jeudi 1 mars 2007

Cette vie si courte

J’ai été père relativement sur le tard, à trente-cinq ans, d’un enfant que me donna mon épouse Jocelyne: une petite Clémence qui, pour tout dire, est bien la seule et grande fierté que je tire de la nécessité de mon existence.
Dieu m’est témoin que je n’ai pas été un mauvais père, certes, loin s’en faut. Mais je confesse n’avoir pas été doué des vertus exemplaires d’humilité et de patience que commande l’éducation minutieuse et attentive d’un petit enfant, comme je m’imaginais pourtant qu’un bon père dût en être entièrement capable. Je décerne sur ce chapitre tous les lauriers à mon épouse qui dépensa des trésors extraordinaires de tempérament.
Pour ma part, d’une nature ombrageuse et d’une complexion nerveuse à fleur de peau, je cédai trop souvent à mes emportements et à mes égoïsmes, alors que le sens commun du devoir m’eût exhorté à une plus grande persévérance, à un instinct plus consommé du don de soi.
Hélas, faut-il être pétri de sainteté ou tout simplement animé d’une espèce d’héroïsme domestique pour espérer braver les épreuves d’un tel mérite !
Et puis, j’ai vu Clémence grandir au fil du temps. Elle a été ce petit être protégé auprès duquel je puisais l’énergie de me soutenir moi-même. L’amour a des ressources infinies !
Sur le chemin de l’école et de la vie, j’ai serré sa main dans la mienne, cette petite main qui me procura tant d’espérance et de réconfort. Et son regard d’enfant, cette pure innocence du monde, m’a insufflé le courage d’être et de comprendre.
Clémence aura bientôt douze ans. Et je mesure depuis le jour de sa naissance, le prix du temps qui passe, qui est celui de la vie, « cette vie si courte » comme disait Juvénal, « cette pauvre fleur qui se flétrit si vite ».

Honorius/ Les Portes de Janus/ Mars 2007

mardi 6 février 2007

Le vieux chêne


Assis près de la cheminée, mon regard fixe le foyer qui craque et crépite, faisant danser des ombres contre les murs.
Le spectacle du bon vieux foyer dans l’âtre invite si bien à la rêverie et à la méditation, comme tous les phénomènes particuliers de la nature dont s’imprègnent les sens à l’écoute, libérés des tensions artificielles du temps.
Un paysage, un murmure d’eau courante, les sons paisibles de la terre, offrent en effet autant de perceptions subtiles de l’essence vivante du monde.
Et puis, je repense à mon père, à la plénitude de son exemple, à l’amertume de sa longue pénitence, lui qui fut tout mon espoir, ma force et ma fierté.
Y-a-t-il seulement un jour, une heure qui ne soient habités de son souvenir, du regret de n’avoir pu le serrer fort, avant qu’il ne quittât cette vie, une dernière fois ?
Quelle détresse infinie pour un être humain que de se sentir soumis à la conscience de l’inéluctable, résigné à la déchéance qui vous traîne de longs mois dans des couloirs obscurs de souffrance et de solitude !
S’il est une grande misère morale de l’homme, qui, comme un animal accablé, sent approcher l’ombre de la mort, c’est bien celle que je lus dans les yeux désemparés de mon père, celle que l’on reconnaît aussi dans le regard noyé et perdu des condamnés.
Il est pourtant parti, seul, pour l’ultime voyage, sur la route sans retour ;
Hélas, je ne fus pas là pour accompagner ses derniers pas jusqu’au seuil de cette porte inconnue, là où s’évanouissent la parole et la mémoire.
Je ne fus pas là pour le tenir encore un instant près de moi, lui prodiguer, pour dernier viatique, ces quelques mots d’amour et de réconfort, un dernier geste d’adieu et d’affection, un peu de chaleur à emporter dans le froid glacial de la grande nuit !
J’ai porté ses cendres en terre, le matin du mercredi 11 octobre 2000, un matin pluvieux d’automne, au pied d’un jeune chêne, près de notre maison à St Romain. Ce baliveau qui s’affermit d’année en année deviendra plus tard un arbre haut et puissant, un prodige de la nature !
Et lorsqu’à mon tour je me ferai vieux et serai près de mourir, je sais que mon père sera là, près de moi, comme au temps de mon enfance, me montrant encore l’exemple de sa force et de sa grandeur !


