Un jour, mon père me remit un livre entre les mains. Il s’agissait du premier tome d’un roman d’Alexandre Dumas : « Les trois mousquetaires ».Je revois encore ce volume de la collection Nelson, qui présentait une couverture toilée de couleur ivoire, ornée de festons gris-bleu.
Mon père me dit : Tu arrives à un âge où tu devrais comprendre les bienfaits que l’on peut retirer de la lecture. Lire, c’est ouvrir son esprit à la connaissance et développer son intelligence. Pour commencer ton apprentissage, je te demande de lire cet excellent roman d’Alexandre Dumas, qui te plairas, j’en suis sûr. Je t’interrogerai régulièrement pour savoir le point où tu en es ».
J’étais évidemment très contrarié par la soudaineté de cet ordre paternel qui m’infligeait, soit disant pour mon bien-être intellectuel, une besogne aussi détestable par son caractère résolument abstrait et rébarbatif. Jusqu’à ce moment crucial, je n’avais guère apprécié, pour nourriture habituelle de mon esprit, qu’un fatras de bandes dessinées, ces fameuses « bédés » d'aloi plus ou moins douteux et facilement expédiées, rapportées de la bibliothèque municipale de St Just ou des étals du marchand de journaux. Je ressentis donc comme un vide de stupéfaction, éprouvant déjà le poids d’un ineffable ennui devant cette perspective sans joie et sans envie, que représentait à lui seul ce méchant petit volume.
Je me pris donc à le considérer avec cette répulsion que les enfants renfrognés affectent d’éprouver devant un mets qu’ils ne veulent pas goûter, par mauvaise grâce et pur caprice.
Bon gré mal gré, je finis quand même par « m’y coller », d’abord avec crainte et perplexité, comme un sauvage devant un moulin à café ; comme l’appétit vient en mangeant et le goût du périple en voyageant, celui de la lecture m’arriva à point tout en lisant.
Je fis preuve dans cette nouvelle entreprise d’une capacité de concentration inattendue.
J’étais comme ce cavalier d’abord inexpérimenté qui peu à peu enhardit son allure par un de ces petits trots équestres des plus alertes, dont l’entrain finit par me surprendre moi-même.
Toute pudeur définitivement estompée, l’horizon soudain élargi devant mon regard, je chevauchai bientôt à bride abattue dans la grande plaine verdoyante, humant les brises de l’aventure, avec confiance et enthousiasme.
Comment en effet, adolescent et plein de ce désir confus d’idéal et d’action, ne pas se sentir transporté et l’âme fondamentalement enrichie, à la lecture de cette superbe fresque de cape et d’épée que celle du récit des « Trois mousquetaires » !
Voilà donc une œuvre qui, dans nos époques sans gloire et sans esprit, nous replonge avec fascination dans le vieux fonds des vertus de nos pères : la bravoure, la saveur du langage, la galanterie, et par-dessus le tout, le panache !
Et puis, le jeune lecteur qui commence sa carrière trouve là une excellente initiation à la psychologie des caractères et au ressort des passions humaines. Le lecteur averti, quant à lui, y puisera le plaisir toujours renouvelé d’un bel exemple de style et des frissons juvéniles de l’âme.
Pour paraphraser Joseph Prudhomme, je dirai enfin que ce livre aura été un des plus beaux jours de ma vie. Cet amour fidèle que je voue depuis plus de trente ans aux plaisirs subtils et variés de la lecture tire son origine de cette louable volonté de mon père, à laquelle je dois une grande reconnaissance, car elle déclencha mon inlassable appétit d’apprendre et éveilla par ailleurs ma passion d’esthète pour les livres.
« Nulla dies sine linea », tel fut dès lors, rapporté à la lecture, le régime auquel s’appliquèrent mes désirs d’éducation littéraire, allié à cette précieuse maxime : « s’instruire en se divertissant ».
Il serait vain et fastidieux de dresser le catalogue des auteurs dont les ouvrages, pleins de sève et d’allant, délectèrent ma jeunesse, car il est semblable à celui de tous les adolescents qui s’éveillent à la culture littéraire. Je ferai cependant une mention spéciale à Théophile Gauthier pour son admirable « Capitaine Fracasse », dont l’univers est proche parent de celui des « Trois mousquetaires ».
