Si j'ai nourri un fantasme dans mon existence, c'est bien celui de la bibliothèque, la grande bibliothèque, avec ses frontons, ses boiseries, ses couloirs, ses escaliers en vis, ses galeries étagées et ses échelles coulissantes. Mais prenez-y garde, je récuse d'emblée toute analyse freudienne malvenue dans cette appétence à la science et au désir du savoir. Pourtant, je suppose que maint psychanalyste chevronné et retors pourrait être tenté d'y voir la mémoire refoulée de l'utérus originel, avec ses muqueuses alvéolées, et la pulsion obscure vers je ne sais quelles sombres abominations.
Je revendique en toute candeur, et dans l'enthousiasme de la pure jubilation, ne voir dans la bibliothèque rien autre chose que le sanctuaire précieusement préservé de la connaissance, de l'expérience de l'être, rassemblant dans une multitude éblouissante tous les ouvrages conçus par l’intelligence humaine. La représentation que je m'en fais est du domaine de l'extraordinaire: un mélange de bibliothèque du Vatican, de Bouvard et Pécuchet, des Princes Florentins, de la Mazarine et de Richelieu, du comte von Krolock et de ce que tous les palais, les monastères et les châteaux de notre vieux monde peuvent receler d'inestimables trésors de science, de méditation et de sagesse.
C'est d'abord la vision de son ensemble qui frappe l'imagination, un chef-d'oeuvre à lui tout seul, des murs de cathédrales et des temples de Luxor emplis de livres: le vrai cauchemar d'ennui de l'être vain et matérialiste. Pourtant la bibliothèque est comme une forêt magique, un univers de surprises et d'inattendus, empli de mystères et de silences frissonnants, de fantasmagories, de sentiers de murmures et d'exploration. On brûle les livres quand on résigne toute volonté de réflexion et de méditation et mon père avait raison d'insister sur le côté rédempteur de la fréquentation des livres. "Cela t'aidera à être moins abruti que beaucoup d'autres" insistait-il, faisant écho à Montaigne, qui invite l'individu à "chercher parmy les livres comme il se rendra homme de bien, plus content et plus sage".
Guidé au hasard par les caprices de mon humeur ou de ma curiosité, j’aurais certes le désir de les consulter tous, de les examiner un à un, comme chaque pièce rutilante puisée dans l'amas d'un trésor, au fil d’une longue et studieuse oisiveté. Non pas que le savoir ou la quête de savoir puisse être séparée de toute réalité de la vie pratique et active. Le matin à l'étude, l'après-midi au jardin et aux champs, cela devrait être une discipline très bénéfique du corps et l'esprit, celle des moines, des paysans philosophes ou de tous les honnêtes hommes (et honnêtes femmes).
J'ai toujours exigé d'une bibliothèque qu'elle contienne d’abord les classiques, « les classiques de la vieille roche et du bon vieux temps », comme disait Sainte Beuve. Cela commence par les Grecs et les Latins, bien entendu, ceux que l’on cultive dans nos humanités, les moralistes, les poètes et les philosophes, et dont les discours et les exemples ont fondé l'histoire de la pensée et de la morale.
Je ne saurais déambuler dans cette splendide bibliothèque sans espérer y trouver les admirables volumes in-quarto de l’œuvre de Plutarque : « Vie des hommes illustres », ou de la fameuse et impressionnante « Histoire naturelle » de Pline l’Ancien, ou bien encore des traités de Sénèque et de Cicéron, dans des éditions du dix-huitième siècle, reliées pleine peau, à la manière d’autrefois, le dos et les plats dorés au fer. Le livre de cuir relié, dont on tapisse les belles bibliothèques, ne date vraiment que du 16ème siècle avec la diffusion universelle de l'imprimerie. Nous avions avant cette époque des parchemins, des palimpsestes copiés dans les scriptoriums ombreux des monastères et des rouleaux de papiers amoncelés dans des corbeilles, des niches, des coffres ou des armoires.
