mercredi 1 octobre 2003

Cueille les douceurs de la vie


Selon la conception de ces messieurs de Port Royal, tout ce qui, dans l’environnement quotidien de l’homme, détourne son esprit de son objet essentiel, c’est-à-dire de l’idée de la mort et de Dieu, et de la nécessité de la grâce, n’est qu’un divertissement de la conscience de sa propre misère.
Il apparaît que d’excellents auteurs, on l’apprend fort justement dans nos classes, depuis Epictète jusqu’à Montaigne, avaient déjà frayé la voie de la philosophie occidentale à l’expression de l’inquiétude morale de l’homme face à sa destinée, l’invitant à méditer, dans l’intimité de sa conscience, sur la vanité de sa condition terrestre.
Livré à la mélancolie de son propre néant, ou bien il se consume et meurt bientôt dans les tourments du désespoir ; ou bien il accepte de tourner son regard du côté de la grande clarté, vers le spectacle infini du monde, quêtant une part de bonheur et de vérité, d’émerveillement et de consolation, dans l’éternelle poésie des apparences.
Cet état contemplatif du sentiment de l’être et de la nature contient en substance tout le lyrisme de la vie et de l’innocence, toute la passion de l’idéal et de la nostalgie, toute l’intuition esthétique de l’éternité et de l’espérance. Pour peu qu’il mêle encore à sa quête et à sa soif d’absolu les émotions ardentes de la religion, l’homme parvient enfin à élever son âme jusqu’aux régions suprêmes du mysticisme.
A mon sens, les hommes répondent individuellement, du point de vue de leur vie spirituelle, à trois états psychologiques principaux qui pourraient être proposés de la manière suivante:
-L’état ordinaire ou utilitaire, commandé par la satisfaction des besoins quotidiens, la nécessité aliénante du travail et les loisirs de délassement. Cet état, cantonné pour l’essentiel à l’accomplissement d’une finalité matérielle et physiologique ne suppose à lui seul le concours d’aucune ressource spirituelle, si ce n’est cette part de l’instinct et de l’imagination superficiellement dévolue au vieux fonds des abstractions communes.
-L’état esthétique ou philosophique, commandé par l’aspiration de l’individu à ouvrir son intelligence à la connaissance et au sentiment du monde. Cet état implique la volonté d’accéder à un ordre supérieur de la conscience individuelle à des degrés et par des degrés extrêmement variés, rendant encore possible une division en catégories selon les capacités, les dispositions et les tempéraments.
-Enfin l’état mystique ou religieux, par lequel le sujet opère un détachement spirituel complet par rapport aux aliénations du monde sensible, par la vertu d’une croyance ou d’un sentiment transcendental puissant. Cet état ne concerne véritablement que ceux qui nourrissent une vocation spéciale à la prêtrise, les reclus extatiques ou les saints, et il en est pour notre édification, ou bien parfois certaines espèces d’illuminés ou d’originaux de tout poil, atteints d’extravagance ou de névrose maniaque ou hystérique.
Quant au gros de l’humanité, il fluctue en permanence entre les deux premiers niveaux, tantôt plus, tantôt moins ; les plus chanceux, si je puis dire, étant ceux qui peuvent accomplir leur état ordinaire dans leur état esthétique, avec cette sincérité et cette passion que l’on distingue chez les créateurs, les chercheurs, les jardiniers de l'âme, ou les scientifiques.