Cette œuvre pittoresque à ravir, pleine de délicatesse de forme et de talents minutieux d’observation, riche de mille détails descriptifs comme une exquise tapisserie de Flandres, emporta une nouvelle fois mon imagination rêveuse dans la truculente veine baroque du 17ème siècle, si plaisante et aimable à mon esprit, fleurant bon ce je ne sais quoi du terreau de nos vieilles provinces et la saveur délicieusement surannée des anciennes mœurs, dont l’exemple brillant s’est perdu aujourd’hui en faveur de l’universelle et fade banalité.
Puis ce fut, coup sur coup, les volumes d’une bibliothèque entière qui furent livrés en holocauste à ma boulimie de lecture. Tous les littérateurs du dix-neuvième siècle, l’âge d’or du roman, me prodiguèrent à profusion la sève de leur pensée et de leur imagination, leurs talents héroïques de conteurs et de faiseurs de miracles. Les jours et les nuits ne semblaient pas abonder à satisfaire cette fièvre livresque, cette ardeur à la vie intérieure, où bouillonnent les images, les idées et les émotions à m’en étourdir tout de bon l’esprit.
Absorbé, pour ainsi dire, corps et âme, dans les profondeurs de mon univers romanesque, j’en vins bientôt à perdre de vue le sens pesant de la réalité, celle de l’autre monde pour lequel je n’éprouvai plus qu’opprobre et affliction, le monde bien réel du grand cauchemar matérialiste, qui écrase l’humanité avilie sous le poids de sa propre indignité.
C’est donc paré des meilleures dispositions possible que j’embrassai le cursus de mes humanités, au collège, puis au lycée « Jean Moulin » à Lyon, ancien établissement conventuel converti à la laïcité, qui dresse sa masse austère face à la place des Minimes. C’est sur cette place que, selon la relation d’anciens auteurs, des chrétiens auraient été décapités au temps de l’empereur Sévère.
C’est un bâtiment monumental à fronton, construit dans les années 1848 à usage de couvent, et dont les fondations reposent sur une succession de vestiges, des thermes gallo-romains à un précédent couvent des Minimes, dont la place actuelle, anciennement appelée place de la Croix de Colle, a hérité le nom. Ce couvent des Minimes, ainsi que son église, furent détruits au 16ème siècle par les troupes du baron des Adrets pendant les funestes guerres de religion.
L’édifice, qui servit par ailleurs d’hôpital militaire pendant la guerre franco-prussienne de 1870-1871, élève ses arêtes de pierre de taille sur un plan classique disposé en fer à cheval. Le corps du bâtiment, côté Sud, abrite l’entrée administrative et la conciergerie, tandis que son pendant, côté Nord, renferme le monde feutré de la grande salle des professeurs, située au rez-de-chaussée, ainsi que des logements de fonction hissés dans la calme et discrète altitude des étages, sous les toitures écaillées d’ardoise.
De hauts piliers lourds et massifs soutiennent la voûte de leurs arcades tressées de chaînage de pierre autour d’une vaste cour plantée de platanes, qu’un muret hérissé d’une grille épaisse de fer forgé sépare de la place des Minimes et de la rue de l’Antiquaille. Sur chacun de ces piliers, tracés à la craie, dans l’ordre croissant de gauche à droite, de la sixième à la terminale, les numéros des classes et de leurs options respectives (littéraires, mathématiques, scientifiques, économiques). Ces piliers servaient habituellement de point de ralliement aux élèves comme les clochers à leurs ouailles.
Je me souviens de l’intérieur de ce bâtiment comme d’un univers assez sinistre de pénombre et de courants d’air, de préaux sombres et de déambulatoires sonores ; avec ses escaliers de pierre à gryphée bordés de balustrades et soutenus de colonnes énormes entre des plafonds à nervure ; avec ses salles de classe alignées dans les couloirs comme des chambres d’hospice, où le plancher noirci craque et grince sous la lumière hoquetante des néons.
Et puis, cette atmosphère pesante de devoir, d’inquiétude et d’ennui suintant comme un remugle à travers la pierre grise et les plâtres jaunis.
Il y a toujours, au contact des institutions, fussent-elles celles qui dispensent les lumières du savoir, comme une odeur fade de réglementaire et de fastidieux ; mais la valeur des êtres humains sauvent souvent les institutions de leur apparente inhumanité.
