mercredi 15 novembre 2006

La gloire de mon père





Les berges de la Saône, à Saint Bernard, mon père y passa les vacances dorées de son enfance, sous les ombrages verdoyants, dans la lumière des jours limpides. Là, chaque été offrait ses brassées de senteurs humides, ses bouffées de fraîcheurs étincelantes, parmi les ébats du canotage, les déjeuners sur l’herbe et l’écho des guinguettes. 
Il y avait assurément du Monet et du Maupassant dans l’atmosphère flâneuse de ce coin de France qui fleurait bon les fragrances insouciantes de l’avant-guerre. 
Mon père, quelques semaines avant sa mort, affaibli par la maladie, répondit à l’appel intime de la Saône et des berges de Saint Bernard, comme un dernier rendez-vous avec la vie.
Il retourna, sous le soleil de juillet, sur les traces de cette enfance fleurie au bord de l’eau, retrouver une dernière fois l'évocation des vieux fantômes, le souvenir de l’ancienne douceur de vivre…

Juillet 2002


Enfant, je me formai une idée particulièrement haute de mon père. Il est vrai que les psychanalystes de l’école moderne n’y trouveront rien sur le principe à redire, tant il est établi et admis que l’idole paternelle constitue dans la carrière le mythe fondateur de la personnalité et le premier objet d’émulation.
Mon père, donc, représenta longtemps à mes yeux la force qui protège, l’intelligence qui dirige, l’expérience qui rassure. Je lui dois d’avoir éveillé mon goût de la connaissance, ce qui est une des plus belles influences qu’un individu puisse exercer sur son prochain. Par son exemple et ses recommandations, il sut prévenir mon esprit contre les inepties et les précarités de la Raison et m’initia, avec l’instinct de l’homme libre, à la conscience du dérisoire dans la finalité de toute chose terrestre.
D’ailleurs, cette conscience du dérisoire est une de ces facultés primitives que partagent les sensibilités de l’artiste et du philosophe, face au questionnement, au désir perpétuel de l’être.
Philosophe, mon père l’était à sa manière, par cette inquiétude de l’intelligence aux prises avec les réalités absurdes et éphémères du monde, inquiétude nourrie, je crois, d’un pessimisme fondamental, qu’il conjurait par un sens familier de la satire morale et un humour, parfois cynique, mais toujours plein de drôlerie.
Quant à l’artiste, il en possédait, je dirais, l’instinct de rédemption, cherchant la vérité dans le sens indéfini du Réel, au plus profond des apparences, dans cette plénitude de l’illusion où frémit l’âme universelle. Comme disait Friedrich Nietzsche, l’artiste n’est-il pas « superficiel, par profondeur » ?
La persévérance à cultiver un domaine de prédilection produit généralement ses fruits, car l’on ne contraint pas ses facultés lorsqu'on les conduit à son goût. Aussi, l’artiste en herbe parvint peu à peu à réaliser de petits chefs-d’œuvre d’autodidacte, de superbes compositions de crayons et de couleurs qui firent dire de lui : « ce garçon a décidément un don ! ».
Passé le certificat d’études, il fut donc inscrit à l’école des Beaux-Arts de Lyon, où prospérait l’enseignement des maîtres réputés de l’époque, tels que Laplace, Chancrin et Peloux. Ces gens-là connaissaient le sens pédagogique du mot discipline, dont la seule apparence sémantique effarouche la veulerie contemporaine, comme une évocation insupportable de la plus noire réaction.
Il n’est pourtant pas de support plus pédagogique que celui que forme tout naturellement la notion de discipline. Elle est ce lien de volonté et de confiance qui unit le maître à l’élève, proprement le disciple, dans l’apprentissage d’un art, d’une technique, d’une science ou d’un savoir. Elle suppose des règles de conduite, l’exercice de fonctions particulières de l’intelligence, dans une application que seule peut soutenir la vigilance et la sollicitude du maître. La discipline est le nerf, le moteur de toute initiation, le fondement du long travail de maîtrise de d’accomplissement.