Honorius/ Les Portes de Janus/6 février 2007
    

vendredi 2 février 2007

In Altis Fortior


Chacun d'entre nous descend du vilain et du seigneur. D'ailleurs rien ne les différenciait à l'origine, ils étaient tous deux des paysans attachés à la glèbe. L'un est devenu roi par un accès de fureur et de force brutale que les circonstances lui permirent d'en imposer aux autres. Tels sont les débuts de la politique: une sauvagerie de butor qui se nourrit de ses propres excès. Du manant poussant la charrue, le souverain et plus généralement le noble, conserva longtemps les moeurs rustres et l'accent rugueux de terroir. Leur état respectif se perpétua dans l'ignorance l'un de l'autre, l'un gagnant en sagesse et en force, l'autre, après avoir brillé de quelque éclat, se perdant dans les aléas de la quenouille et de l'infortune. Ce qui faisait dire à Nietzche que "la noblesse console d'être pauvre". 



Et d'abord qu'est-ce que la noblesse? Quelle est l'essence ou la signification psychologique de ce statut acquis initialement par le pillage et la barbarie? C'est avant tout, me semble-t-il, passé les tumultes et l'obscurité de ses débuts, un principe de continuité de l'être par la transmission de la mémoire. Mettez l'une en regard de l'autre la généalogie d'une lignée d'aristocrates et de manants, elles sont naturellement aussi longues l'une que l'autre (qui en eût douté?), à la différence que la première a conservé la mémoire longue de son histoire et de son identité.  Elle peut être, au fil du temps, dépossédée de ses fiefs, de ses droits et privilèges de possédants, il lui reste son bien le plus précieux: l'éducation, la décence et le nom, qui lui permettent encore aujourd'hui la faveur de certains réseaux.
La noblesse, cette classe violente et avide de querelles d'accaparement, disparut progressivement dans l'aventure des Croisades, dans les désastres de la Guerre de Cent Ans et sous le coup de grâce de la Fronde. Au 17ème siècle elle n'était plus que l'ombre d'elle-même, déchue et pitoyable, livrée à toutes les dégénérescences. Pendant des siècles, elle avait présidé à la composition du paysage entre le donjon, le pigeonnier et l'église de la paroisse. Comme le paysan, elle avait des passions rustiques et un lyrisme, une mélancolie de la terre.
La noblessse provinciale ne s'est d'ailleurs jamais vraiment départie de cette odeur de grange et d'étable, de cet effluve de champ labouré dont elle partage peu ou prou avec le paysan la dignité des mains caleuses, la sueur et la fatigue. L'état délabré de son patrimoine la contraignit à composer avec ceux-là, négociants ou praticiens parvenus, qui "veulent avoir l'air mais qui ont pas l'air du tout" comme disait Jacques Brel, sentant leur ferblanterie ou leur basoche et qui s'offraient à prix d'or des rogatons de particules et des manoirs seigneuriaux en déshérence, avec prés, bois, boriages et pasturaux. Et puis, restaient les grands feudataires, éxilés dans leur orgueil, aigris de morne fatuité, réduits à causer d'intrigues d'alcôve et de fricassées, gens désoeuvrés ayant égaré le sens de l'action et des vertus terriennes, en quête de ces pompeuses sinécures qui les faisaient briguer à la Cour les honneurs de la ruelle et du pot de chambre.
Chacun d'entre nous, disais-je, descend du vilain et du seigneur. Cela est vrai principalement pour le vilain, toute cette arborescence de paysannerie qui constitue le fonds de notre identité, de notre atavisme des simples et des laborieux dont est chargé le sang de péquenots coulant dans nos veines. Mais cela est vrai aussi pour le seigneur, car il est établi que de multiples fils d'ascendance nous relient inmanquablement tantôt à une coucherie illégitime, tantôt à une de ces unions de bourgeois avisé avec une fleur de fin de race. Nous apprenons ainsi que nous pouvons adresser nos hommages respectueux à l'Empereur Charlemagne, que le réseau des implexes nous désigne à de multiples reprises comme un vénérable aïeul. 



