Selon la
conception de ces messieurs de Port Royal, tout ce qui, dans l’environnement
quotidien de l’homme, détourne son esprit de son objet essentiel, c’est-à-dire
de l’idée de la mort et de Dieu, et de la nécessité de la grâce, n’est qu’un
divertissement de la conscience de sa propre misère.
Il apparaît
que d’excellents auteurs, on l’apprend fort justement dans nos classes, depuis
Epictète jusqu’à Montaigne, avaient déjà frayé la voie de la philosophie
occidentale à l’expression de l’inquiétude morale de l’homme face à sa
destinée, l’invitant à méditer, dans l’intimité de sa conscience, sur la vanité
de sa condition terrestre.
Livré à la
mélancolie de son propre néant, ou bien il se consume et meurt bientôt dans les
tourments du désespoir ; ou bien il accepte de tourner son regard du côté
de la grande clarté, vers le spectacle infini du monde, quêtant une part de
bonheur et de vérité, d’émerveillement et de consolation, dans l’éternelle
poésie des apparences.
Cet état
contemplatif du sentiment de l’être et de la nature contient en substance tout
le lyrisme de la vie et de l’innocence, toute la passion de l’idéal et de la
nostalgie, toute l’intuition esthétique de l’éternité et de l’espérance. Pour
peu qu’il mêle encore à sa quête et à sa soif d’absolu les émotions ardentes de
la religion, l’homme parvient enfin à élever son âme jusqu’aux régions suprêmes
du mysticisme.
A mon sens,
les hommes répondent individuellement, du point de vue de leur vie spirituelle,
à trois états psychologiques principaux qui pourraient être proposés de la manière suivante:
-L’état
ordinaire ou utilitaire, commandé par la satisfaction des besoins quotidiens,
la nécessité aliénante du travail et les loisirs de délassement. Cet état,
cantonné pour l’essentiel à l’accomplissement d’une finalité matérielle et
physiologique ne suppose à lui seul le concours d’aucune ressource spirituelle,
si ce n’est cette part de l’instinct et de l’imagination superficiellement
dévolue au vieux fonds des abstractions communes.
-L’état
esthétique ou philosophique, commandé par l’aspiration de l’individu à ouvrir
son intelligence à la connaissance et au sentiment du monde. Cet état implique
la volonté d’accéder à un ordre supérieur de la conscience individuelle à des
degrés et par des degrés extrêmement variés, rendant encore possible une
division en catégories selon les capacités, les dispositions et les
tempéraments.
-Enfin
l’état mystique ou religieux, par lequel le sujet opère un détachement
spirituel complet par rapport aux aliénations du monde sensible, par la vertu
d’une croyance ou d’un sentiment transcendental puissant. Cet état ne concerne
véritablement que ceux qui nourrissent une vocation spéciale à la prêtrise, les
reclus extatiques ou les saints, et il en est pour notre édification, ou bien
parfois certaines espèces d’illuminés ou d’originaux de tout poil, atteints
d’extravagance ou de névrose maniaque ou hystérique.
Quant au
gros de l’humanité, il fluctue en permanence entre les deux premiers niveaux,
tantôt plus, tantôt moins ; les plus chanceux, si je puis dire, étant ceux
qui peuvent accomplir leur état ordinaire dans leur état esthétique, avec cette
sincérité et cette passion que l’on distingue chez les créateurs, les
chercheurs, les jardiniers de l'âme, ou les scientifiques.
Dans les
deux derniers cas, l’état mystique et les catégories les plus
« contemplatives » de l’état esthétique, l’homme le plus souvent, ne
peut vivre pleinement sa spiritualité qu’en réservant une large part de son
temps à la retraite et à la solitude. Je ne saurai trop louer le goût pour une
telle vocation, laquelle me semble éminemment respectable dans un monde
toujours plus en proie aux déchaînements de l’imbécillité et de la violence. On
ne peut nier que le divertissement ait pour effet ou finalité d’affaiblir notre
conscience métaphysique, lorsqu’il est pratiqué comme un exercice abusif.