Outre les auteurs gréco-romains familiers de nos études et consacrés par une indéfectible tradition, d’autres noms tout aussi utiles au prestige de l’Antiquité, historiens, naturalistes, géographes en tout genre presque méconnus aujourd’hui et qu’on ne retrouve guère que dans de rares florilèges d’érudition, m’ouvriraient, comme dans une sorte d’extase, la plénitude de leurs trésors oubliés : Diodore de Sicile, Don Cassius, Agatharchide de Cnide, Artémidore d’Ephèse, Ammien Marcellin, Callisthène, Timée, Eusèbe, Phlégon, Hécatée de Milet, Erastosthène de Cyrène, Ctésias, Ephore, Philistos, Pausanias, Lucien de Samosate…
Ils sont là, sous le regard émerveillé, aussi vénérables que des reliques, sous la patine surannée de leur reliure de vélin cousue sur nerf, avec leurs lettres d’or minutieusement frappées en cartouche. Le livre jouit d'une considération mystérieuse, presque sacrée, car il nous apparaît comme le symbole de la révélation. Sa mission est de répondre à une attente, à une interrogation sur nous-mêmes, sur le sens de notre action, de notre nature et de notre position dans l'univers, sur tout ce qui nous inquiète ou nous angoisse. Le livre est un rêve prophétique, une voie métaphysique, une mémoire mais aussi un avenir pour ce que nous en recueillons pour nous-mêmes.
Presqu’à l’infini, dans l’architecture imposante des lourdes menuiseries sculptées, des siècles de pensée et d'expériences alignent leurs offrandes à la gloire de la Connaissance, avec je ne sais quoi de solennité funèbre dans leur immobilité, comme des urnes dans des enfeux, des stèles dans le jardin des morts. Car il y a aussi quelque chose d'un passé inhumé et sépulcral dans le symbolisme du livre. Cela tient à ce qu'il représente aussi un destin achevé, une pensée, une énergie arrivées à leur terme. D’ailleurs, une odeur âcre de déchéance, d'abandon et d’oubli s’exhale de l’épaisseur de toute cette matière rance. Nous sommes pétris de la substance des morts, ils sont les silences et les mystères de notre conscience.
Aussi, comme on pousse la porte vermoulue de vieux souvenirs, je m’incline avec une respectueuse considération devant mes chers auteurs d’autrefois, qui, depuis Rabelais, Du Bellay et Ronsard, m'éduquèrent avec profit et distinction dans la langue et l’esprit de mes pères. Poursuivant ma prospection, je trouve ici, tiré au hasard de cet amoncellement de mille choses sublimes, le « Traité des études » de Charles Rollin, dans une édition in-folio de 1730, œuvre pédagogique fort prisée en son temps. Là, encore mieux, je tombe sur une perle, le fameux « Livre du Courtisan » de Balthazar Castiglione, dans une édition française de 1567, au déchiffrage typographique peu commode au principe. La finesse, la rareté d’un tel ouvrage aux pages jaunies et tout piqueté de vieillesse, m’offre un objet inestimable d’admiration.
Là, ensuite, ô prodige, le magnifique « Dictionnaire universel » d’Antoine Furetière, édition princeps de 1690, imprimé à Rotterdam, flanqué de la grande encyclopédie de d’Alembert aux précieuses estampes lithographiées, et qui, à eux seuls, eussent pu combler de longues nuits de veille studieuses et passionnées.