L'homme est habité par le fantasme de la continuité et du prolongement de soi-même après sa mort. Le sieur Fessemathieu et le Duc de Montmorency aspirent l'un et l'autre à la descendance de leur nom, de leur hôtel ou de leur castel, de leur blason, s'il en est, enfin de tout ce qui se rattache à la mémoire et l'hérédité de leur être. Comme disait Michel Audiar, "Les caves appellent ça un cas de conscience, nous (les hommes du milieu), un point d'honneur".
Le blason constitue, dans l'ordre du fantasme, le coeur de la question de la mémoire et de l'identité. Moi-même, je ne me suis pas privé de cette sorte de rituel, comme celui de la main qui imprime sa marque dans le ciment. Certes, on ne trouvera cet écu ni dans les paperasses de chez Revel, ni dans celles de chez d'Hozier, mais il faut bien un début à tout, et le début sous le rapport de la métaphysique et de la téléologie vaut pleinement la fin. Alors comme Montaigne, j’ai peint naguère mes armoiries dans un cadre posé contre la pierre de ma cheminée, portant « de gueules à trois chevrons d’argent, le chef d’or chargé de trois fleurs de lys d’azur », avec pour devise : « in altis fortior », ou si l’on préfère : « in summo virtus ». Les meubles et les émaux évoquent un vieux terroir de Haute Auvergne, où vécurent pendant des siècles mes lointains prédécesseurs.
Personne donc ne me les a concédées, par lettres patentes ou arrêt de Chancellerie et autres génuflexions à l'office ou devant l'autel. Bien mieux, je les ai composées moi-même, sans autre cérémonie, conformément à la libre pratique des origines, à mon goût et à ma convenance.
Combien de vaniteux n’eussent pas donné jadis, leur fût-elle jetée à la face, pour une brochette de merlettes ! Même la légion d’honneur, ce hochet tant convoité des brigues contemporaines, n’a pas effacé le prestige conservé jusqu’à nos jours par le blason authentique, en vieil or bruni, d’un obscur hobereau de fond de province.
Car l’emblème héraldique traverse le temps et l’histoire; il identifie un lignage, témoigne de son enracinement et de sa mémoire, oppose sa figure impassible au chaos du monde. Il est comme un symbole d’éternité contre la fatalité de l’oubli et de la mort.

