mercredi 10 novembre 2004

Confidences d'un neurasthénique

La formation de mon goût et l’épreuve de ma sensibilité n'ont eu de cesse de nourrir, en réaction à l'agitation et à l'emballement insensés du monde, un désir profond de quiétude et de détachement. C'est comme si mon être tout entier aspirait à cet état permanent de convalescence intérieure, où, après les convulsions de la fièvre, tout semble plus apaisé, réceptif et attentif, où tout ressent, perçoit, imagine, avec une plus grande acuité et une plus grande appétence au bonheur. J’en vins à considérer ce que les classiques appelaient « le retrait du monde », celui que chantait Racan dans ses odes bucoliques, comme une bienfaisante philosophie contre mon dégoût du réel. En fait de philosophie, il s'agit d'un retrait dans la vie intérieure. Aurais-je en cela manqué une vocation monacale, de solitaire de Port Royal? Car comment peut-on honnir les délices d'un monde où la plupart de nos semblables se vautrent avec tant de délectation et de frénésie? Notre époque produit il est vrai autant d'insensés que de neurasthéniques.
Lorque j'étais enfant, je croyais naïvement que la vie était plus facile et plus heureuse dans les temps anciens, à l'époque des cavalcades et des fêtes de la terre et que l'époque où je vivais était une sorte de purgatoire et de déchéance. La quintessence de la civilisation d’Ancien Régime, par exemple, celle qui prévalait avant le péché de l’ère industrielle, celle qui se prête à l'évocation d'une certaine couleur romanesque, m’a toujours semblé, sans doute par l’effet d’une espèce d’illusion d’optique, comme naturellement associée à la vision d’un monde plus conforme à l'état harmonieux de la nature et aux désirs de plénitude, un monde inspiré par la quête d’idéal et d’espérance. N’est-ce-pas là cependant réduire la vision de ce passé à une estampe de Poussin ou de Watteau, une mystique improbable de l’âge d’or où rayonne la tendre poésie du bonheur ?
Certes, l’ancienne société manquait singulièrement de vertu, et c’est peu de le dire, car la tolérance pour la liberté de l’esprit, pour l’initiative et le mérite individuels, lui faisait bien souvent cruellement défaut. Aussi, je ne suis pas de ces exaltés, aveuglés par une représentation faussement idyllique du passé, qui militent pour la restauration du trône et de l’autel, même si je fus parfois tenté, il est vrai, par la coquetterie esthétique du légitimisme monarchique qui ne fut à vrai dire qu'un caprice sentimental, un avatar de mes croyances enfantines pour les contes de fée. L’ordre ancien, plus que jamais dévoyé dans la sclérose morale et le mépris social, soumis aux privilèges des castes et à la tutelle de la prêtrise, justifiaient la nécessité de l’ordre nouveau et j’eusse été le premier à l’appeler de mes vœux. Mais mon goût et mon instinct me portent au fond à me méfier de la notion de l'ordre, qu'il soit ancien ou nouveau, à tous ses conformismes et à toutes ses injonctions, à tous ses dogmes, ses absurdités et ses égarements, qui finissent par peser sur nos vies et nos consciences. 
J’éprouve toutefois comme le regret de ce que le souvenir ou l’idée d'une ancienne société recelait de plus fin et de plus respectable et que je chercherais en vain dans le désarroi moral contemporain, à savoir l’esprit de civilité et de politesse, la culture des humanités, la formation à l’intelligence des idées tout autant qu’à l’amour du Beau, le sens de l’éducation et de la décence, enfin toutes ces belles choses  qui concourent à la réalisation de l'idéal de l'honnête homme (et de l'honnête femme), dont on peut encore tirer un intérêt d’exister en société.
Mais que faire aujourd’hui de la grâce, de la chance d’exister, dans un monde meurtri et piétiné par la foule, voué à l’opprobre et à la calomnie, accablé par les prémices de sa propre destruction ?

Honorius/ Les Portes de Janus/Novembre 2002



D'où vient cette nostalgie pour les douceurs de l'asile campagnard, de quel enracinement de notre conscience, de quel lointain souvenir d'un ancien état paisible du monde? Comme Horace, j’aurais pu m’écrier : « Héros rustiques des vieux âges, ô fils du monde primitif, que ne suis-je né l’un des vôtres».
En septembre 1989, dois-je en remercier les dieux, un hasard inespéré vint provisoirement combler mes attentes.
Une ferme perdue dans un massif forestier, au lieu-dit « La Joanna », près du col de la Croix de l’Orme, à quelques kilomètres de Saint Just d’Avray. Ce bourg est situé entre Amplepuis et le Bois d’Oingt, à quarante-sept kilomètres au Nord-Ouest de Lyon, dans la montagne beaujolaise. Passé ce village, le désert agreste et la solitude, le havre de paix, la Thébaïde, un de ces paysages dignes de recevoir Attala.
C’étaient, à perte de vue, des déroulements de vallées verdoyantes, d’espaces majestueux recouverts d’épaisses forêts de conifères, dont les sous-bois lourds et profonds dégagent cette expression inquiétante de mystère que je ressentais, enfant, dans les estampes de Gustave Doré.
La fermette, pointée sur la carte sous le nom de « « Le Profut », était une méchante bâtisse pour le moins centenaire, à la fois coquette et fruste dans ses murs de pierre grise tout enguirlandés de vigne vierge. Il y avait deux pièces au rez-de-chaussée, avec une cheminée à l'âtre noir de suie, un poêle et  une antique cuisinière à bois, quatre chambres au premier étage, séparées du rez-de-chaussée par un plancher branlant, sans oublier la cave et le grenier ouvert aux hulottes.
Dehors, une petite cour pentue au revêtement écaillé, bordée d’un muret de soutènement sur un côté, où le chemin vicinal passe en surplomb avant de rejoindre les sentes forestières ; et puis deux granges rustiques à souhait, bourrées de foin parfumé de la dernière fenaison.
Le site offrait un univers grandiose, agité de spectres de brumes, des sommets escarpés s'encaissant en chaos majestueux en direction de la vallée d’Azergues, noirs de sapinières, que l’écho râlant des ruisseaux hante de longs frémissements de solitude.
Tout à ma jubilation extatique devant cette sublime immensité, je sentais mon âme s'exalter avec une volupté sauvage aux contemplations illimitées, se livrer dans une ivresse de résurrection au vaste sentiment de l’existence. Ô félicité de l’abandon, où vient s’anéantir l’accablante sensation des médiocrités quotidiennes!


