Comme disait Cicéron dans son charmant « discours sur l’amitié », il y a en nous des images qui ne sont pas éteintes, que la mémoire et la méditation entretiennent. Il faut y ajouter la part essentielle que tient le rêve dans l’œuvre d’introspection, même si, il est vrai, le rêve peut déjà s’apparenter à un travail inconscient de mémoire et de méditation.
C’est d’ailleurs tout le mérite de la psychanalyse (et le seul à mon sens), que d’avoir permis de déceler le rôle fondamental que le rêve occupe dans l’interprétation de la personnalité, laquelle plonge ses racines dans la couche sédimentaire, fragile et friable, de l’enfance.
Dans tous les cas, le rêve procède de cette tentative inconsciente, de cette énergie magmatique vers la formulation du « Moi ». Il est cette passe mystérieuse, nichée quelque part entre l’Erèbe et les Champs Elysées, où notre être entrevoit, un bref instant, les spectres flottants du désir et du passé.
Quant à moi, je fais souvent des rêves oppressants où , persécuté par la main d’un arbitraire invisible, je me retrouve incarcéré dans des cellules ou des cachots obscurs, condamné à y passer le reste de mes jours, avec cette idée terrible d’y vieillir lentement, entre quatre murs. J’y côtoie ces univers souterrains, livides et suintants d’où je cherche désespérément une sortie et la lumière du jour. J’y retrouve les murailles déprimantes de l’encasernement solitaire où ma vie se consume, écrasée par le poids de l’absurde. Si je m’avise de fouiller dans ma mémoire, je retrouve soudainement au moins deux souvenirs d’enfance, où la psychologie de ces rêves récurrents de l’angoisse a certainement puisé sa première inspiration, et je m’étonne moi-même de ne pas y avoir songé plus tôt.
Mes parents nous avaient placés, mon frère et moi, dans un centre dit « aéré », près de Montpellier, dans l’espoir de nous y faire passer de belles vacances revigorantes au bord de la mer, les pieds dans le sable, parmi les coquillages.
En fait de centre aéré, je revois encore ces bâtiments tristes, cette petite cour prolongée par un chétif bosquet de résineux, que recouvrait l’ombre inquiétante de hauts murs d’enceinte. Et puis, vagues et lointains, ces images de couloirs sombres, de dortoirs carrelés aux lits de fer, ces nuits interminables à la lueur terne des ampoules électriques.
Gris, tout me semblait gris dans cet univers d’enfermement et de tristesse, comme sous le voile d’un morne crépuscule.
Pas une fois pendant toute la durée de ce séjour, que je vécus comme une punition, nous ne sortîmes des bâtiments de ce centre ; pas une fois nous ne pûmes même apercevoir de loin la belle ligne bleue de la mer.
Je passais de longs moments, debout dans la cour, les yeux plongés dans le petit carré d’azur du ciel, que nous concédaient, avec une sordide parcimonie, les sévères sommets de l’enceinte. Je fixais intensément ce ciel, prêt à m’y dissoudre, espérant un miracle, l’arrivée d’un ange qui m’enlèveraient aux ténèbres. De petits nuages blancs, tout floconneux, passaient lentement dans ce petit espace réduit, et j’entends encore très distinctement cette prière que je leur adressai avec tant de ferveur : « Nuages, nuages, s’il vous plaît, je vous en prie, emportez-moi avec vous, emportez-moi loin d’ici, vers la liberté !! ».
(septembre 2003)
En 1966, mon père tomba malade, atteint de tuberculose. Pendant un an, il fut soigné au sanatorium de Saint Genis Laval. Ma mère, désemparée et perturbée, ne pouvait plus faire face à elle-seule à l’éducation de ses trois enfants. C’est ainsi que ma petite sœur Catherine, âgée de quelques mois, fut confiée à la garde d’un couple de fermiers à Saint Martin en Haut, M . et Mme Soleymieux, qui avaient le cœur bon et l’élevèrent avec la tendresse et les soins de véritables parents. Mon frère et moi-même fûmes remis entre les mains d’un couple de retraités, M. et Mme Jay, à Saint Symphorien sur Coise.
Cette séparation d’avec mes parents, que dans la fragilité de mes six ans, je vécus comme une longue expérience de l’angoisse, a fortement marqué mon enfance, suscitant des prolongements insoupçonnés dans la formation ultérieure de mon inconscient.
Je me souviens encore du premier jour, un beau jour de ciel bleu. La voiture décapotable, conduite par une jeune femme à foulard et lunettes noires, avait quitté Lyon et roulait paisiblement sur les routes de campagne.