Mon intérêt s’arrête longuement sur d’innombrables dictionnaires et traités d’histoire ancienne dont le dix-huitième siècle, novateur dans le genre encyclopédique (par thèmes ou par ordre alphabétique), a été prodigue. "L'histoire ancienne, des Egyptiens aux Grecs", du Régent de l'Université de Paris, du même Rollin que dessus, décidément très prolixe, nous en fournit un exemple honorable, avec ses quinze volumes in octavo, publiés en 1733 "chez la Veuve Estienne, Libraire, rue Saint Jacques, vis-à-vis la rue du Plâtre, à la Vertu" avec l'indispensable "approbation et privilège du Roy". Ou bien, à la manière alphabétique, le "Nouveau Dictionnaire historique ou histoire abrégée de tous les hommes qui se sont fait un nom par des talens, des vertus, des forfaits, des erreurs etc." par une société de gens de lettres, édité en 1786 (sixième édition) à Caen, chez G. Leroy, imprimeur du Roi, ancien Hôtel de la Monnaie, Grande Rue Notre Dame en 1786. L'ouvrage est assorti de tables chronologiques, ce qui dénote bien de l'esprit résolument didactique du siècle. L'histoire, comme relation et étude des faits, remonte largement aux Grecs et aux Latins. Montaigne nous dit: "Les historiens sont ma droicte balle" car il y trouve le fond le plus vivant et "plaisant" de "la connaissance de l'homme en général". "En ce genre d'estude des histoires, poursuit-t-il, il fault feuilleter, sans distinction, toutes sortes d'aucteurs et vieils et nouveaux, et barragouins et français". Montaigne expose son intérêt, après les historiens de l'Antiquité, pour Froissard et Commynes, célèbres chroniqueurs des 14è et 15ème siècle dont il évalue la manière et le style et cite un certain Martin du Bellay, auteur de mémoires sur "plusieurs choses arrivées au Royaume de France depuis l'an 1513 jusqu'au trépas de François 1er, arrivé en 1547". L'honnêteté intellectuelle de Montaigne réside aussi en cela que nous pouvons être assurés que, lorsqu'il cite et commente les auteurs anciens ou de son son temps, il a pris d'abord soin de le les lire attentivement. Comment pourrions-nous gloser, sauf à cabotiner effrontément, sur des oeuvres dont, pour le mieux, nous n'aurions idée que de la seule réputation? Comment pourrions-nous même élever la moindre jactance sur des sujets qui nous sont parfaitement inconnus, si grands savants et docteurs que nous soyons? Je gage que de nombreuses têtes, au demeurant bien remplies de matières de lettres et de sciences, n'auraient pour le coup le moindre avis à faire briller sur l'oeuvre d'Al-Masudi, historien bagdaoui du dixième siècle, auteur d'une encyclopédie universelle en trente volumes. Ni sur celle d'Al Tabari, auteur des " Annales des Prophètes et des Rois", chroniques s'étendant de la Création jusqu'en 913. Il faut connaître les limites de son propre champ, lequel ne saurait contenir en même temps toute l'infinité de l'univers. La vie nous enseigne chaque jour et, de ce fait, nous révèle chaque jour un peu plus notre ignorance. Au reste, j'espère bien découvrir les inestimables grimoires de ces grands auteurs inconnus du vulgaire dont je suis, rangés en quelque lieu discret de cette grande bibliothèque, où je les étudierai à loisir après ma mort.
J’aperçois, plus accessible à mes capacités d'enregistrement, une encyclopédie dite « Des gens du monde », digne héritière du siècle des Lumières, éditée en 1837, où l’on rencontre, nettement affirmé, le ton éclectique et audacieux auquel s’attache la vocation universelle du savoir. Tout le XIXème siècle, dans l'évolution spectaculaire des sciences et des techniques, dans l'exploration élargie du monde, dans la démocratisation de l'enseignement et la libéralisation des relations sociales, sera l'avènement de la diffusion massive du savoir. Cette époque éclairée ne connaissait pas encore la déconvenue de notre temps où, si l'on y prend garde, l'information logorrhéique se substitue en excès au véritable savoir utile et émancipateur.
Assurément, tous ces ouvrages anciens valent aujourd’hui pour le témoignage qu’ils rendent de la psychologie et des connaissances de leur siècle, ce qui intéresse au plus haut point l’historien des sciences sociales. Mais ils valent surtout à mes yeux, pour les vertus de leur style, dans ce langage précis, parfois spirituel et souvent élégant, en comparaison duquel notre idiome moderne n’est que verbiage appauvri et dégénéré. Car ces livres appartiennent à des époques qui, épargnées par la tyrannie de la vitesse et du temps, et de l'accumulations de toutes ces passions superflues, avaient tout le loisir de cultiver la grâce et le naturel dont se paraît l’expression du génie de leurs temps. Prenez-même ces vieilles collections du bulletin des lois, ces sommes de jurisprudence, qui, comme la matière scolastique, vous donnent tant d'occasion de sommeiller ou de vous renfrogner, sont en soi des leçons de style, des exemples de droiture et de décence langagière. Comme on acquiert (je le sais quelque peu d'expérience) une élocution audible par la pratique oratoire du théâtre, c'est par le langage juridique qu'on acquiert la précision et la netteté dans l'expression de la pensée. Tout est bon à prendre en substance dans les physionomies et tournures de la langue, pourvu qu'on veuille bien en trier le déficient et le corrompu.
