre des Ombres".
Seulement ce matin là, et grand bien lui en prit, il avait cédé au besoin, par cette belle matinée de printemps, de se dégourdir un peu les jambes…
Mai 2003
Vingt ans après la guerre, le vieux couple des Jacquet eut la bonté de nous accueillir, mon frère et moi, pour des vacances d’été à la ferme.
Nous y trouvâmes là d’autres enfants, comme il se doit, espiègles et pleins d’énergie, venus se récréer au bon air des champs.
Je me souviens d’une fille plus grande que moi, surnommée « Patou », souriante et protectrice. Elle avait, je crois, les cheveux coupés au carré et portait une blouse et des sandales.
Un jour que
j’avais commis l’imprudence de piétiner des tulipes plantées dans un massif (la
cour était jalonnée de ces petits massifs formés de vieux pneumatiques peints
en blanc), mémée Jacquet se mit en colère en s’enquérant de l’auteur du
dommage. J’étais terrorisé à l’idée d’avouer ma faute. Patou le vit bien et se
dénonça à ma place. Cette petite campagnarde, qui n’avait pas dix ans,
accomplit là une action d’une grandeur morale que j’admire encore, trente huit
ans après, à l’heure où j’écris ces lignes. Une autre fois, bien plus tard, et
ce fut la dernière dans mon existence, je me trouvai sans courage d’avouer une
faute. J’avais à peine quatorze ans. En fait de faute, ce n’était qu’une frêle
broutille qui eût pu en rester là. Mais mon père, passablement excité, tenait à
dénicher le responsable. Je le vois encore, brandissant une trique, la fameuse
« épée » dont on n’entendait parler qu’avec crainte. C’était une tige
en plastique souple et cinglant, vestige d’une ancienne panoplie de
mousquetaire, que je reçus à l’âge de sept ans comme cadeau de Noël. L’épée
avait perdu sa poignée et sa garde, et il ne restait plus que le
« fer », une tige cannelée d’arêtes vives à l’effet cinglant redoutable. Elle
fut remisée pendant des années au sommet du buffet…à toutes fins utiles. Mon
père n’avait qu’à faire allusion à « l’épée » ou faire mine de
vouloir s’en emparer, pour faire taire aussitôt un désordre.
Cette
fois-ci, quelques coups s’abattirent çà et là. Mon père s’obstinait à vouloir
faire parler le coupable. Contre toute attente, ce fut mon frère Vincent qui,
en pleurs, le dos douloureux, avoua cette « faute » à ma place. Mon
père se calma et « l’épée » regagna pour un temps les sévères
hauteurs du buffet. Mais j’entendais encore, dans la pénombre de la chambre, où
nous nous tenions recroquevillés sur nos lits, mon frère sangloter à chaudes
larmes. Une honte alors me saisit, dont je ressens encore l’amertume au fond du
cœur.
Juillet 2003
Je me
souviens de la « mère Jacquet », ou mémée Jacquet comme je l’appelais
alors, comme d’une vieille dame au visage large chaussé de grandes lunettes et
encadré de longs cheveux gris tombant en carré sur la nuque, assez corpulente
et vêtue d’une blouse à petites fleurs.
Surtout, ô suprême supplice, elle me forçait à manger, pour ma santé, affirmait-elle, de la soupe aux pois gourmands, que je détestais absolument. J’en observais les cosses verdelettes et luisantes, toutes fraîchement cueillies dans le courtil, et qui me semblaient surnager comme des têtards dans les remous d’une mixture de sorcière.
Je revois encore mémée Jacquet, assise au coin de la fenêtre à rideaux blancs, penchée vers la lumière, à ravauder quelque pièce de linge, tandis que je grimaçais devant le grand bol litigieux où tiédissait le breuvage infâme, cette pourtant si fameuse soupe aux pois gourmands.
Je garde
aussi de mon séjour d’enfant dans cette ferme de Panissières, les images
féeriques d’un intérieur rustique, telles qu’on n’en rencontre plus que dans
les représentations d’autrefois : de hauts lits en noyer massif, garnis
d’épais matelas, auxquels les édredons et les couettes bien rembourrées de
duvet faisaient de gros ventres blancs et moelleux. Et ces grandes armoires
cirées, dressant leurs tailles de géant jusqu’au plafond, qui renfermaient dans
leur linge bien propre et bien plié des senteurs de fleurs séchées et de
sous-bois.
Et,
effleurant imperceptiblement le silence, le doux murmure de l’horloge
ancestrale, craquant dans sa vieille boiserie, et dont le lourd pendule sème
l’irréparable cours du temps…
(août 2003)
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