Octobre 2005



Mon père était doué de ce talent de facilité et d’insouciance qui aurait pu l’honorer, le gratifier de la belle existence, aisée et indépendante, que réclament les choses de l’art.
Je m’imaginais qu’un tempérament d’artiste ne saurait élire pour autre demeure qu’une maison haute et claire, aux larges baies vitrées ouvertes sur un jardin plein de couleurs et de fantaisie vagabonde.
L’espace, la lumière, le voisinage de la nature ont une heureuse influence sur les dispositions de l’esprit à la création. Je voyais un intérieur de chalet scandinave aux accents de mas provençal, où dominent les tonalités chaleureuses des parquets délavés, moelleusement rehaussés de tapis de mérinos, et la grâce surannée des vieux meubles d’antiquaires en bois de pin et de citronnier.
Et puis, ce désordre pittoresque des maisons d’artiste, peuplées d’objets hétéroclites, tableaux, livres, porcelaines, bibelots et bimbeloterie, sur fond de draperies d’atelier, aux effets réalistes de nature morte, qui, pour reprendre une expression de Sainte Beuve, « sentent leur fruit », leur parfum de bohème tranquille et épanouie.
Mais les contraintes de l’existence contrarient souvent les vocations, surtout les vocations d’artiste. On ne sort pas de l’école des Beaux Arts, cette prestigieuse école de l’Inutile, comme on sort des écoles de la Technique et de l’Administration, avec un de ces métiers tout prêts à servir, bien cousus de fil blanc, qui nous installent honorablement dans la société.
Hélas, c’est d’ordinaire une vie de pauvre Gringoire qui guette les Rastignac de la palette et de la plume, qui croient pouvoir faire carrière dans le commerce de leur art. Les peintres, les poètes, les littérateurs, même ceux qui imprimèrent profondément leur influence dans l’histoire de l’art et des lettres, durent souvent se livrer à d’obscures besognes pour survivre. Il fallut donc faire flèche de tout bois, reléguer ses aspirations au placard des chimères pour tenter précisément de survivre. L’histoire de mon père est ce parcours ordinaire d’un exil de l’âme dans les abaissements et les geôles du quotidien. Ces ignominies de la nécessité, je les ai bien trop côtoyées pour comprendre les tourments de mon père, pour l’admirer dans ses tentatives méritoires d’élévation, le plaindre aussi, et parfois même, oserai-je le dire, lui en vouloir profondément de ce naufrage de la dignité où je le vis s’enliser, jour après jour, sous l’accablement du mensonge et de la désespérance.
Pourtant, la maîtrise qu’il avait de son art lui eût mérité une autre reconnaissance que cette espèce de misère languissante où il traîna les rancoeurs de son destin contrarié jusque dans la mort.
Car j’ai toujours senti mon père, en tant que peintre et créateur, détenait un incontestable motif de supériorité morale sur l’absurdité oppressante du monde. Pouvoir décomposer la substance infinie du Réel, pénétrer la trame invisible du sensible, pour créer une nouvelle perception, je dirais une perception intime de l’univers, c’est là accéder aux triomphes de l’émancipation de l’esprit, et au rêve de la vie éternelle.
Telle est le titre de gloire de l’artiste ; tel fut celui de mon père ; et je sais que son esprit demeurera grand, au-delà de la grossièreté et de l’injustice des choses humaines…