Honorius/ Les Portes de Janus/Février 2007

L'Algérie: Un cas de conscience

Chacun a ses talents et ses mérites, mon père comme les autres. J'ai d'ailleurs toujours apprécié sa bonté foncière, sa curiosité intellectuelle, un sens impayable de l'humour, cette profonde sensibilité intérieure qu'il exprima notamment par sa passion du chant et de la peinture. Mais il est un mérite tout-à-fait particulier que je dois aussi lui accorder à travers un fait que j’ai à cœur de rapporter tel qu’il me l’a confié comme une anecdote de hasard. Il ne s'en est jamais vanté et ne m'en fit état qu'une seule fois dans sa vie. Voilà bien un de ces cas de conscience! Certains, une fois qu'ils l'ont tranché, n'y pensent ni n'en parlent plus, d'autres ne cessent d'être agités de regrets ou de remords.
Mon père accomplissait son service militaire en Allemagne, aux environs de Baden-Baden, lorsque son unité fut envoyée en Algérie, où une guerilla insurrectionnelle sévissait depuis plusieurs mois. 
C’était en avril 1956. Les appelés et les rappelés du contingent commençaient à affluer par convois entiers sur la scène où se jouait le drame douloureux d’un conflit qui devait s’éterniser pendant sept longues années.
Mon grand-père Emile, inquiet à l’idée que son fils dût partir au « casse-pipe », comme on disait depuis Courteline, ou qu'il dût lui arriver malheur, comme aurait dit ma grand-mère, s’avisa d’intercéder auprès de son cousin Henri Guérin (cf note du bas), qui avait été gouverneur militaire en Allemagne et conservait ses accointances à l’Etat Major des armées, afin de lui épargner l’épreuve du péril et du feu. Rien de plus facile. Il avait déjà rendu des services aux uns et aux autres et en rendrait encore.
C’était sans compter sur le sens que mon père se faisait de la justice et de la solidarité envers ses compagnons d’infortune. 
Il refusa tout net l’intercession proposée par mon grand-père, préférant, à la vergogne d’un traitement de « planqué », partager le sort qui attendait les camarades de son unité dans une aventure imprévisible qui sèmera, on le sait, d'innommables atrocités et d'innombrables victimes
Mon père avait alors vingt-deux ans, un âge certes impétueux, ouvert aux élans généreux et qui connaît d’instinct le parti où se trouve le sens vrai de l’honneur, sans avoir à attendre les froides réflexions de l’expérience. Etait-ce une espèce d'impulsion de bravache, un de ces traits de maturité qui s'ignore? Quelle que soit l’exégèse que l’on puisse extraire d’une telle résolution, elle apparaît indéniablement comme un acte de courage moral. Certes, les temps et les valeurs changent selon les circonstances et les mentalités, mais quel parti prendrait aujourd'hui un jeune homme de vingt-deux ans dans une situation analogue? L'honneur est un sentiment moral, c'est-à-dire un état de conscience, qui porte l'individu à se conduire conformément à l'estime ou à la dignité qu'il pense se devoir à lui-même et devoir éventuellement aux autres.
L’embarquement se fit à Marseille le 29 mai 1956, à bord du « Togghourt », gros navire de transport où s’entassaient pêle-mêle un capharnaüm de véhicules et de matériels militaires, ainsi que des troupes de toutes armes, agglutinées en paquets sur les ponts et les passerelles. 
Parmi les unités embarquées, l’on pouvait particulièrement distinguer les fameux parachutistes de la Légion Etrangère, à la réputation d’efficacité sulfureuse, assortiment de gros bras tatoués de toutes nationalités, surtout des Allemands, coiffés du béret vert, de vraies têtes de brutes aux "cous de vérats", suivant l'expression de mon père. 
Ces derniers, une fois n’est pas coutume, ne furent pas en état de se vanter de leur statut de guerriers et de « durs à cuire », tant ils furent eux-mêmes au supplice à rendre tripes et boyaux, les traits livides et décomposés, sous les effets alternés du tangage et du roulis du navire. 
L’odyssée dura deux jours. Mon père eut au moins à se féliciter de ne pas être atteint de ce fichu mal de mer qui faisait des ravages parmi la garnison flottante, et d’avoir pu dormir, comme il se plaisait plus tard à le dire, comme un nourrisson ou un pacha, sur un gros sac de cordes. 
Puis ce fut l’arrivée à Alger, où le « Togghourt » accosta le 31 mai. La ville s’étageait en terrasses blanches sous un ciel d’azur éblouissant. Alger « la blanche », seuil de l’orient et marche pied du désert qui s’étendait plus au sud jusqu’aux montagnes mystérieuses du Hoggart, que peignit Pierre Benoît dans son « Atlantide ». 
On aurait certainement eu de la peine à concevoir, en découvrant cette belle ville méditerranéenne toute vibrante de ses activités quotidiennes sous la splendeur printanière, que le pays se trouvait à feu et à sang. 
Le théâtre des opérations se cantonnait pour l’heure à l’extérieur des grandes cités populeuses, et la «bataille d’Alger », qui jeta le chaos dans la ville pendant de longs mois, n’avait pas encore commencé. 
La guerre que connut mon père ne fut directement pas celle des combats et des attaques où beaucoup d’autres appelés furent précipités dans le bled où les montagnes de l’Aurès. 
Ce fut pourtant le danger permanent auquel on se trouve exposé en pays hostile ; une mine ou une bombe éclatant au passage d’un convoi, un pont saboté, un traquenard sordide où l’on vous retrouve égorgé au petit jour. 
Ce fut aussi le spectacle de la torture, horrible et odieusement routinière à force d’être quotidienne dans un climat de terreur, la vue des blessés et des morts, celle des villages écrasés sous les obus. 
Et puis cette insouciance des débuts que gagnent la crainte puis sans doute la peur, la peur d’être pris à son tour pour la prochaine cible aveugle.
Etait-ce là la rançon de la solidarité qui le liait à ses compagnons de la première heure? Une année passée en Algérie, dans cette guerre sordide et ce pays que chacun apprit si bien à détester, une année passée en Algérie d’où la conscience ne devait jamais revenir indemne pour personne. Un cas de conscience relève d'une question d'ordre moral, certains diront dans certaines circonstances, d'une question d'honneur. Et qui se sentirait assez enflé du sentiment de la moralité ou de l'honneur pour juger chez autrui d'un cas de conscience?

