samedi 1 octobre 2005

Le bonheur de la Vie rustique

Alphonse Daudet, évoquant avec nostalgie son vieux moulin de Provence, avouait son goût particulier « de désert et de sauvagerie », son besoin de retraites spirituelles en pleine nature, loin des agitations du siècle, de ce « temps de fièvre et de nerfs où nous vivons ».
Que dirait-il aujourd’hui de cette espèce d’hystérie collective de vitesse et de productivité où l’humanité se mine et s’épuise ?
J’aime découvrir auprès des chers auteurs du passé, de ces connivences intimes qui me touchent au cœur, de ces jardins secrets où leur pensée, jadis, semble avoir précédé la mienne.
Poètes de la nature et des saisons, philosophes des jours et des regrets, leur regard oppose la permanence du monde, dans son éternelle splendeur et son insondable mystère, à la fuite irréparable des êtres, l’inexorable précarité des choses humaines. Chez ces cœurs inspirés, la quête du bonheur a des accents subtils d’élégie, où fait écho le chant doux-amer de Joachim : « Vivons, puisque la vie est si courte et si chère ! » ; et leur fait préférer aux bruits des vaines ambitions, dont ils sont prestement revenus, la paix heureuse des champs que cultivaient leurs pères.
 Qui ne peut être sensible, à part un promoteur immobilier, un aménageur de zones d'activités et tant d'autres créatures viciées, aux émotions que procure le spectacle majestueux de la nature? Elle parle au coeur comme une mère, renferme la mémoire de notre histoire. Elle a ce don, à celui qui la vénère, d'offrir une consolation aux médiocrités et aux humiliations de l’existence ordinaire. Et nous avons tous tant besoin d'être consolés! Comme tant d’autres de ses fils, je lui est adressé l'offrande de mes espérances, je me suis confié aux stances et aux odes qu’inspire l’inquiétude de l’âme en mal d'apaisement et de liberté. Longtemps prisonnier des villes j’avais orné mon univers intérieur de tableaux bucoliques, de terroirs inviolés, de toute cette solitude pittoresque où mon inclination à la rêverie trouvait le plus aimable des refuges.
Pour « moulin de Provence », j’avais choisi, en pays de Haute Auvergne où demeure l'âme des ancêtres, une rude bâtisse de pierre basaltique, sombre et austère, dans une thébaïde de forêts et de montagnes que Dieu créa pour la pure contemplation et l'émerveillement. Ces demeures rustiques ont quelque chose de sobre et de taciturne dont l’aspect presque monastique ou d’ermitage convient naturellement à mes humeurs frugales de détachement. Mon penchant pour les gentilhommières m’y fera ajouter une tourelle, oh juste un colombier, de préférence en forme de quadrilatère coiffé d'un toit à pavillon, aux murs massifs et trapus qui résistent aux rigueurs des hivers tout autant qu'aux malices et aux clameurs du monde. C'est d'ordinaire le lieu où j’enferme le cabinet d’étude et la bibliothèque, d'où j'observe la féerie mélancolique du ciel. De cette discrète hauteur, la vue plonge, par des baies à meneaux et croisillons de basalte, loin au-dessus des bosquets et des pâturages, jusqu'aux sommets des régions sauvages. Notons que la tour, dans l'imaginaire du bourgeois et du négociant enrichi, fut toujours le symbole de l'ascension sociale et de l'anoblissement, et maints ne purent se garder de ce mauvais goût d'emphase et de contrefaçon dans la réalisation de leur prétention. Mais la tour est aussi et surtout à l'image de la montagne; elle est certes symbole d'élévation, mais par des chemins d'ascèse vers le perfectionnement moral; elle rappelle à chaque instant le devoir d'humilité envers soi-même et envers sa propre représentation du monde.