Plus haut, sur les étagères, je reste en ravissement devant un pan de littérature médiévale, de Geoffroy de Monmouth à François Villon, dans une luxueuse collection de gros in-folio de format Colombier, tout habillés de cuir pourpre, au goût flamboyant de l’école romantique. J’y remarque quelques représentants distingués de la poésie courtoise : Bertrand de Born, Bernard de Ventadour, Rudolph von Ems, Thibault de Champagne, le prince chansonnier, ainsi que le fameux trouvère Chrestien de Troyes. Une opulente floraison de fines gravures sur bois en illustre les pages délicieusement calligraphiées.
Je découvre encore un ouvrage édité à Caen en 1821, d’un auteur du treizième siècle, Hélinand de Froismond, intitulé « Vers de la mort », invoquant l’ombre hideuse et grimaçante des anciennes danses macabres . "Quod sumus hoc eritis" lisait-on sur les fresques médiévales. Si tant est, selon Bram Stocker, que "les morts voyagent vite", nous aurons tôt fait d'être emportés dans la danse.
Encore plus haut (j’utilise déjà l’échelle), une ribambelle de volumes disparates, serrés comme harengs en caque, portant sur ces questions théologiques que je goûte fort peu d’ordinaire, comme d’une matière creuse et aride. Je confesse en effet que les élucubrations sur la nature de Dieu, de la Grâce, de la Prédestination ou de la Transsubstantiation sont autant d’affaires de vain contentieux dont la scolastique me pèse au cerveau. Le seul intérêt intellectuel que l'on peut retirer aujourd'hui de l'étude d'une telle littérature, est la démonstration de la logique appliquée au raisonnement, à la structuration de la pensée et que l'on appelle la dialectique. Mais il convient d'être prudent devant l'art de la dialectique, car il habille plus souvent qu'on ne croit, en renfort de grands artifices rhétoriques, c'est-à-dire de techniques de discours ou d'art oratoire, des pensées pauvres de sens et de contenu, ou bien de ces grandes et vaines baudruches de nos phantasmes et imagination. La théologie, par exemple, ou l'art pesant et alambiqué de démontrer l'existence de Dieu, est l'exemple même du sujet moral et intellectuel le plus élevé où toute la puissance dialectique dont la raison conceptuelle soit capable reste oiseuse à justifier la position métaphysique de l'Homme. Car la question de l'existence de Dieu, n'est-elle pas après tout la seule question du sens de la vie et du sens de la mort, et surtout de la peur panique de la mort qu'aucune thérapie de sagesse ne saurait véritablement dissiper?
Aussi, bien que la beauté incomparable de ces reliures patinées et délicatement enluminées de vieil or charme naturellement ma sensibilité esthétique, leur étoffe intrinsèque ne retient pas de ma part une longue attention, provînt-elle de St Thomas d’Aquin, Dun Scott et autres éminences de même poil ayant chaire en Sorbonne.
Je cède parfois, il est vrai, par pur goût de flânerie intellectuelle, à la curiosité de parcourir, d’un œil détaché et distant, ces grosses sommes philosophiques, piochant au hasard, comme un coq sur le fumier; car s’il m’arrive d’y trouver, comme une fleur miraculeuse dans un désert, de rares expressions touchantes de vérité et d’émotion, dont ces ouvrages, à ce que j'en crois, sont généralement dépourvus, je m’y frotte en revanche à d’authentiques leçons de style.
En matière de philosophie, je répugne à me perdre dans les grands systèmes intellectuels et rationalistes, dont notre pensée occidentale est si doctement empesée, aux théories aussi didactiques que pédantes, qui édifient l'intelligence plus qu'elles ne l'éclairent. Elles semblent tournoyer sur elles-mêmes dans de grandes démonstrations sans fin et sans but. Je préfère dans ce domaine m'adonner aux visions des poètes et des mystiques, aux voies de la pensée orientale, éloignée de la géométrie et à l'ordonnance des systèmes, pour qui apprendre à philosopher est apprendre à s'accomplir, par la maîtrise de son énergie et l'exercice de la méditation. Etre dans la sérénité, dans la lumière de la grande clarté, n'est-ce-pas là le but de la philosophie? Autant donc tenter de l'approcher par les voies les plus simples et les plus naturelles possibles.