A l’arrière du véhicule, mon petit frère de trois ans, et moi qui admirions à travers la portière, le frais paysage verdoyant des champs et des bois, des pâturages où miroite l’argent des ruisseaux à l’ombre de leurs allées touffues de frênes et de peupliers.
Tout affriandés par l’idée d’une escapade hors de la ville, confiants et tranquilles, nous avions suivi cette jeune femme souriante, comme nous aurions suivi une grande sœur. La voiture s’arrêta dans un petit village, près d’une maison à deux étages, crépie de ciment gris, qui nous fut indiquée comme notre destination. Nous allions rendre visite à une mamie et un papi très gentils, et surtout, nous devions rester bien sages.
La porte s’ouvrit sur des ombres auxquelles je dus vraisemblablement adresser un « bonjour madame » intimidé. Notre accompagnatrice nous précéda jusqu’à l’étage, où je découvris un intérieur bien propre et bien rangé, avec des rideaux de dentelle blancs accrochés aux fenêtres. Des voix d’adultes s’élevaient dans la maison, tandis que mon attention s’absorbait dans la contemplation des lieux. Dans l’embrasure d’une fenêtre vers laquelle je m’étais dirigé, j’observai un petit jardin potager aux allées nettes et bien alignées ;
Les voix s’étaient tues ; je ne voyais plus la jeune femme. J’entendis une porte extérieure se refermer avec un écho lourd, la porte d’entrée du rez-de-chaussée.
Un éclair soudain traversa mon esprit : je me précipitai à l’opposé de la maison, dans la cuisine, du côté où nous étions entrés quelques minutes auparavant. A travers les carreaux, j’aperçus la jeune femme regagner furtivement la voiture garée au pied de la maison. Je me souviens de ce soleil vif qui inondait le chemin et illuminait la carrosserie, un beau soleil de fin d’été, à la clarté douce et limpide.
Alors, ce fut un déchirement : Je me mis à tressauter, à crier comme un furieux vers cette grande sœur que je voyais partir : je m’accrochai désespérément à cette ultime seconde où son regard pouvait encore rencontrer le mien, où son cœur pouvait encore fléchir sous ma supplication. « Non, non, reviens, reviens !! »
Sans même lever une seule fois la tête, sourde et impassible, elle disparut pour toujours. C’était une assistante sociale de la D.A.D.S.S.
(novembre 2003)
Alors commença une année terrible sous la coupe de la mère Jay, vieille femme que je me figure encore comme méchante et revêche comme une teigne.
Elle avait les cheveux poivre et sel avec des racines jaunâtres remontés en chignon, du poil au menton, des lunettes aux montants supérieurs épais qui accentuaient sa physionomie acariâtre sous ses sourcils infléchis en V ; une éternelle blouse en nylon disgracieuse qui tombait sur des mollets varriqueux où plissaient de vieux bas marrons. Comme disait le prophète Esaïe : « Son aspect n’avait rien pour nous plaire ».
Son mari, un bonhomme débonnaire à casquette grise et aux doigts boudinés, ne prêta jamais la moindre attention à nous et laissa pour cela les guides à sa chère moitié.
Car elle s’y entendait sacrément la vieille Thénardier pour mener ses petits protégés à la baguette. D’abord, les interdictions. La plus cruelle était l’interdiction de boire entre les repas, hiver comme été. La vieille ne voulait pas prendre le risque de nous voir pisser au lit et de s’embesogner de lessives quotidiennes.
Le seul verre d’eau du repas de midi était rituellement agrémenté, servi par le bonhomme Jay lui-même, d’un filet de piquette, selon la superstition rurale que le gros rouge vous fortifie l’organisme. Une seule exception était cependant admise en entorse à la règle générale. C’était à l’heure du goûter, dès le retour de l’école. J’avais droit alors à un demi-verre d’eau pour accompagner mon morceau de pain et mes deux ou trois carrés de chocolat. Mais cette tolérance ne suffisait pas à étancher ma soif, surtout pendant les journées de chaleur.
Tourmenté par ce petit supplice de Tantale, j’attendais l’heure du bain que je prenais dans une bassine de fer blanc, dans le sous-sol, près de la réserve de charbon. Je pressais alors l’éponge dans ma bouche altérée, soulageant ma soif, non sans quelques grimaces, à cette eau âcre et lessiveuse, où flottaient des grumeaux blancs.