Novembre 2005


« La Laitière » et « La Dentelière » de Wermeer, « Les femmes à la cruche » de Gauguin, « Le Champ de coquelicots » de Monet et d’autres encore, je les avais devant les yeux, aussi réels, à ce qu'il m'en parut, que les originaux, exposés au mur du salon, comme les trophées d’une victoire pleine d’émerveillement. Mon père excellait dans l’art de reproduire ces belles œuvres des maîtres d’autrefois, ce qui demandait bien une espèce de génie pour les mener à ce point d’accomplissement.
Ces toiles n’avaient pas les dimensions des originaux, mais celles qu’il se plut à leur donner selon son goût, dans la restitution de l’état pictural où elles sont parvenues à ce jour ; avec leurs taches de vieillesse et le ton fruste dont le temps a patiné les couleurs.
Cet exercice difficile, rendu d’ailleurs comme un hommage sincère et respectueux, s’il ne fut qu’une aimable mise en bouche dans sa carrière de peintre, démontre par ailleurs ses sources permanentes d’inspiration : Le réalisme subtil et harmonieux de l’école hollandaise du dix-septième siècle, dans ses compositions paisibles et lumineuses, et surtout, la féerie intimiste de l’univers impressionniste où les explorations chromatiques recréent à l’infini les sensations visuelles de la nature.
En matière d’art comme de morale, la plus aimable, la plus juste représentation du monde réside dans la vérité des choses simples ; tel est le principe qui fonda ce que je puis considérer comme la philosophie esthétique de mon père Chez lui, aucune métaphysique ne venait alourdir le concept et la manière, aucune prétention verbeuse à l’explication de texte ; de ce point de vue, il ne se revendiquait aucune qualité supérieure d’intellectuel. Il avait tout simplement ce regard humblement jeté sur la fuite mélancolique du temps, sur l’émotion ingénue de l’instant et l’idée furtive du bonheur, que ses toiles exprimaient dans l’alliance intuitive des matériaux primaires, c’est-à-dire la poésie illimitée des couleurs.
L’intuition, dans le domaine de la peinture, n’exclut pas la maîtrise de la technique, bien au contraire. L’une ne peut trouver pleinement à s’exprimer sans le soutien de l’autre ; et l’on peut aisément admettre, grâce à l’enseignement de l’observation et de l’expérience en toutes choses et en particulier en celle-ci que la technique a pour vocation de porter le génie de l’artiste et d’être l’instrument de sa vision et de sa volonté. Ôtez la technique à un artiste et son œuvre n’est plus qu’aimable maladresse et touchante naïveté.
D’aucuns voient pourtant encore de l’art dans les pochades d’enfants et les créations erratiques ou impulsives de tout acabit, tant il est vrai que toute forme d’expression participe du langage universel de l’art.
Au reste, les apologistes du naturel devraient se méfier des phénomènes d’optique et considérer que les productions de l’art qui peuvent paraître, de prime abord, les plus naïves, les plus spontanées, les plus affranchies de toute contrainte technique, procèdent en fait des méthodes les plus élaborées. L’école moderne du « Tout vaut tout » n’offre pas le meilleur gage de discernement et de bon goût. Elle en est certainement tout le contraire. Et l’on ne peut certainement admettre non plus que le chaos et le hasard, l’instinct aveugle et précipité de la toute puissante Intuition, suffisent à garantir de meilleures fondations aux constructions et représentations de l’esprit que les efforts de la raison et de la volonté.