Mais voilà que je parviens, en m’arcboutant sur l’échelle, à un rayon très particulier, tout de bric et de broc, de sacs et de cordes, mêlant les sujets ésotériques les plus variés aux études naturalistes les plus étonnantes. Mon attention se porte sur un ouvrage inédit, aux sombres allures de grimoire, d’un certain professeur Berthold Adolf Ambrosius, Docteur en anthropologie de l’université de Koenigsberg, daté de 1821, dans une traduction française du baron Helmut von Humboldt, ancien diplomate berlinois en poste à Paris au retour des Bourbon, et intitulé: « Etudes transsylvaniennes et moldaves" avec un sous-titre en latin: "Eunt in aeternum soli obscura sub nocte". Le traducteur, à qui nous devons une préface, nous apprend que le professeur Ambrosius acquit une certaine notoriété dans le milieu scientifique par ses travaux de céphalométrie comparée et surtout par son fameux "Grand tableau des origines", qui fit date et autorité, étude méticuleusement documentée sur "l'influence des cultures finno-ungrienne et touranienne au sein des populations européennes et particulièrement des populations mégalithiques et pré-celtiques". Il fut cependant décrié par ses contemporains au motif que la publication de ses récentes recherches, fâcheusement influencées, disait-on, par des folklores obscurantistes et de grossières superstitions, étaient suspects de "déviation démonologique", pour reprendre les termes de la "Protestatio" du régent de l'université. Ce dont l'intéressé se défendait de bonne foi en argüant que "seuls les faits, rien que les faits et tous les faits" constituaient le socle de ses investigations scientifiques. "Observation, analyse, déduction" tel était, affirmait-il, le fondement de sa démarche intellectuelle. Ces dernières recherches donnèrent lieu à de nombreux voyages d'étude en Europe centrale et orientale, entre les marches lithuaniennes et les confins subcarpathiques. Nous savons aujourd'hui très peu de choses sur les applications particulières de cette science anthropologique située aux limites de l'inconcevable, nommée par le préfacier tantôt "la science strygotératologique", tantôt "la science psychothanatologique", car elle ne semble n'avoir eu aucun développement sérieux et suivi au cours du 19ème siècle et être rapidement tombée de ce fait en désuétude.
Donnons un instant la parole au professeur Ambrosius, page 132: "Nous quittâmes le matin du 30 décembre 1802 la bourgade de Lubjesck en Transsylvanie méridionale (qui se fit quelque réputation dans le négoce du bois et des peaux). Il avait beaucoup neigé la veille. Le traîneau à grelots nous emportait sur une route déserte au fond d'une contrée solitaire couverte de montagnes escarpées et d'immenses forêts que ne hantent plus guère que les loups. De temps à autre nous apercevions près de la route un hameau de chaumières où des formes humaines noires et taciturnes erraient comme des bêtes sauvages. Parfois encore la silhouette affolée d'un vieux burg en ruines et couvert de lierre, se dressait sur un éperon dominant la forêt. Ces forteresses abandonnées furent construites jadis pour défendre le pays contre les incursions ottomanes qui ravagèrent les confins walaques et moldaves en particulier et les contrées balkaniques plus, généralement, pendant des siècles.. Elles se rencontrent encore fréquemment sur les éminences stratégiques et constituent d'ailleurs une particularité patrimoniale témoignant d'un très long passé de violences, de tueries et de brutalités, lequel a marqué durablement les caractères. Il faut bien reconnaître en effet que les facteurs liés à cette lourde hérédité, associés aux conditions d'existence naturellement très difficiles auxquelles les populations locales sont exposées, de par l'isolement géographique et les rigueurs du climat, ont maintenu celles-ci dans un état moral des plus frustes, proche de la sauvagerie. Avec les conséquences que l'on sait: emprise pathologique de la religion, dégénérescence congénitale, misère, crasse et ivrognerie, fréquence des cas de stupidité, de crétinisme et de démence.