Je m’habituai peu à peu à m’abreuver par nécessité à ce bouillon tiède et amer, quand la majorité des enfants boivent naturellement, sans qu’on leur refuse, leur bon verre de grenadine.
Un, jour, profitant d’une rare, peut-être l’unique visite de mes parents, je demandai à la mère Jay un verre d’eau. C’était par une après-midi chaude de printemps où les prés et les arbres s’illuminent dans leur floraison.
Tout miel et tout onction, le vieux couple ne tarissait pas de bonnes dispositions. Ah il devait diablement leur en coûter, surtout à elle, de faire tant de violence à leur tempérament. Voyez-donc comme ils sont ravissants et en bonne santé et comme on s’en occupe bien de vos petits chiards ! Certes, ma demande n’avait rien que de simple et naturel ; seulement, j’en perçus immédiatement la gravité, et ce nuage qui passa en fulminant dans le regard de la vieille ; ce verre qu’elle fut obligée de prendre dans le placard, de remplir rien que pour moi au robinet de la cuisine, de me tendre, le mâchoires serrées, avec cette espèce de grimace de feinte sollicitude ; je sentais bien qu’elle l’avait pour ainsi dire « en travers de la gorge ». Je savais que ce beau verre d’eau, translucide et rafraîchissant, que je bus avidement, la Thénardier n’allait certainement pas me le compter gratis. En effet, le départ de mes parents mit promptement fin à la comédie. L’occasion lui était trop belle d’épancher son fiel. Sa colère contenue toute une après-midi à force de simulacres éclata en vociférations qui enlaidissaient davantage, si cela était encore possible, sa face mauvaise de mégère.
Elle m’expédia dans l’obscurité de la chambre, échaudé d’une bonne paire de gifles qui me firent siffler les oreilles, méditer ce qu’il en coûte d’enfreindre son autorité. Pourtant, son autorité, sa loi, mon frère Vincent l’enfreignait chaque nuit par ses incontinences, malgré le rationnement drastique imposé par la vieille quant à notre régime d’hydratation. Aussi, chaque matin, c’étaient des explosions de fureur devant la découverte du fait délictueux. Aux cris et aux coups répondaient les pleurs aigus du petit fautif, dans un concert exaspéré qui m’arrachait les entrailles. Terrorisé, je restais immobile et crispé sous ma couverture, souffrant les yeux fermés la douleur de mon frère que j’entendais gémir et se tordre dans son petit lit à barreaux. J'ignore aujourd'hui le motif d'une si cruelle pénitence, mais je revois encore mon petit frère, couché chaque nuit sur le dos dans son lit de martyre, les deux poignets attachés aux barreaux.
La deuxième grande restriction portait sur l’utilisation des latrines. Ces dernières étaient situées au sous-sol de l’habitation, près de l’endroit où je prenais mon bain dans la bassine. C’étaient de ces cabinets d’aisance comme on n’en verrait plus nulle part de nos jours : un réduit minuscule où trônait comme un petit autel de pénates un banc de bois percé d’un trou tout rond, ouvert comme un hublot souterrain sur un gouffre d’obscurité inquiétant et mystérieux. Tel était l’usage du temps et du lieu ; tel on s’en accommodait alors sans façon.
Seulement, si j’étais admis dans le droit d’en faire mon profit en position assise, ce dernier ne m’étais pas octroyé pour la position debout. Pour cet exercice, la Thénardier m’imposait d’aller dans le fond de la cour à laquelle on accédait directement par la porte du sous-sol. Il y avait là une grille destinée à recevoir toutes sortes de ruissellements naturels. Mais, ce qui me rendait la chose périlleuse et dénotait tout le caractère vicieux de la tenancière, c’est que dans le fond de cette cour logeait un gros chien du genre loup ou beauceron, aussi hargneux que sa maîtresse ; « Ejusdem farinae ».
Ce molosse patibulaire se mettait dans des états épouvantables lorsqu’il me voyais arriver, hurlant et tirant sur sa chaîne comme un fauve furieux, les yeux rouges et les crocs découverts. On eût dit que la taille de la chaîne qui le retenait à sa niche avait été calculée de telle façon que ses babines me frôlassent les mollets à la hauteur de la grille où je devais rester stationné pour mon affaire.
Parfois, une surprise m’était réservée par la sollicitude retorse de la vieille, car certain matin, le chien avait l’heur de se trouver détaché de sa chaîne, errant librement dans la cour. Dans ce cas, j’avais tôt fait de m’en apercevoir. A peine la porte extérieure entrouverte, le fauve aux aguets se lançait dans ma direction, heurtant ses mâchoires contre la porte que j’avais heureusement eu le réflexe de rabattre précipitamment.