Janvier 2006

 
Les nécessités de l’existence offrent bien peu de place aux désirs d’élévation et de liberté de la conscience humaine. Et le temps, qui devrait être le bien le plus précieux, devient vite une routine pesante qui détourne de vivre et de disposer de soi-même.
Aussi, soumis à la règle des contingences communes, mon père dut se tenir éloigné de la peinture pendant de longues années. Même ses beaux ouvrages illustrés, témoins de ses premiers enthousiasmes pour l’univers merveilleux de l’art et les chefs d’œuvres des grands maîtres de la toile, si souvent feuilletés et admirés jadis, restaient relégués dans une encoignure de la bibliothèque, mornes et inutiles.
Puis, un jour, alors qu’il avait dépassé l’âge de cinquante ans, las de survivre dans l’atmosphère viciée de dégoût et d’amertume, il prit une résolution qui engagea définitivement le reste de son existence : Il campa un atelier de fortune dans son appartement de la rue des Tourelles, rappelant aux affaires le vieux chevalet de ses premières études, dans un encombrement de pots, de tubes, de cartons, de cadres et de chiffons, d’où s’exhalent les vapeurs industrieuses de la térébenthine.
Cette expérience fut pour mon père comme une soudaine libération de l’esprit, et je peux dire, un combat mené à marche triomphante, contre les persécutions infâmes du sort.
Pendant des mois, il travailla à donner corps à toutes ces visions intérieures, étouffées, écrasées par une longue oppression mentale, celle que vous infligent pendant des années le harcèlement perpétuel des créances et des exploits d’huissiers, les luttes et les marchandages ignobles pour la subsistance quotidienne.
Lui, le gibier traqué, il redressa la tête contre la horde des hyènes malfaisantes, avec un courage et une détermination inattendus.
Ce fut sa première période créatrice, tout entière tournée vers l’expression d’une soif d’apaisement : la tranquillité miroitante des bords de rivière, les jardins fleuris de retraites campagnardes, les ombrages ondoyants sous les ciels d’été.
Reprenant à son compte les thèmes et la technique de ses illustres prédécesseurs impressionnistes, ses pinceaux étalèrent des paysages solitaires purgés de la présence nuisible de l’homme, des hymnes empreints d’humilité à la beauté et au réconfort moral de la nature, où s’immobilise, dans l’alchimie des substances et des couleurs, la perception infinie de l’instant.
L’historien Pierre Daru, comte d’Empire et fameux traducteur d’Horace, retrouvant le calme de la retraite après avoir été longtemps accablé par le poids des affaires publiques, écrivait : « Douce puissance de l’étude qui ne permet de connaître ni le poids du temps, ni le vide de l’âme, ni les regrets d’une ambition vulgaire, et qui montre à l’homme une source plus pure où il ne tient qu’à lui de puiser tout ce qui lui appartient de bonheur et de dignité »
Cette pensée vertueuse, aux belles allures de sagesse antique, je la rapporte volontiers à mon père pour décrire l’état d’esprit dans lequel il passa toutes ces années de solitude dans le travail.

Février 2006


Le 17 novembre 1987, mon père inaugura sa première exposition publique dans l’atrium de l'hôtel de ville du 8ème arrondissement de Lyon.
Ce fut le point de départ d’un long cycle de productions ininterrompu jusqu’à la veille de sa mort.

On peut en retenir ce qu'en dit à ce début, Cécile Philippe, une journaliste de la télévision régionale (FR3- reportage télévisé du 18 novembre 1987) :

« Un nom de plus à rajouter au répertoire des peintres lyonnais : celui de Jean Delpeux qui peignait en silence depuis des années et qui a attendu la cinquantaine pour oser montrer ses toiles au grand jour.
Surprise, c’est vraiment une œuvre…
Jean Delpeux est de ces peintres farouches, capables de tenir soigneusement dans l’ombre leur production un quart de siècle ou davantage ; qu’à la suite de je ne sais quelle sollicitation plus pressante il cède et c’est une technique maîtrisée, loin des balbutiements, qu’on découvre.
Descendant des impressionnistes, Delpeux sait équilibrer les volumes et distribuer les couleurs. Mais surtout, la belle lumière lyonnaise n’a plus de secret pour lui. »