Mon père évoquait fréquemment ses souvenirs d'Algérie, quand d'autres, sans doute plus durement affectés, restèrent leur vie durant muets comme des carpes. Je pense donc devoir effectuer ici le sauvetage de quelques parcelles de souvenirs, quelques miettes éparses qui tiennent au creux d’un mouchoir, de ces instantanés insignifiants issus de la trame de l’Histoire. Il s'agit de la retranscription de propos de mon père, des souvenirs de souvenirs en quelque sorte, certes lapidaires et évasifs et dépourvus de toute documentation,  mais qui, en dehors de quelque liant narratif, ne doivent absolument rien à mon imagination.

En Allemagne : 

Tableau 1 : J’étais affecté en avril 1955 au GCR 601 à Achern. Très belle région. C’est là que j’ai passé en juin mon permis de conduire les poids lourds. A l’époque l'armée française avait le statut d'armée d’occupation. Nous passions notre temps à sillonner le pays en camions et à débouler dans les centres villes pour des prises d’armes destinées à impressionner les populations. 

Je me souviens d’un dénommé Gouac’h, un grand type dégingandé à l’air indolent, qui avait le don, par son impassibilité, à faire sortir de ses gonds l’adjudant de compagnie auquel il reprenait ses barbarismes de langage. 

Tableau 2 : Le temps des cerises. 

C’était au printemps, toute la section était sortie pour une marche commando au grand air, dans la campagne badoise. Au beau milieu d’un chemin, le lieutenant crie : Halte ! et nous invite chaleureusement à grimper dans les cerisiers. C’est ainsi que notre troupe se retrouve buissonnant comme des collégiens, à s'empiffrer de cerises.

Tableau 3 : Les gaîtés du Régiment. 

En août 1955, je suis affecté à la 41ème Cie de QG à Baden-Baden. Je me trouvais au cœur de tout le centre de commandement des forces françaises en Allemagne. C’était une fourmilière d’officiers supérieurs et de généraux, si bien que les simples troufions que nous étions étaient tout simplement dispensés de les saluer réglementairement, car sans cela nous serions restés la main collée au calot du matin au soir. 

J’ai intégré quelque temps les effectifs du Spectacle aux Armées pour des numéros de chant. C’étaient des soirées de gala, le champagne, la belle vie. Jean-Claude Brialy, le futur acteur, avait effectué un an auparavant son service comme moi dans le même quartier militaire. Il avait déjà des postures de star extravagante. On m'avait rapporté en rigolant la scène suivante: Alors que sa section se trouvait dans sa chambrée, l’adjudant de compagnie entre brusquement pour une inspection. Garde à vous! Tout le monde se redresse au commandement sonore. Arrivé devant la porte d’une pièce contiguë, qu’il trouve fermée à clef, le sous-off tambourine violemment pour se faire ouvrir. La porte restant close, il s’impatiente, frappant de plus belle : « Vous allez ouvrir cette porte Nom de Dieu ! ». La porte s’entrebâille finalement et laisse apparaître dans l’embrasure un jeune dandy vêtu d’une belle robe de chambre, et qui, d’un air détaché, demande au sous-off : « Oui, c’est à quel sujet ? » Qu’on imagine la scène : Un sous-off intraitable se pointant pour une revue de détail et qui se fait  éconduire comme un fâcheux. Le ton est vite monté, « Vous vous foutez de moi petit con? » « Mais mon Adjudant, vous voyez bien que je suis occupé, avec tout ce que j’ai à préparer pour la représentation de ce soir ! ». Le sous-off pouvait tant et tant souffler et beugler, il ne pouvait avoir gain de cause. Brialy était déjà «le Beau Serge » talentueux protégé des étoiles du Quartier Général. 

Tableau 4 : La belle vie. 

Oui c’était la belle vie. Au printemps, on partait en virée avec les Pefat (Personnel Féminin de l’Armée de Terre) dans la Forêt Noire. Nous étalions la nappe pour le pique-nique dans de belles prairies illuminées, entourées d’immenses sapinières. 

Tableau 5 : Hiver 1955-1956. 

Février 1956. C’est la nuit, je sors pour prendre mon tour de garde par moins 25°. Avec ce froid atroce, les tours sont portés de deux à une heure. D’abord on ne se rend pas trop compte. On boit un bon coup d'eau de vie avant de quitter la salle surchauffée, et la chaleur qui nous imprègne nous accompagne encore quelques instants. Mais très vite, on sent le froid nous pénétrer et nous clouer sur place. Nos écharpes nouées sur la tête et nos gros moufles nous empêchent de tenir correctement notre fusil. Nous sommes dispensés de relever les numéros d’immatriculation des véhicules qui entrent dans le quartier, car l’encre des stylos est complètement gelée. Lorsque fin février, la température est passée à zéro degré, l'air, en comparaison,  semblait d'une douceur printanière et nous étions tous en bras de chemise.