La troisième interdiction principale portait sur l’utilisation de la cour. Cette cour, j’en ai encore la configuration dans la mémoire. Elle a été mon seul et maigre espace de liberté concédé par cette longue année d’enfermement (quand le chien était attaché). Elle formait un L le long de la maison et accusait une pente goudronnée jusqu’au portail donnant sur le chemin communal. Une bordure de vieux massifs végétaux, surmontée d’un muret à grillage, en délimitait le côté extérieur donnant sur un espace vague en surplomb servant de terrain de récréation aux enfants du bourg.
La pente menant au portail était gardée par une fenêtre servant de mirador à la vieille qui passait des journées entières derrière la vitre, à ravauder ses culottes. A mi-chemin de cette pente, à la hauteur exacte de la fenêtre où elle se tenait postée comme un Cerbère, se trouvait la limite invisible à ne pas franchir. A peine y avais-je seulement posé le bout du pied, que des coups secs et irrités crépitaient sur le carreau. Le spectre de la vieille apparaissait dans l’embrasure, l’air courroucé à travers l’éclair de ses bésicles, secouant sa main d’un geste menaçant.
Combien je les ai enviés ces enfants du village qui, le soir après l’école, et les jeudis, s ‘égaillaient sur la place, de l’autre côté de la frontière de cette cour d’où je les voyais jouer, courir et rire, comme des enfants normaux, heureux de vivre. J’admirais leur bonheur avec une telle intensité que je faisais mentalement corps avec eux, que je m’évadais en eux.
Parmi ces enfants, il y avait Madeleine, une fille brune d’environ deux ans mon aînée. Ah Madeleine, comme chantait Jacques Brel, Madeleine, c’était « mon Amérique à moi ». Chaque matin, j’attendais dans la cour qu’elle parût devant le portail où, seulement à cet instant, j’avais la permission de la rejoindre. Alors, sur le chemin de l’école, elle me prenait si gentillement par la main, avec ce sourire délicieux dont j’ai conservé comme une petite trace lumineuse dans ma mémoire. Madeleine, c’était un peu de l’affection de ma mère, et surtout, la bonté d’une grande sœur, dont je me sentais protégé. Elle était toute ma consolation. Près d’elle, j’oubliais ma détresse et ma solitude, j’oubliais l’angoisse de la cour et de la chambre noire, la peur du chien et des gifles de la Thénardier.
Pourtant, derrière cette image d’ogresse dont mes impressions d’enfant en ont revêtu le souvenir, la mère Jay ne devait pas être exempte des sentiments de l’humanité ordinaire. Elle aussi avait connu les tendresses et les épanchements de la maternité. Elle avait un grand fils prénommé René, que je voyais parfois dans la maison, un jeune homme brun à gros favoris et à gourmette, dont le visage rayonnait de sympathie. Je l’attendais toujours avec impatience lorsqu’il venait rendre visite à ses parents pour le repas du dimanche. J’appréciais sa présence qui éclairait ma morosité de ses sourires et de ses gaîtés, éclipsant momentanément les rigueurs et le fiel du régime Thénardier. Car, pendant ce temps, sa mère n’avait d’yeux que pour son rejeton, et relâchait sa stricte vigilance à notre endroit.
Un jour, je vis René accompagné d’une jeune fille prénommée Thérèse, sa fiancée. De longs cheveux châtain clair lui ondulaient sur les épaules, encadrant de belles joues fraîches et rebondies. Elle portait une jupe à fermeture croisée, couleur framboise, à gros boutons , qui s’arrêtait au-dessus des genoux, et des chaussures vernies à boucle. Derrière la fenêtre, je les surpris, les chers tourtereaux, à se bécoter dans les allées du potager. A une attitude imperceptiblement rigide de Thérèse, je devinais bien sa préoccupation en cet instant de ne surtout pas salir ses beaux souliers vernis.
Aujourd’hui, Thérèse et René, s’ils sont encore en vie, ont sans doute l'âge d’être grands-parents. Comme disait l’aimable et délicat Ronsard, « de leur amour sont nés (sans doute) de nouvelles plantes ». Mais René est peut-être chauve et avachi dans son embonpoint ; et Thérèse, « se rappelant le temps qu’elle était belle, n’est plus au foyer qu’une vieille accroupie ».(Ronsard)
Honorius/ Les Portes de Janus/ (novembre 2003)
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