Mon père transféra plus tard son atelier au dernier étage d’un immeuble calme et cossu, au n°5 de la rue Groslée.Ce n’était ni plus ni moins qu’une petite chambre de bonne rectangulaire, claire et ensoleillée, avec vue sur les façades et les toits des immeubles opposés. Ce petit réduit sous les combles, ignoré du monde et de la foule, semblait offrir comme un abri momentané contre les persécutions du fisc et de l’usure.
Je venais parfois lui rendre visite, au milieu d’un capharnaüm de toiles entassées le long des murs exigus, où, dans un air saturé de vapeurs et de tabagie, il restait à peindre des semaines entières jusqu’à la tombée du jour.
Les paysages dont il excellait à rendre l’atmosphère et les vibrations naturelles, cédèrent peu à peu le pas aux scènes simples de la vie quotidienne, avec l’apparition de personnages, tantôt fondus harmonieusement dans le décor, tantôt exhibés isolément, dans une pose, un geste, une attitude ; comme si l’être humain, après une période de quarantaine, reprenait droit de cité dans la représentation de la vie.Pour autant, mon père ne succomba jamais à la tentation misanthropique. Il aima l’humain avec sincérité, dans ce qu’il possède foncièrement de bonté naturelle et de chaleur sociale.
En fin de compte, la plupart de ses toiles offrent une longue suite de portraits et de scènes vivantes. Il sait peindre l’homme sans haine ni amertume, dans la simple et savoureuse expression de la vie.
On ne décèlera dans son œuvre aucun réalisme dénonciateur, aucun trait vengeur contre les laideurs d’une société pernicieuse dont il eut à subir lui-même les coups les plus odieux, les affronts les plus sordides. Toute cette canaillerie a déjà ses témoins à charge, ses procureurs et ses avocats. Il n’en tient nul cas dans ses motifs d’inspiration. Aux fébrilités de la critique sociale, il préfère la vision bienveillante d’un univers familier où chaque individu trouve sa place, sans conflit ni compétition.
Sa vérité, il la quête avant tout dans ce mystère de l’instant et de l’éternité que lui offre la représentation de la nature. Il en saisit l’âme, en pénètre le principe dans ses frémissements lumineux, sa profondeur, son mouvement et sa respiration, explorant la gamme infinie de ses sensations. Son génie d’artiste et de poète ne trouva pas mieux à s’exprimer que dans ces tableaux bucoliques, ces scènes champêtres qui exhalent comme la nostalgie d’un souvenir ou d’un rêve, la douce mélancolie des destins éphémères.
Lorsqu’il peint la ville, loin de changer d’état d’esprit, il en fait même une sorte de poésie de couleurs et de lumières, près d’un parc ou d’un cours d’eau, avec des airs de villégiature provinciale et de tranquillité d’avant guerre.
Quant à ses portraits, fidèle à sa règle de saine sobriété, ils reposent le plus souvent sur un fond coloré en plan uni, tendu de contrastes vifs ou bien composé en camaïeu.
Au reste, je lui connais plusieurs manières, avec autant de nuances entre elles, de traiter le genre. J’en prends, dirons-nous, les deux extrémités :
D’abord, un style strictement « minimaliste », comme il le désignait lui-même, où prédomine le traitement des lignes et des contours d’une posture, dans un espace presque vide et dénué de profondeur.
L’artiste prend assurément prétexte de ce large plan dénudé pour exercer ses purs talents de dessinateur, délimiter des champs et des éléments de perspective, et y distribuer des couleurs vives, étalées en aplat, nettement contrastées, alliant l’organisation presque géométrique de l’espace à la douceur et à la flexibilité des formes.
Style dépouillé, presque ascétique, sans affouillement de pâte et de matière, où le sujet, délesté de tout caractère physionomique, ne semble plus qu’une silhouette en apesanteur, aux lisières même de l’abstrait.
Puis, à l’autre extrémité, la manière réaliste, à mon sens sa grande réussite sur le plan technique, avec ses scènes, ses portraits et ses paysages. La psychologie du sujet s’y affirme et prend pour ainsi dire du relief et de la consistance. L’artiste y trouve pleine matière aux jeux de tons, de luminosité et de couleurs, fouillant de subtils effets de contrastes et de volumes. La physionomie tient-là une place centrale et donne lieu à toutes les variétés du pittoresque. Je reste persuadé que son tempérament trouva infiniment mieux à s’exprimer dans cette manière. Il en maîtrisait parfaitement la technique et elle stimulait davantage son sens de l’observation et ses capacités créatives.
Aussi prit-il un plaisir évident à peindre ce qu’il appelait des « trognes », à la forte tonalité expressive, pour lesquelles il choisissait des types particulièrement marqués et suggestifs souvent issus du terroir.
Sa vision esthétique ne s’encombre donc pas de codes, d’allégories, d’accessoires symboliques, de témoignages d’érudition, dès lors qu’il ne conçoit nul dessein de surprendre ou d’intriguer, encore bien moins de provoquer.
Sa peinture parle aux yeux comme au cœur, délivre sa substance dans l’instant présent et se vit comme l’humble et furtive sensation d’un bonheur.