Je m’imprègne, avec une ineffable volupté des sens, de cette atmosphère agreste, de ses couleurs, de ses fragrances et de ses sonorités, dont j'ai hérité la longue mémoire. J'y reviens me laver de tant d'années perdues comme dans la maison de mes pères. Je les retrouve enfin ces figures de silence, ces sensations insaisissables du temps, ces âmes de l'invisible. Elles demeurent depuis toujours dans l'odeur des soleils engrangés, dans les senteurs mouillées de terre et d’humus, dans l’opulente exhalaison des jaillissements et des maturités; elles sont les rumeurs familières du vent dans les feuillages, les rosées d’avril flamboyant dans les prairies, l’eau de roche qui roucoule dans les vieux abreuvoirs, le crépuscule descendant des montagnes; elles veillent au fond de la nuit et fredonnent à la flambée de l’âtre ; enfin, elles sont le frémissement de toutes ces vaillances simples et tranquilles qui nourrissent la bonté du coeur et stimulent cet appétit mental pour le bonheur.
Tout alentour, l’aspect séculaire de la grande nature, avec ses rochers et ses sous-bois, ses sources miroitantes et ses herbages, font comme un décor de fable et rappelle à bien des égards, certaines peintures intimistes de l'école romantique; ou bien le charme idyllique et épuré des estampes des colporteurs d’autrefois, que l’on trouvait encore sur les étals des bouquinistes. Elles dépeignent naïvement, sur leur papier fané piqué de rouille, comme une tendre évocation de l’âge d’or, un songe de contemplation dont on ressent vaguement la nostalgie, murmurent en nous ce je ne sais quoi d'une émotion, d'un sentiment presque mystique de plénitude et de quiétisme. On y perçoit ce sens exquis du paysage, où la présence de l’homme, effacée et silencieuse, presque négligeable, comme destinée à l'oubli, se dissémine en écarts et en hameaux imperceptibles, perdus dans les écrins des collines et des bosquets.  Elle se trahit poétiquement par une filet blanc panachant le toit d'une chaumine, un champ labouré, un charroi sur un chemin de terre, quelques faneurs courbés, un berger solitaire rêvant dans la prairie, la pénombre d’une allée forestière, et dans le lointain, à perte de vue, la lente paresse des troupeaux au flanc des montagnes.  Une nature glorifiée tolérant à ses pieds une humanité insignifiante et inoffensive, tel pourrait être le rêve insensé de cette estampe. Toute cette fantaisie peut paraître en effet bien trop chimérique à l'esprit utilitaire, et de bien peu de rapport à l'esprit vulgaire, mais pour moi le fantasme de la nature et de la vie des champs résonne d'une vérité intime, profonde et charnelle, me déleste de sourdes pesanteurs, me racontent un ancien bonheur vécu, oh un bonheur si ancien, que les chants de Racan, célébrant jadis la quiétude pastorale, semblent frémir des accents de ma propre voix. Il y a dans le miroir de la réminiscence tant de passages secrets, tant de part de songe et de mystère.
Les économistes et les politiques qualifient cette nature bucolique du terme généralement déprécié de « secteur enclavé et peu productif", parce qu’exonérée de la perversion du temps et de l’oppression de la foule. 
La vie calme et rustique, au rythme fécond des lunes, où comme disait Mathurin Régnier "tout me satisfait et rien de m'importune", suffirait pourtant au bonheur de n'importe quel être humain ordinaire. 
Mais le bonheur est le sentiment le moins partagé par ceux qui, toujours plus nombreux au jeu de leur émulation, s'agitent et se consument dans la fièvre du pouvoir, du gain et de  la possession. Leur aveuglement produit leur inconséquence. Et leur inconséquence pèse toujours plus, jour après jour, sur l'avenir et la paix du monde. Peuvent-ils encore remercier la Providence, devant chaque aube qui se lève, d'être encore en vie?

Au fond, il est une seule question qui vaille, en conscience, la peine d'être posée: "Pourquoi vivons-nous et que faisons-nous de notre temps?"

Chaque parcelle de vie et de présence au monde a une âme, un pouvoir, une force...rien n'est inerte, tout pense et sent. Rien de ce qui vit et de ce qui est, de ce qui a été créé sur cette terre ne mérite la calomnie... et l'aube resplendit sur les montagnes sacrées...

Honorius/ Les Portes de Janus/ Octobre 2005/mai 2020/

Meissonier/L'attente

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.

Pour rechercher un article

Formulaire de contact

Nom

E-mail *

Message *

Archives du blog