En Algérie : 

Tableau 6 : Comité d’accueil. 

A mon arrivée à Alger, après deux jours de traversée, on nous demande d’attendre sur le port. La journée s’écoule ainsi à attendre des camions qui devaient venir nous récupérer. J’ai donc passé ma première nuit en Algérie à dormir comme un bienheureux sous les grandes arches blanches du port. 

Tableau 7 : La bêtise ordinaire. 

En plein centre ville, je vois une voiture renverser un piéton. Le passager, un Pied-Noir, descend, s’approche de l’homme gisant au pied du capot, puis se tournant vers le conducteur, lui lance : « Ah, c’est rien, laisse tomber, c’est un Arabe !! » Et les deux types repartent dans leur voiture, laissant l’homme blessé à terre. 

Tableau 8 : L’inconscience du danger. 

J’étais affecté à ce moment-là au 57ème bataillon des Services, 407ème Cie de Commandement et de Services, 221ème Bureau Payeur (autant être précis). J’étais le chauffeur du lieutenant. Un jour, nous transportions à l’arrière de la jeep quelques gros sacs de jute contenant toute la solde du mois, que nous devions convoyer au quartier militaire. Il faisait chaud. Le lieutenant me demande de m’arrêter sur une place près d’un café, le temps de prendre un rafraîchissement. Et nous voilà attablés, la mitraillette en bandoulière, les pieds allongés sur le trottoir, à siroter notre bière ou notre limonade. Nous gardions un œil vigilant sur la jeep garée à vingt mètres, garnie de la solde de tout un régiment. Quand j'y repense, c'était de la pure insconscience. Avec tous les commandos du FLN qui grouillaient dans la ville, on aurait pu se faire liquider à tout moment. Le danger était partout. Un jour que je roulais dans Alger, la jeep qui me suivait sauta sur une mine. 

Tableau 9 : En opération 

Quand nous partions en opération, c’était parfois avec tout le régiment. On conduisait pendant des heures sur des étendues désertiques. Il faisait une chaleur suffocante, mais le commandement nous obligeait à conserver le casque lourd à l’intérieur des camions surchauffés. On voyait les jeeps du général et des types de l’état major passer entre les files du convoi pour vérifier, l’air martial, si nos boutons de guêtres étaient bien en ordre. Quels pitres ! 

Dans les cantonnements, on s’accordait des libertés de potache : Les entrées de tentes étaient affublées d’écriteaux loufoques du genre « Mon rêve » , « Sam Suffit ». On affectait de porter nos galurins de brousse de travers, à la manière de Rintintin. Et puis, suprême pied-de-nez à l’encontre du gratin des étoilés, le soir, c’est nous, les simples troufions qui décidions de couper le groupe électrogène, quand nous pensions que la veille à la belle étoile avait assez duré. Tout le monde rentrait dans ses pénates, sans qu’un seul des officiers ose protester. 

Tableau 10 : Les vénus et le butor. 

Nous sommes en mission dans le djebel. Notre convoi s'arrête dans une bourgade. Le type qui m'accompagne, bon gars et sans doute pas très finaud, s’approche de deux « moukères », comme on disait, accroupies sur une natte, le visage religieusement voilé mais laissant à l’air libre si l’on peut dire, sous les plis relevés de leur djellabah, les mystères obscurs de leur vertu. Contraste saisissant de pudeur et d’impudeur. Par une de ces provocations qui se voulait fraîchement facétieuse, le type en question sort son pistolet et, le bras tendu, les dents serrées et affectant une grimace de cruauté, pointe tour à tour sur le front des deux femmes le canon de son arme, mimant une sorte d'exécution. Effet garanti. 

Tableau 11 : Détour par la Casbah. 