Nous arrivâmes vers le soir au petit village de Sübjz-Bathory en Moldavie méridionale, sur la route de Targoviste et de Bucarest situé bien plus au sud, à l'heure où retentissent au loin les premiers concerts de la nuit, les hurlements des loups. Il était temps. C'est en tout cas ce que nous assura le cocher, enfoui sous ses couvertures de peau, qui n'avait pas dit trois mots depuis notre départ de Lubjesck. Selon lui, ce ne sont pas les brigands qu'il faut redouter dans ce pays singulier, ce sont bien les loups dont les forêts sont infestées et qui sont la cause de tant de malheurs chez les pauvres gens de cette région. Ce disant, il cracha dans la nuit du côté des forêts comme pour conjurer un sort. L'observation et le comportement m'intriguèrent, car il n'y a qu'un pas entre le malheur et la malédiction. Par la science du "canis lupus" que j'acquis accessoirement, j'ai toujours douté de cette promptitude à faire porter au loup la raison de tous les maux. Reste donc la malédiction et nous rejoignons ici le coeur de mes investigations. Le cocher devait manifestement en savoir plus qu'il ne disait.
Le traîneau nous déposa devant l'auberge, grande bâtisse grossière construite en rondins de bois comme celle des trappeurs des Amériques. Le village comprenait seulement quelques chaumières avec leurs dépendances alignées sur deux ou trois rues tout au plus, une chapelle, un cimetière, une modeste écurie pour le service de la poste. Pour toute activité deux ou trois charrettes avec quelques paysans emmitouflés de retour de champs et de chemins gelés, tout cela perdu dans un grand effroi d'ombre et de neige. Qui s'attarde dehors dès cette heure du soir le fait à ses dépens. Même en plein jour, les villageois ne s'éloignent guère de la lisière des bois, fût-ce pour le bûcheronnage. Nombreux, lit-on dans les rapports de police du district dont je pus recevoir quelques copies à Koenigsberg, nombreux, dis-je, disparurent tout-à-fait corps et âme, d'autres, plus rarement, revinrent en proie à une agitation extrême causée, peut-on lire dans ces rapports, par un phénomène inexpliqué d'épouvante, avant d'être plongés dans une torpeur dont ils ne sont jamais sortis depuis.
La grande salle de l'auberge, pièce basse et noircie de fumées de cuisine et de tabac, était emplie d'énergumènes malpropres attablés autour de grosses chopines et vêtus de pelisses de peau et de bonnets de fourrure qu'ils n'ôtaient même pas. L'hôte, petit homme courbé avec une grande barbe et au regard sournois, nous accueillit en se frottant les mains avec des révérences obséquieuses: Ah bonsoir messieurs, quel honneur Messieurs, je vous en prie Messieurs. Jörlk va s'occuper de monter vos malles. De grosses servantes sans grâce et sans âge, à la face bouffie de moujik, circulaient entre les tables, apportant des plateaux de brouet fumant et des bouteilles de cet alcool terriblement fort, très commun de la région des Carpathes, appelé Tuica ou Palinka, encore plus infect, à ce que j'eus l'occasion d'en juger, que la pire des vodkas frelatées. L'hôte nous invita à nous installer pour le repas, un méchant ragoût de porc, de haricots et de pommes de terre servi dans de grossières écuelles en bois. J'observais attentivement les lieux, tous les aspects de leur état douteux. Mon regard se portait, avec la curiosité de l'anthropologue, sur tous ces spécimens de bougres attablés dans la salle, me faisant mentalement un examen clinique de leurs physionomies, et je jugeai qu'ils étaient somme toute une des plus belles collections de rustres hirsutes et grossiers, à la psychologie rudimentaire, et faisant, de surcroît, assez grand tapage. Une fois avalée leur dernier godet de palinka, ils sortiraient dans la nuit, le visage en feu, pour aller se claquemurer dans leur chaumière jusqu'à l'aube, en prenant bien garde de hâter le pas. C'est alors que j'aperçus de nombreuses gousses d'ail attachées en tresses avec des chapelets ou des crucifix sur les poutres et les linteaux de porte. Je ressentis enfin cette immense satisfaction de savoir que ce long voyage n'aura pas été vain. Je me tournai vers mon assistant : "Nous y sommes, mon bon Günter, nous y sommes, et nous touchons bientôt au but". J'interpellai alors l'hôte qui se tenait prêt de moi au milieu de la pièce: "Auriez-vous l'obligeance de me renseigner s'il vous plaît? Si fait Monsieur, si fait répondit l'hôte, qu'y a-t-il pour votre service? Je me levai alors de table et lui indiquant du doigt les gousses d'ail et les crucifix, je lui demandai tout de go: "N'y aurait-il pas un château dans les environs? A cette question proférée net et haut de manière que toute l'assemblée l'entendît, un silence consterné se fit immédiatement dans l'auberge. Trente ou quarante visages se tournèrent dans ma direction, les yeux écarquillés, comme terrorisés. Oui, je le répète Messieurs, n'y aurait-il pas un château dans les environs? etc."