Toutefois, il faudrait être une sorte de sage de la montagne, un anachorète de
la Thébaïde ou un austère maître janséniste pour renoncer à faire la part entre
le divertissement utile à l’enrichissement et à l’élévation de notre
intelligence, et celui qui, grossier et vulgaire, ravale notre conscience et
notre dignité à la manière d’un abrutissement populacier.
Je doute
d’ailleurs que Pascal, dans ses augustes « Pensées », eût sur le fond
cette funeste intransigeance que l’on prête à ceux de son parti, refusant la
moindre concession en la capacité de l’homme à se divertir avec goût, justesse
et intelligence, ne voyant en toute chose étrangère à la seule préoccupation du
Salut que pure et vaine futilité.
Ce serait
oublier pour le coup, et avec quelle ingratitude, que la conscience la plus
éclairée de l’homme doit l’essentiel de son instruction à cette curiosité
éclectique qui a conduit aux multiples progrès de la connaissance. En effet,
c’est le désir d’exister dans la totalité de son environnement qui stimule en
l’homme, grâce à sa volonté d’apprendre, l’essence positive de la culture.
Peut-on
reconnaître la moindre valeur au savoir sans cette espèce de plaisir que
procure la saveur des choses, savoir et saveur étant de même souche ; de
même, peut-on accorder un prix à la conscience de l’être, sans la jubilation du
vouloir vivre ? Les lettres, les arts et les sciences, toutes ces
magnifiques manifestations et ces ornements de l’esprit humain dans son
instinct de connaissance, n’ont de sens qu’en tant qu’ils affirment son ardeur
perpétuelle d’être toujours plus intensément au monde…
Sénèque est
encore là, parfois, pour nous rappeler « l’instabilité des choses
humaines » et que « passagers, nous avons reçu des biens
passagers ». Ces biens fugitifs auxquels nous ne survivrons pas, qu’ils
soient d’ordre moral ou matériel, sont déjà les témoins de notre propre néant.
« Nos tombeaux même meurent comme nous » disait encore Juvénal, car
les Anciens n’étaient pas avares de réflexions sur le destin commun de
l’humanité. L’éternelle sagesse nous exhorte, certes, à renoncer à l’esprit de
convoitise et de possession, car il ne nous servira de rien une fois nos
existences dissoutes dans les ténèbres de l’Erèbe.
Pour autant,
cette sagesse ne nous désapprend pas à vivre, ni ne nous engage à renoncer à
l’intelligence et aux plaisirs du monde. Bien au contraire, être philosophe,
c’est savoir, à l’exemple des Anciens, qu’il importe de jouir du jour présent
comme d’une fortune unique, de puiser dans l’instant à pleines mains, avec
bonheur et reconnaissance. C’est savoir que le prix de cette vie est ce
qu’Horace appelait notre destin « d’ombre et de poussière »…
S’interroger
sur la finalité de sa présence au monde, sur le sens de sa propre destinée, est
une méditation à laquelle devrait pouvoir s’élever chacun d’entre nous, s’il se
reconnaît encore une espèce de dignité. Hélas, comme regrettait Jules
Laforgue : « Que la vie est quotidienne ! ».
Accaparé par
le train assourdissant des affaires, par l’enchaînement aux sollicitations
permanentes de la nécessité, l’homme ne dispose plus assez de lui-même pour
pouvoir se livrer, dans le calme et la simplicité, à cet ineffable loisir de la
« philosophie », à ce que les Anciens appelaient la pratique de la
sagesse et l’exercice de la vertu. Ce que ces derniers ont à nous dire, de
toute éternité, se résume aux traits essentiels de l’homme face à l’univers.
Le latin
Perse avait cette maxime qui dénude à elle-seule la vérité humaine :
Rentre dans ton cœur, et tu verras que ton bagage se réduit à très peu de
chose. » A une telle évidence, on ne peut se rendre qu’à de rares
occasions, dans le recueillement de la solitude ou à l’approche de la mort.