Il peignit comme il chercha à vivre : pour la paix de l’homme et de l’âme…

Juillet 2006


Je ne saurais me prêter à la manière des exégètes à une docte et magistrale relation chronologique de l’évolution artistique de mon père. Comme en maintes choses ici-bas, elle s’est construite sur les hasards de l’humeur et de l’inspiration, sur des temps de gestation, où se mêlent les élans de confiance et les flottements du doute, sur les mille tâtonnements et entêtements, et ces multiples circonstances du temps et de l’espace qui fondent les repères de l’expérience.
Seul le regard exercé d’une possible postérité pourrait en résumer le plan, en définir les étapes, en intégrer la substance dans la grande trame des œuvres de l’art.
Je tiens seulement, rassemblant les images et les souvenirs, à témoigner de mon affectueuse admiration pour l’exemple de ce père, de cer homme, qui, réduit à ses seules ressources individuelles, y puisa encore l’énergie d’exprimer le meilleur de lui-même.
Je le revois encore, absorbé corps et âme dans ce travail énorme qu’il s »imposa comme un défi, une ascèse, une épreuve morale tendue vers l’affirmation de sa propre dignité, dans une lutte obstinée contre la déchéance et la mort.
Il put compter sur le soutien fidèle et honnête de deux galeristes qui croyaient sincèrement à la valeur de son œuvre : Hélène, de la « Galerie de l’Université » à Lyon, et Jacques Thoman, de la « Galerie 102 », à Villefranche sur Saône, qui surent lui prodiguer une précieuse aide matérielle, et les conseils avisés qui stimulent le talent.
Parmi tant de contraintes et d’occupation, mon père trouvait encore le loisir de filer la bohème, les dimanches, aux beaux jours, au « Marché de la Création », qui déballe sur les quais de Saône à Lyon, à l’ombre des platanes, son bric-à-brac de foire artisanale.
Là, dans l’allée encombrée d’étals, il exposait ses toiles au regard des flâneurs, d’où peut jaillir à tout moment, loin de l’afféterie des vernissages conventionnels, cet amour vrai et spontané pour un objet d’art.
C’est au cours de ces récréations printanières qu’il se lia avec le peintre Jean-Pierre Charlet, un de ces naturalistes épris de ruralité, qui, lui aussi, devait avoir plus d’un motif à suspecter la cruelle vanité du monde. J’ai retrouvé dans les affaires de mon père une reproduction encadrée sous verre, d’une toile de Jean-Pierre Charlet, portant pour dédicace : « A mon ami Jean, en souvenir des bords de Saône, de l’amitié et du bon temps ».
Parmi tant de tribulations ici-bas, tant de sentiment de colère, de peur et d’incertitude, il reste la limpidité de ces choses simples, qui, au soir de la vie, vous font dire, comme Moreau et Deslauriers dans Flaubert : « C’est-là ce que nous avons eu de meilleur ! ».