Je compris soudain les raisons pour lesquelles le professeur Ambrosius s'était attiré la réprobation de ses pairs. Il s'adonnait à l'étude de cette chose hideuse que l'on nomme les vampires! Le professeur Ambrosius, l'anthropologue émérite, l''universitaire distingué, un chasseur de vampires! Cela valait bien la "Protestatio" du Régent. Laissant l'ouvrage avec quelque regret, je me promis de le lire plus tard in extenso car j'avoue priser davantage ce genre de littérature fantastique que les traités d'algèbre, de droit administratif ou d'économie.
Je poursuis alors ma prospection.
Me viennent encore, pêle-mêle, sous la main, quantité de traités hétéroclites où l’on trouve, pour treize à la douzaine, de tout ce que l’état des sciences et des techniques pouvait contenir entre 1740 et 1800, de l'infiniment grand à l'infiniment petit, du plus distingué au plus trivial, du plus superflu au plus utilitaire. Parmi ce fatras amoncelé jusqu'au plafond, je tombe sur un ouvrage, daté de 1771, intitulé "Art de la saignée par phlébotomie à la lancette ou par ventouses scarifiées" d'un médecin suédois attitré du Grand Duché de Bade, auquel font suite deux gros volumes d'une édition de 1754 portant sur les "Expériences physico-mécaniques sur différents sujets, principalement sur la lumière et l'électricité produites par le frottement des corps" d'un savant anglais nommé Hauksbee, traduit par François de Brémont. Goûtant fort peu ces exposés de génie technologique où se languit comme un rat mort mon esprit épris d'idéalisme, et n'espérant pas y trouver les fantaisies recherchées, je renonce bientôt à poursuivre mon exploration de ce côté-là de la galerie.
Plus loin, fort heureusement, (je déplace l’échelle), je parviens à une file interminable d’ouvrages sur l’histoire de France et de la monarchie, de tous ces auteurs qui consacrèrent leur vie à l’enseignement de la postérité, de Grégoire de Tours à Augustin Thierry, dans ces élégantes éditions du dix-neuvième siècle, sur beau papier vergé à la forme, aux reliures de maroquin ornées de dentelle du Louvre.
Viennent ensuite une foule de monographies et de chroniques régionales les plus diverses, sur les châteaux et les abbayes, les villes et les villages de nos anciennes provinces, les coutumes et les croyances qui en peuplèrent les terroirs, et généralement sur cette infinité de sujets de l’archéologie anthropologique et sociale dont raffolent les chercheurs et les curieux.
L’histoire de la littérature n’est pas en reste et les vastes emplacements qui lui sont réservés sur les lourds rayonnages me paraissent dignes des meilleures bibliothèques universitaires. J’y remarque, en particulier, parmi cette mine de matière précieuse, douze pièces monumentales portant sur « L’histoire littéraire de France », œuvre magistrale de longue haleine, écrite par les doctes Bénédictins de la Congrégation de Saint Maur, dans une imposante édition de 1738.
Et puis, cette suite vertigineuse de « Mémoires » de tout bord et de tout métal, qui tapissent le mur entier d'une galerie, où les grands acteurs du monde côtoient, dans une parfaite égalité posthume, tous les bretteurs, tous les intrigants et aventuriers de l’histoire, tout cela bien rangé en fûts de basane finement craquelés, reluisant comme de vieux cuivres sous les lustres.