C’est avant tout l’idée de la mort et du temps, sous lequel s’effacent peu à
peu les œuvres de la gloire et de l’ambition, qui guide notre inquiétude sur
les chemins philosophiques de l’humilité, et qui nous invite à considérer,
comme au bord d’un abîme de silence, la vanité et l’inconstance des choses
humaines.
Précurseur
des odes de Ronsard, Perse nous parle encore : « Cueille les douceurs
de la vie…Que seras-tu bientôt ? de la cendre, une ombre, un souvenir. Vis
et songe à la mort. L’heure s’échappe. L’instant où je te parle est déjà loin
de nous. »
Oui, le
temps passe et nous achemine peu à peu vers le terme de l’existence. Telle est
l’implacable banalité de l’ordre des choses. Est-il possible d’avoir vieilli si
vite ? Tour à tour, certains convives, nos parents et nos amis, ont quitté
la place, et l’ombre autour de nous s’épaissit.
Déjà, nous
tremblons que le caprice du sort ne nous désigne dans son prochain
décret ; que la souffrance et la maladie ne s’emparent aussi de notre
corps et ne précipitent notre âme dans la plus effroyable des solitudes.
Insensiblement, cette pensée funeste, à laquelle nous étions naguère encore
étrangers, du temps de l’insouciance et de la jeunesse, occupe jour après jour,
une part grandissante de notre esprit.
La vie
serait-elle une espèce d’illusion de la création, un simple phénomène sans
conséquence de la matière ? Elle n’est sans doute rien d’autre chose qu’un
mélange putrescible d’air et de boue qu’un accident de température a extrait
du chaos originel vers des formes changeantes et éphémères.
La vie est
aussi une chance unique, fragile et fugitive, que la nature offre à chaque
individu de participer à la conscience universelle pour prodiguer le Bien à la
place et avec les facultés que le Destin lui a assignées. L’homme devrait donc
la recevoir comme un don providentiel, d’une valeur trop précieuse pour en
gaspiller la substance dans la misère de vaines ambitions.
Aussi,
grands ou petits, riche ou pauvre, il importe de suivre les enseignements de la
sagesse, qui nous exhortent à fuir le tumulte des passions et les
démonstrations insensées du vulgaire.
Il n’est
d’existence profitable à l’homme que celle qu’il consacre aux tâches utiles à
la connaissance de lui-même et de la nature.
Aussi, il
n’est pas de trop d’une vie pour s’exercer à la science et aux vertus du
bonheur. Car la vie, disait Sénèque « est un torrent rapide qui ne doit
pas couler toujours ; hâtons-nous d’y puiser ! »
Certes, il y
a la Foi, qui nous fait espérer en la continuation de la vie après la mort,
mais l’esprit dénué de cette folle espérance ne voit le monde qu’en dérision,
car il sait que le terme de la vie le précipitera sans rémission dans l’abîme
absolu du vide et du néant.
Que lui fera
regretter la mort, outre la séparation d’avec les siens ? C’est d’être
privé du privilège de la pensée, cette quintessence de la sensation, cet espace
limpide où se mire la poésie de l’être universel et l’intuition ineffable de
Dieu.
Il quittera
un jour cette terre, cette malheureuse terre déchue de sa beauté primitive,
ravagée par la furie et la bassesse des hommes, laissant derrière lui, comme
une vieille nippe, l’indigence routinière des jours, à quoi se résume dans
notre monde privé d’âme, ce pauvre temps qui passe…
Quelle que
soit notre condition devant l’Espérance, il faudra bientôt partir, quitter sans
regret la carrière, s’abandonner au cours du destin, aux lois qui disposent des
cycles infinis du Devenir.
Tel est,
selon Sénèque, le devoir de notre âme, ce à quoi doit pouvoir nous préparer la
pratique de la vertu. Car, ajoute-t-il, « c’est une grande consolation
d’être emporté avec l’univers ».
Honorius/ Les Portes de Janus/ Octobre 2003
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