Novembre 2006

Durant la période particulièrement féconde des années comprises entre 1987 et 1999, mon père dut produire pour le moins trois cents toiles à l’huile ; la plupart furent dispersées dans des collections privées aux quatre coins de France, au gré des expositions et des ventes, mais aussi en Allemagne, en Suisse et aux Etats Unis. Un petit pactole, pourrait-on penser, de quoi asseoir une paisible retraite, à peindre et à philosopher tranquillement, libéré des tiraillements de la nécessité. Que nenni ! L’impécuniosité ne lui laissa jamais aucun répit, cette impécuniosité âpre et fébrile, qui vous gangrène la vie comme à d’autres le vice de l’alcool pourrit le corps.

Cet argent qu’il recevait avec une certaine réussite, ni lui ni personne chez nous n’en virent oncques reluire un liard dans l’escarcelle. Il filait généreusement pour d’autres, aux éternelles goules qui le traquaient inlassablement, tapies à l’affût, dans l’ombre sordide de mystérieuses créances.

Ah les méandres obscurs de la vie d’artiste !..

_______

Le point culminant de sa carrière de peintre fut ce voyage à New-York, qui ne fut possible que grâce au soutien indéfectible de son ami Jean-Paul Mondon, qui l’accompagna dans cette lointaine entreprise.

Il en fallait du courage et de l’audace à cet homme affaibli, miné par cette odieuse dette de la vie, pour miser son « va tout » sur cette expérience américaine ; frapper à des portes sans recommandation, comme un provincial candide perdu dans le maelström aveugle et assourdissant des capitales.
Quelque chose pourtant lui sourit. La constitution newyorkaise lui fut profitable. Les toiles qu’ils serraient dans ses bagages eurent l’heur de plaire et le délestèrent en quelques jours.
Belle aubaine ! Voilà donc que les Américains, l’élite affairiste de Manathan et de Soho, ceux que je croyais, par pur préjugé, exclusifs de l’art abstrait ou hyperréaliste, dont les pochades cérébrales vous sonnent comme des slogans publicitaires, manifestaient une inclination inattendue pour les poésies surannées, anti-utilitaires et désintéressées, de « l’ancien monde » !
Certes, cette rencontre avec les yankees fut comme un feu de paille, qui brûla le temps d’un bref et intense dépaysement, mais qui renforça chez mon père, la conscience qu’il avait de son art.

C’est de cette époque, vers 1990, que date l’article suivant de Mick Michel, écrit à l’occasion d’une exposition à Villefranche sur Saône :

« Jean Delpeux peut oublier les détails. Le détail est une facilité, souvent une perte de temps, le détail est une excuse.
Lui, va plus loin, il va au principal ;
Je pense qu’il peint ce que son âme reçoit, ce que ses yeux reçoivent, en éliminant l’inutile.
Il peint l’architecture du jeu des hommes et des personnages qu’il rencontre, et non pas leur petit carnet du jour.
Ses personnages ne sont pas des silhouettes, il n’a pas de truc, il donne cette espèce de cent pour cent, sans perte de temps, sans choses inutiles, sans facilité.
Jean Delpeux est certainement un de ceux qui va laisser une trace très solide, très profonde.
Je sui sûre que ce bonhomme va marquer son temps, un temps de son temps. Vous n’en verrez pas beaucoup peindre comme cela ; moi, vraiment, il m’accroche, il me subjugue, c’est drôle comme je passe plus de temps à regarder ses tableaux qui sont simples, avec des aplats, il n’y a pas de plis, pas de décors et je m’évade beaucoup plus que sur une chose trop triturée ou parfois abstraite, et j’aime l’abstrait.
Il y a une abstraction en lui.
Moi, je ne le connaissais pas, c’est Jacques Thomann qui me l’a fait rencontrer, en images, je ne l’ai jamais vu, je sais qu’il a fait ses études aux Beaux Arts, comme moi, avec Chancrin, mais moi douze ans avant lui.
Je pense que les Parisiens vont lui courir après. Pour passer par Paris, il faut faire un détour ; lui en fait un très loin, aux USA, il en sera encore plus grand. »

Novembre 2006


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