Dans les deux derniers cas, l’état mystique et les catégories les plus « contemplatives » de l’état esthétique, l’homme le plus souvent, ne peut vivre pleinement sa spiritualité qu’en réservant une large part de son temps à la retraite et à la solitude. Je ne saurai trop louer le goût pour une telle vocation, laquelle me semble éminemment respectable dans un monde toujours plus en proie aux déchaînements de l’imbécillité et de la violence. On ne peut nier que le divertissement ait pour effet ou finalité d’affaiblir notre conscience métaphysique, lorsqu’il est pratiqué comme un exercice abusif. Toutefois, il faudrait être une sorte de sage de la montagne, un anachorète de la Thébaïde ou un austère maître janséniste pour renoncer à faire la part entre le divertissement utile à l’enrichissement et à l’élévation de notre intelligence, et celui qui, grossier et vulgaire, ravale notre conscience et notre dignité à la manière d’un abrutissement populacier.
Je doute d’ailleurs que Pascal, dans ses augustes « Pensées », eût sur le fond cette funeste intransigeance que l’on prête à ceux de son parti, refusant la moindre concession en la capacité de l’homme à se divertir avec goût, justesse et intelligence, ne voyant en toute chose étrangère à la seule préoccupation du Salut que pure et vaine futilité.
Ce serait oublier pour le coup, et avec quelle ingratitude, que la conscience la plus éclairée de l’homme doit l’essentiel de son instruction à cette curiosité éclectique qui a conduit aux multiples progrès de la connaissance. En effet, c’est le désir d’exister dans la totalité de son environnement qui stimule en l’homme, grâce à sa volonté d’apprendre, l’essence positive de la culture.
Peut-on reconnaître la moindre valeur au savoir sans cette espèce de plaisir que procure la saveur des choses, savoir et saveur étant de même souche ; de même, peut-on accorder un prix à la conscience de l’être, sans la jubilation du vouloir vivre ? Les lettres, les arts et les sciences, toutes ces magnifiques manifestations et ces ornements de l’esprit humain dans son instinct de connaissance, n’ont de sens qu’en tant qu’ils affirment son ardeur perpétuelle d’être toujours plus intensément au monde…
Sénèque est encore là, parfois, pour nous rappeler « l’instabilité des choses humaines » et que « passagers, nous avons reçu des biens passagers ». Ces biens fugitifs auxquels nous ne survivrons pas, qu’ils soient d’ordre moral ou matériel, sont déjà les témoins de notre propre néant. « Nos tombeaux même meurent comme nous » disait encore Juvénal, car les Anciens n’étaient pas avares de réflexions sur le destin commun de l’humanité. L’éternelle sagesse nous exhorte, certes, à renoncer à l’esprit de convoitise et de possession, car il ne nous servira de rien une fois nos existences dissoutes dans les ténèbres de l’Erèbe.
Pour autant, cette sagesse ne nous désapprend pas à vivre, ni ne nous engage à renoncer à l’intelligence et aux plaisirs du monde. Bien au contraire, être philosophe, c’est savoir, à l’exemple des Anciens, qu’il importe de jouir du jour présent comme d’une fortune unique, de puiser dans l’instant à pleines mains, avec bonheur et reconnaissance. C’est savoir que le prix de cette vie est ce qu’Horace appelait notre destin « d’ombre et de poussière »…