Au plus fort de la bataille d’Alger, je suis au volant d’une jeep avec un collègue. Nous suivions un convoi d’autres véhicules à travers la ville. A un carrefour, je dois mal interprêter les signaux directionnels d’un pelot de la police militaire car nous nous retrouvons bientôt perdus dans des ruelles étroites d’un vieux quartier arabe. Je me rends compte soudain que nous sommes tombés par un trou de souris en plein dans la Casbah, périmètre complètement bouclé par l’armée et repaire des activistes du FLN. Nous roulons au pas au milieu des piétons qui s’effacent de mauvaise grâce. C’est à peine si j’ose klaxonner pour prier aimablement des quidams accroupis contre les murs de se lever pour nous laisser passer. L’atmosphère est inquiétante, la trouille commence à nous saisir, il faut très rapidement sortir de cette nasse tout en restant calmes et souriants pour n’en rien laisser paraître. Autour de nous les regards jugés menaçants de la foule nous oppressent, la crainte de se faire liquider ni vu ni connu par un de ces commandos de fells aux aguets nous semble réelle. Tout-à-coup, n’en pouvant plus, mon collègue dégaine son flingue et esquisse un geste circulaire pour tenir la foule en respect. Je réagis aussitôt, sachant d’instinct que dans une telle situation, c’était bien là la dernière des choses à faire. Je rabats mon bras contre sa main armée. « Arrête, t’es complètement dingue, fais surtout pas ça, c’est trop dangereux, Bon Dieu reste calme et rengaine ça tout de suite !! » 
Le type rengaine son flingue et bien lui en prit. Nous continuons lentement à progresser dans les ruelles encombrées, affectant de rester calmes, tout calmes, puis, le même hasard qui nous y fit entrer nous en fit très heureusement sortir pour rejoindre enfin la « ville européenne ». Ouf ! 

Tableau 12 : L’Adjudant « Tarasboulba » 

Je me souviens de cet adjudant en Algérie, une vraie dégaine de mercenaire : Tenue léopard, arme à la hanche à la manière des foudres de guerre, crâne rasé, longues bacchantes noires, un vrai tueur aux airs de Tarasboulba. Par contraste avec son allure formidable, il avait un caractère empreint d’une bonhomie inattendue et une voix perchée comme celle d’un enfant. 

Un soir, alors que nous avions arrêté le camion pour dormir dans un coin de djebel, l’adjudant 'Tarasboulba" s’apprêtait à nous rejoindre en grimpant par la ridelle. Nous avions affecté de tirer la bâche pour lui interdire l’accès au plateau où nous avions installé nos couchages. Les nuits sont froides dans le djebel et il n’était pas question de rester dormir à la belle étoile. C’est alors que l’adjudant, accroché à la ridelle, se mit à pleurnicher comme un écolier en nous suppliant de le laisser entrer. J'entends encore ses plaintes: "Allez les gars, faites pas les vaches, laissez-moi monter quoi ! Allez les gars, soyez sympas ! Allez quoi !" Fin de l'histoire: Tarasboulba finit bien sûr par monter dans le véhicule.

Tableau 13 : Bombardement sanitaire 

En opération, j’ai vu des pièces d’artillerie tirer dans les montagnes sur des nids de fellaghas, soit disant. Peut-être qu’il y en avait, car ils se planquaient n’importe où. Mais il faut dire que le point visé était un hôpital clandestin de campagne, que les tirs ont réduit en poussière avec tout ce qu’il y avait dedans. Et les gros bras qui étaient à la manœuvre buvaient tranquillement leur Kronenbourg en chargeant les pièces et en contemplant le spectacle. 

Tableau 14: Les gorges de Palestro

Le convoi roulait sur une piste encaissée. Je conduisais un camion. Pour distraire l'ennui de ces trajets interminables, on faisait tour à tour le pari de tenir le volant d'une main le plus longtemps possible. On nous avait informés que nous passerions dans les gorges de Palestro, là où des appelés comme nous, avaient été massacrés dans une embuscade quelques mois auparavant. L'endroit était désertique et montagneux et le souvenir sinistre du massacre planait sur les espaces désolés. 
Un jour que nous roulions sur une de ces pistes de montagne, le camion-citerne derrière nous qui transportait l'eau potable dégringole dans le précipice. Les deux occupants du véhicule sont tués. Les seules réserves étaient les bières du camion frigorifique. Il faisait horriblement chaud et tout le monde crevait de soif. Les bières sont distribuées à la troupe. Arrive alors ce qui devait arriver: la plupart des gars se jettent sur les bières et enquillent goulûment la boisson presque glacée. Choc thermique assuré. Des gars tombent dans les pommes et sont évacués par hélicoptère. Moi, je restais dans mon coin, à boire ma bière lentement, gorgée par gorgée.