J’en veux pour preuve que mes professeurs de français eurent un rôle considérable à jouer dans ma formation intellectuelle. Je me souviens de leurs noms et de leurs visages : Raoul Bécousse, latiniste sévère et poète intimiste à ses heures, vieille graine de philosophe, formé aux valeurs classiques de l’humanisme, l’aimable madame Randsordas, pleine de passion juvénile pour Maupassant et Flaubert ; Jean-Paul Berlioz, intransigeant sur le point de la syntaxe, ne souffrant pas l’ombre du moindre solécisme, qui entreprit d’ouvrir à l’usage de notre édification les vieilles malles généreuses de Rabelais. Paul Pocard, le stoïque du thème et de la version latine, le torturé de la perfection sémantique ; Robert Rosset, homme intègre et intelligent, habile décortiqueur de textes, et dont l’éternelle blouse blanche donnait des airs de pharmacien ou d’ingénieur en aéronautique.
Ils eurent la difficile tâche de stimuler mon instinct de connaissance tout en le disciplinant par l’apprentissage de l’esprit critique et de méthode, ce que les Anciens définissaient sous l’adage « apprendre à connaître ».
Ils développèrent mes capacités à appréhender le monde foisonnant des auteurs, la place qu’ils occupent dans l’histoire des lettres, l’influence qu’ils exercent dans le mouvement des idées ; et surtout, ils confortèrent mon amour des mots et mon amour de la langue française, dont les qualités doivent sembler faites tout exprès pour servir admirablement les grâces et les exigences de l’esprit.
Cette initiation, toute doctorale et parfois rébarbative qu’elle pût être pendant les années de lycée, où les passions de la jeunesse priment sur les intérêts de la didactique, devait se révéler comme un investissement fructueux pour l’avenir, des semailles dans l’espoir de futures moissons. Je n’ai jamais mieux goûté, en effet, les œuvres de Balzac qu’en les relisant avec mes yeux d’adulte, comme on savoure, en prenant le temps, un bon cru bonifié dans l’ombre du chai.
Il en est de même pour le latin, matière d’un abord terriblement ardu et abscons, coriace à l’entendement comme l’est sous la dent un rustique morceau de carne, mais qui recèle sous ses innombrables écueils et aspérités des trésors de caractère, de sagesse et de belle humanité. Ce constat ne se fait d’ailleurs pas sans mal : mon cerveau y fut soumis à une épreuve de contention mentale impossible à décrire. Je me suis toujours demandé comment cette langue, d’une complexité et d’une rigidité synthétique redoutable, a pu servir pour un usage ordinaire ; comment deux romains du siècle d’Auguste, par exemple, doués de sens commun, ont pu seulement survivre aux périls et surmenages de cet idiome inconcevable…
Rivarol disait que c’est en devenant langue morte que le latin s’est fait réellement immortel. C’est à croire que ma constitution se montre plutôt réfractaire à ce genre d’éternité cérébrale. Car, combien de sang-froid et de bonne humeur j’ai sués dans la géhenne de la version et du thème, combien d’heures d’accablement et de désespoir j’ai endurées dans l’oppression de ces exercices rêches et stériles, qui me semblaient si éloignés des élans naturels de la connaissance !
Pourtant, cette bonne vieille langue latine que parlaient primitivement l’ancienne peuplade des Osques, et qui fut promise à un destin universel, a initié mon esprit aux sources vigoureuses de la philosophie et de la littérature.
C’est, bon gré mal gré, par l’étude du latin que je découvris les caractères d’une humanité exemplaire, les principes de la raison et de l’histoire, le sens de la grandeur morale.
Caton, César, Cicéron, Horace, Virgile, Pline, Sénèque, pour ne citer que quelques uns de ces illustres modèles offerts à mon édification, auraient-ils revêtu à mes yeux la même profondeur ontologique, la même densité pittoresque, la même teinte de vérité, si je ne les eusse un moment approchés dans leur veine originale ?
Mes motivations pour ce genre d’érudition ont cependant les limites que leur fixe le sentiment de l’utile et de l’agréable. Elles se rebutent facilement dès qu’elles perdent le sens et la saveur des choses qu’elles poursuivent. Aussi, l’intérêt principal que je retirai de cette studieuse expérience, ce ne fut certes pas la satisfaction de passer maître dans l’art de la dissertation latine, véritable tour de force bien peu attrayant, à mon goût, dont de rares spécialistes sont aujourd’hui capables ; ce que je leur laisse bien volontiers. Cet intérêt, disais-je, réside dans une mesure plus modeste mais singulièrement profitable, dans ce dilettantisme de l’exploration sémantique, toujours pleine d’objets de curiosité et de surprise, où mon naturel chercheur et vagabond, trouve une belle matière à le ravir et à le satisfaire. Sans le concours de cette science des origines, l’esprit ne peut s’exercer aux exigences d’ordre et de justesse que suppose la maîtrise de la pensée et du style.
Honorius/ Les Portes de Janus/ Mai 2004
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