S’interroger sur la finalité de sa présence au monde, sur le sens de sa propre destinée, est une méditation à laquelle devrait pouvoir s’élever chacun d’entre nous, s’il se reconnaît encore une espèce de dignité. Hélas, comme regrettait Jules Laforgue : « Que la vie est quotidienne ! ».
Accaparé par le train assourdissant des affaires, par l’enchaînement aux sollicitations permanentes de la nécessité, l’homme ne dispose plus assez de lui-même pour pouvoir se livrer, dans le calme et la simplicité, à cet ineffable loisir de la « philosophie », à ce que les Anciens appelaient la pratique de la sagesse et l’exercice de la vertu. Ce que ces derniers ont à nous dire, de toute éternité, se résume aux traits essentiels de l’homme face à l’univers.
Le latin Perse avait cette maxime qui dénude à elle-seule la vérité humaine : Rentre dans ton cœur, et tu verras que ton bagage se réduit à très peu de chose. » A une telle évidence, on ne peut se rendre qu’à de rares occasions, dans le recueillement de la solitude ou à l’approche de la mort. C’est avant tout l’idée de la mort et du temps, sous lequel s’effacent peu à peu les œuvres de la gloire et de l’ambition, qui guide notre inquiétude sur les chemins philosophiques de l’humilité, et qui nous invite à considérer, comme au bord d’un abîme de silence, la vanité et l’inconstance des choses humaines.
Précurseur des odes de Ronsard, Perse nous parle encore : « Cueille les douceurs de la vie…Que seras-tu bientôt ? de la cendre, une ombre, un souvenir. Vis et songe à la mort. L’heure s’échappe. L’instant où je te parle est déjà loin de nous. »
Oui, le temps passe et nous achemine peu à peu vers le terme de l’existence. Telle est l’implacable banalité de l’ordre des choses. Est-il possible d’avoir vieilli si vite ? Tour à tour, certains convives, nos parents et nos amis, ont quitté la place, et l’ombre autour de nous s’épaissit.
Déjà, nous tremblons que le caprice du sort ne nous désigne dans son prochain décret ; que la souffrance et la maladie ne s’emparent aussi de notre corps et ne précipitent notre âme dans la plus effroyable des solitudes. Insensiblement, cette pensée funeste, à laquelle nous étions naguère encore étrangers, du temps de l’insouciance et de la jeunesse, occupe jour après jour, une part grandissante de notre esprit.
La vie serait-elle une espèce d’illusion de la création, un simple phénomène sans conséquence de la matière ? Elle n’est sans doute rien d’autre chose qu’un mélange putrescible d’air et de boue qu’un accident de température a extrait du chaos originel vers des formes changeantes et éphémères.
La vie est aussi une chance unique, fragile et fugitive, que la nature offre à chaque individu de participer à la conscience universelle pour prodiguer le Bien à la place et avec les facultés que le Destin lui a assignées. L’homme devrait donc la recevoir comme un don providentiel, d’une valeur trop précieuse pour en gaspiller la substance dans la misère de vaines ambitions.
Aussi, grands ou petits, riche ou pauvre, il importe de suivre les enseignements de la sagesse, qui nous exhortent à fuir le tumulte des passions et les démonstrations insensées du vulgaire.
Il n’est d’existence profitable à l’homme que celle qu’il consacre aux tâches utiles à la connaissance de lui-même et de la nature.
Aussi, il n’est pas de trop d’une vie pour s’exercer à la science et aux vertus du bonheur. Car la vie, disait Sénèque « est un torrent rapide qui ne doit pas couler toujours ; hâtons-nous d’y puiser ! »
Certes, il y a la Foi, qui nous fait espérer en la continuation de la vie après la mort, mais l’esprit dénué de cette folle espérance ne voit le monde qu’en dérision, car il sait que le terme de la vie le précipitera sans rémission dans l’abîme absolu du vide et du néant.
Que lui fera regretter la mort, outre la séparation d’avec les siens ? C’est d’être privé du privilège de la pensée, cette quintessence de la sensation, cet espace limpide où se mire la poésie de l’être universel et l’intuition ineffable de Dieu.
Il quittera un jour cette terre, cette malheureuse terre déchue de sa beauté primitive, ravagée par la furie et la bassesse des hommes, laissant derrière lui, comme une vieille nippe, l’indigence routinière des jours, à quoi se résume dans notre monde privé d’âme, ce pauvre temps qui passe…
Quelle que soit notre condition devant l’Espérance, il faudra bientôt partir, quitter sans regret la carrière, s’abandonner au cours du destin, aux lois qui disposent des cycles infinis du Devenir.
Tel est, selon Sénèque, le devoir de notre âme, ce à quoi doit pouvoir nous préparer la pratique de la vertu. Car, ajoute-t-il, « c’est une grande consolation d’être emporté avec l’univers ».


Honorius/ Les Portes de Janus/ Octobre 2003

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