Tableau 15: Les carabines anglaises

J'ai été affecté comme chauffeur dans un régiment du train. Je participais au transport d'unités de combat, des marsouins (infanterie de marine). On les lâchait dans la nature où ils partaient dans les montagnes pour des opérations de ratissage. Moi je restais avec la logistique dans le camp de base pendant deux ou trois jours à attendre leur retour. Nous ne risquions pas d'être attaqués car nous étions nombreux et fortement accrochés au terrain. Certaines unités que nous transportions étaient armées de carabines anglaises. Le défaut de ces modèles, une fois armés, était de faire partir le coup sous l'effet d'une secousse un peu forte. Les types tenaient leur fusils entre les jambes, la crosse au plancher et le canon pointé sous la jugulaire. Parfois, une secousse violente du véhicule faisait partir le coup...... avec la tête.

Tableau 16: Le pont

Le convoi se dirigeait vers un pont. Des mouvements suspects sont signalés autour de l'ouvrage et on nous demande de descendre des véhicules. Les fellagah! On tire en l'air à la mitraillette (moi en tout cas) pour les faire fuir. Puis un officier du génie inspecte les piliers du pont, un ouvrage en bois qui portait les marques d'un sabotage. La question étaient de savoir si ce pont, compte tenu de son état, était en mesure de supporter le passage du convoi. L'officier du génie rend son verdict: Si le premier véhicule passe, les autres passeront. Le chauffeur du premier véhicule c'était moi. Et le convoi est passé.

Tableau 17: La torture
Je voyais fréquemment des camions emplis de pauvres types, des arabes, qu'on débarquait dans le quartier où je me trouvais à Alger. J'en voyais parfois rembarqués dans un sale état, complètement amochés. Je savais qu'on les envoyait à l'interrogatoire où ils passaient un seul quart d'heure entre les mains des paras. Ces scènes faisaient tellement partie du quotidien qu'on ne faisait même plus attention. (Quelle misère!)

Tableau 18 : Trou noir 

Nous roulions dans la jeep en rase campagne près d’Alger. Le lieutenant avait tenu à conduire lui-même, en infraction au règlement, car j’étais censé être son chauffeur. Cette lubie le prenait souvent et je lui cédais la place sans déplaisir, si ce n’est qu’il m’écorchait les oreilles à faire craquer la boîte à vitesses. Tout-à-coup, plus rien, le trou noir. Je me réveille sans transition dans une salle d’hôpital après avoir passé deux jours dans le coma. Que s’était-il passé ? La rupture brutale de l’essieu avait envoyé la jeep dans un champ et je fus projeté au sol par la portière, la tête la première, et assommé sur le coup. Le lieutenant s’en était tiré sans une égratignure. Je n’ai jamais gardé aucun souvenir de l’accident qui m’épargna néanmoins une aventure. En effet, deux jours plus tard, je devais embarquer pour l’expédition de Suez ! 

Tableau 19 : Première permission 

Cet accident m’avait permis de revenir en permission de santé à Lyon, une des rares dont j’ai pu bénéfiéer pendant vingt-huit mois de service militaire. Un jour, je trouve un papillon sur mon véhicule pour stationnement interdit. Me présentant au bureau des contraventions, à la Part Dieu, pour régler la prune, le policier me demande mes papiers. Ah ! vous êtes en Algérie ? Me demande-t-il ? Je lui fais le point sur ma situation. Il me répond: Mon fils aussi est en Algérie. Et votre PV, voilà ce que j’en fais ! Aussitôt devant moi, il déchire le papillon en quatre et me laisse quitte. 

Mon père a été libéré en mai 1957.

Honorius/février 2007





Note: Henri Guérin (1902-1988): Ingénieur, officier prisonnier de guerre à l'Offlag XI A à Osterode. Rapatrié le 10 juillet 1941, Directeur de la zone NO du Commissariat aux Prisonniers de guerre de septembre 1941 au 14 janvier 1943. Arrêté par la Gestapo le 7 juillet 1944, déporté résistant le 14 août 1944 à Buchenwald, Dora, Ellrich, libéré le 6 ou 7 juin 1945, rapatrié à Paris. Gouverneur en Allemagne (Administration française en zone française d'Allemagne occupée) des districts de Trèves, puis de Hesse-Rhénanie (Mayence).

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