Mais là, que vois-je encore ? Non, je n’ose en croire mes yeux ! Il s’agit du summum de ce que la bibliographie occidentale peut avoir préservé en matière de chefs d’œuvres typographiques ! Gardés au secret, dans la pénombre d’une grande niche grillagée, des exemplaires absolument sans prix d’œuvres de l’Antiquité et de la Renaissance italienne, imprimés au seizième siècle en petits formats in-octavo. Certains d’entre eux portent la célèbre marque de fabrique des ateliers vénitiens des Aldes Manuce : une ancre enlacée d’un dauphin.
Véritablement, je suis là devant quelque chose de fabuleux qui abasourdit l’entendement !
Je trouve à la suite deux volumes d’histoire italienne de Paolo Jovio, dans une traduction française de Denys Sauvage, éditée en 1561, et des recueils de poésies en italien d’auteurs oubliés : Navagero, Fracastro, Molza et Vida, si prisés, paraît-il, à leur époque, des hôtes du Vatican. Je ne suis désormais plus surpris de découvrir encore le célèbre et magistral opus du grand Vasari, sur l’histoire de l’art en Italie, dans une édition originale de 1568, en dix volumes de vélin ornés d’entrelacs vermeils. Que dire encore de l'oeuvre de Giovanni Pico della Mirandola, dont je découvre le flamboyant traité "De la dignité de l'homme", publié en 1486, d'une résonnance spirituelle qui nous éclaire encore aujourd'hui et dont la pensée régénéra les inspirations et les dogmes de la métaphysique.
Une telle abondance de noble et belle matière finit tout de même par me tourner la tête, et je dois me résigner à battre en retraite. D’ailleurs, un tintement grave provenant de la chapelle, annonce déjà la tombée du soir. Des soupirs crépusculaires s’élèvent dans l’obscurité, gagnant peu à peu les recoins et les corridors du château.
Je descends enfin de l’échelle où je me tenais depuis des heures, comme sur la grosse branche d’un poirier. Avant de céder la place aux ombres tapies d’indéfinissables revenants, j’avise encore un instant quelques ouvrages qui m’arrachent un dernier cri d’émerveillement : Un coutumier de la Haute Auvergne, dans une édition de 1676, à la patine exquise ; un vrai condensé, d’un prodigieux intérêt historique, des longs destins liés de la terre et de l’homme, recelant, sous d’austères formules de tabellion, d’impénétrables mystères d’oppression et d’iniquité.
Et puis enfin, une riche collection de nobiliaires provinciaux du Royaume de France, étalant les fleurons d’anciennes vanités dans de magnifiques ouvrages d’art, en particulier ceux de Revel, de Moras et de Charles d’Hozier, dont les planches armoriées embaument d’un parfum sur de silence et de mort..
La grille se referme et je retourne à ma chaumière, sur le chemin frissonnant du soir, l'esprit empli de pensées et de rêveries. Me vient naturellement la fameuse question: "Si, comme Robinson, je devais me trouver sur une île déserte, quel livre voudrais-je emporter dans ma solitude?" Au reste, il ne s'agit pas là de répondre à une énigme, mais d'apaiser une angoisse, celle de la perte de la mémoire et de l'identité par l'évanouissement de la pensée. La lecture fixe notre attention et nous retient dans l'espace métaphysique. Chaque livre qui nous a laissé une forte impression pourrait prétendre nous accompagner sur une île déserte. Mais un livre chasse le précédent, une impression chasse une autre et nous restons indécis. C'eût pu être, en ce qui me concerne, "Le Gai Savoir" de Friedrich Nietszche, "Le Roman de Léonard de Vinci" de Dimitri Merejkovski, "Les Regrets" de Joachim Du Bellay et tant d'autres à vrai dire selon mon inspiration et mon humeur. La question semble au fond bien vaine. S'il faut vraiment faire un choix, j'irai donc au plus simple, j'emporterai un bon et gros dictionnaire Larousse des noms communs et des noms propres, contenant une longue annexe de citations grecques et latines pour m'entretenir l'intellect. Pour le reste, je consacrerai la dignité de mon corps et de mon âme au grand livre de la Nature.
Honorius/ Les Portes de Janus/Novembre 2004
"Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines." (Pic de La Mirandole, De la dignité de L'homme 1486)
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