Honorius/ Les Portes de Janus/16 juillet 2004



Mes origines celtes et latines m’ont transmis, dans mes rapports avec la nature, le goût de la saine activité en plein air, et celui des élans contemplatifs. C’est ainsi que l’idéal de la vie rustique, célébrée depuis Horace et Virgile, convient fort bien à mon caractère tourné vers le sentiment bucolique et la sobriété des mœurs, et qui ne s’accommode qu’avec peine et douleur des convulsions horripilantes de la société urbaine. 
Un mélange de Brentano et de Montaigne sommeille en moi. Je ne hais pas la civilisation, mais je fuis ses licences, ses tares et ses vices. Comme l’antique philosophe, je dois « quitter les champs avec tristesse toutes les fois que de maudites affaires me traînent à Rome » (Horace/Satires). 
Aussi, j’aspire à vivre en épicurien de vieille roche, mâtiné de janséniste, au sein des repos de la terre, d’un bonheur fruste aux piétés rustiques, foncièrement étranger aux affaires temporelles et aux tumultes stériles du monde. 
Je ne trouve de meilleures conversations que celles que j’entretiens avec mes livres. Le reste n’est que verbiage et dissonances. 
Mon goût pour la lecture, que j’estime comme l’un des plus nobles plaisirs attachés à l’esprit de curiosité et d’indépendance, s’est renforcé, dès mes premiers émois littéraires, par l’amour même des livres, la bibliophilie. J’aime en effet que le contenu d’une œuvre intellectuelle soit valorisé par l’aspect du contenant, les vertus de la science rehaussées par les ressources de l’art. Certains reclus y consacrèrent jadis des vertus infinies de patience dans les scriptoriums des monastères. Certes le discours prévaut sur l'art de l'ornementation et de la reliure, mais celui-ci en est la digne louange, comme un écrin de l'esprit.
Je n’ai guère eu de rêve de Bohème et de divagations désordonnées dans ma jeunesse, mais plutôt des nostalgies dorées de châteaux en Sologne ou en Touraine, « ceints de grands parcs », à la manière de l’imagerie poétique de Gérard de Nerval. On a les audaces qu'ont peut. Je n'en eus guère il est vrai à convertir en action, mais qu'importe! Ce que l'on vit ou ce que l'on rêve ne font qu'un. C'est une même volonté unie dans l'esprit, perpétuée dans l'illusion de la mémoire et du temps.
C’est là, dans un de ces élégants manoirs au charme suranné, environné par la paix des champs et des bois, que j’eusse souhaité m’adonner à une vie d’étude, parmi d’immenses bibliothèques, là où les rumeurs du monde barbare s’annihilent. 
Je m’imaginais, à mon usage exclusif, de vastes et hautes salles de lecture aux planchers de chêne marquetés couverts de tapis frangés aux motifs d’Aubusson, avec en leur centre de larges tables oblongues tapissées de fine peausserie et entourées de fauteuils à gaines torsadées habillés de velours. 
Je m’imaginais toute la surface des murs garnie d’immenses rayonnages en noyer massif, chargés de milliers de livres anciens magnifiquement reliés de plein cuir, et auxquels on accède par des échelles à rampes ou un escalier à vis coulissant. 
Par des croisées ouvrant de plain-pied sur des perrons à balustrades, la vue embrasse des allées bocagères et toute l’étendue solitaire de la campagne. Ô douce paix du recueillement!
Quelle plénitude pour l’esprit avide des nourritures de l’érudition que cette atmosphère fleurant la vieille cire et les boiseries grinçantes, dans un profond silence d’abbaye où ne parviennent du lointain que le cri familier des corneilles s’égaillant au-dessus des labours, et le chant du coq dans les hameaux. 


Honorius/ Les Portes de Janus/Novembre 2004 



Les grosses pluies des jours précédents ont gonflé les rus en cascades et en sources jaillissantes. J'en vois une fendre la roche, comme un miracle, parmi les vapeurs vertes et les senteurs précoces. Et tous ces petits torrents arrachés du flanc des collines embrasent la terre de miroirs de feu.

Honorius/ 1er mars 1990 St Just d'Avray La Joanna


Planter un arbre qui me survivra me procure bien plus de satisfaction qu'aucune autre vanité de ce monde.

Honorius


Je cours et mon cheval flamboie au ciel immense. Le jour et la poussière, l'eau et la lumière, le soir et les torrents.

Honorius


Gustave Doré (Le Petit Poucet)


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