mercredi 9 janvier 2008

Le château d'Avauges


Le château d’Avauges (ce qui, en lointain vernaculaire, signifie « en amont »), à St Romain de Popey, est un vaste corps de bâtiments en forme de fer à cheval construit dans le goût néo-classique du 18ème siècle, accolé à une partie plus ancienne datant du 16ème siècle, élevée elle-même sur les fondations d’une forteresse médiévale, près de la petite rivière « La Turdine ». 
Les de Varennes aux 13ème et 14ème siècles, les de Varey de 1334 à 1553, puis à partir de cette date, les d’Albon, furent successivement les seigneurs du lieu. 
L’entrée d’honneur se faisait naguère par l’ancienne route royale dite « de Paris à Antibes », connue aujourd’hui sous le nom prosaïque de Route Nationale 7 (qui eut pourtant sa mythologie), qui longe les terres du domaine. 
De là, on aperçoit, niché au creux des bosquets, la silhouette noble et tranquille du château. 
Hélas, le brouhaha et la fureur que charrie quotidiennement cette artère surchargée en a dénigré peu à peu les portes majestueuses, qui, s’ouvrant dans la profondeur du parc, conduisaient à travers bois et pacages à la demeure marquisale par une allée plantée de tilleuls. 
C’est ainsi que, depuis plusieurs décennies, la haute grille en fer forgé reste résolument close au bord de la route inhumaine, comme figée par un sort mélancolique, et les vieux murs en pierre dorée qui la retiennent encore sur ses gonds, semblent vouloir faire comme un dernier barrage à l'insolence frénétique du monde. 
On accède aujourd’hui au château par une entrée latérale en suivant, sur une distance d’un kilomètre, un petit chemin perpendiculaire à la grand route, qui traverse la Turdine et longe le mur d’enceinte du parc, dont la maçonnerie délabrée laisse apparaître quelques trouées éparses comblées par d’épais fourrés de lierre et de ronces. 
On arrive bientôt au pied d’une haute muraille de pierre de taille de couleur rosée ornée d’un fronton d’ordre classique sur lequel figure un blason sculpté en 1830 aux armes de la famille d’Albon, propre et net comme sorti depuis peu des ciseaux de l’artisan. 
La porte d’entrée est un ouvrage massif de bois peint, renforcé de bardes et de clous, semblant vouloir défendre farouchement l’entrée aux importuns. 
Tout est calme alentour dans ces bosquets d’anciennes garennes qui fleurent bon l’humus et scintillent dans l’écoulement des saisons… 
Le chemin décrit un coude juste devant l’entrée du château, puis repart sous les frondaisons en direction de Saint Romain de Popey, en traversant sur un pont la ligne de chemin de fer construite au 19ème siècle entre Tarare et Lyon, et qui sillonne la campagne comme une longue balafre utilitaire. 
Un bruit lourd de loquet, de gonds et de barre de fer se fait entendre derrière la porte. Le marquis d’Albon apparaît dans l’entrebâillement et m’invite à entrer dans sa demeure. Les chiens, qui déambulent d’ordinaire à l’intérieur de l’enceinte, ont été retenus dans une remise de la cour. Leurs aboiements de molosses retentissent avec vigueur contre le visiteur que je suis, redoublent lorsque ma voix qui résonne entre les murs répond à celle du marquis dans les prémices de notre conversation. 
La poterne se referme derrière moi sous un porche pavé où sont posés quelques objets de vannerie et outils de jardinage. A main droite, sous le porche, une petite porte donne accès à une immense pièce au sol en terre battue emplie de tonneaux et de corbeilles, où se dresse l’architecture imposante d’un pressoir du 17ème siècle, admirable mécanique de bois de chêne garni d’antiques renforts de ferronnerie. 
Passé le porche, on pénètre dans une grande cour carré couverte de gravier, bordée sur trois côtés par les ailes et le corps principal du bâtiment, et sur le côté ouvert, par un jardin sauvage où filent des sentiers dans l’ombre des arbres centenaires. 
Les façades du château comportent trois rangées de hautes fenêtres, la plupart closes de volets de bois rabattus derrière les croisées, dont on aperçoit les dizaines de carreaux brisés. 
Cette immense demeure, construite jadis à l’heure des jours fastes, ne vibre plus depuis longtemps de cette animation des grandes maisonnées industrieuses, produisant avec bonheur les fruits de leurs héritages. 
Le marquis y vit seul avec la marquise et l’une de leurs deux filles, dans une sorte de recueillement coupé du monde. 
Tout offre l’aspect d’un fier abandon, le visage encore digne de la prospérité enfuie. 
Le marquis est un petit homme vif et sec de 84 ans, le verbe prolixe, avec ce petit ton désuet et parfaitement policé qui fleure son gentilhomme d’ancienne souche. 
Est-ce la majesté surannée des lieux qui abritent sa retraite, est-ce tout ce que sa personne représente de prestigieux et d’authentique dans l'ordre de la tradition et de la mémoire, d’évocation de grandeur passée et d'enracinement d'humanité, est-ce tout cela à la fois qui inspire naturellement à son contact, cette attention respectueuse, cette révérence que notre conscience témoigne pour les symboles du temps accompli et les oeuvres de l'histoire?
C’est pour ma part en honnête homme, curieux de connaissance et d’observation, que je fus reçu à plusieurs reprises au château, pour y converser dans la plus aimable compagnie d’histoire et de patrimoine, de vieilles anecdotes de terroir, de toutes ces choses futiles dans l’ordre de la pensée et du souvenir qui vous délestent si élégamment de l’ennui ordinaire du monde. 
Le marquis trouva un intérêt manifeste à me faire visiter les pièces principales du rez-de-chaussée où nous nous trouvions. D’abord une vaste salle de réception à colonnade de pierre blanche, flanquée d’un escalier massif rejoignant avec majesté des altitudes insondables dont je n’ai pas eu l’heur à ce jour d’entrevoir le mystère. Puis, en enfilade, un beau salon richement meublé, un cabinet de travail encombré de livres et de papiers, et dont la perspective est amplifiée par de grandes lames de glace toutes piquetées par les irrévérences du temps, encadrant une cheminée de marbre ; puis une grande pièce sombre emplie d’objets de bric et de broc, sorte de dépôt et d’atelier où le marquis rangeait toutes sortes de cadres, de moulures et de boiseries, et notamment, posés sur le sol, de magnifiques fragments de sculptures médiévales, vestiges des époques anciennes du château, aux figures héraldiques encore imprégnées par endroits des traces de leurs couleurs primitives. 
Plus loin, gravissant quelques marches, on accède à la chapelle du château, où l’on distingue dans l’atmosphère lugubre de la pénombre, quelques bancs et des prie-dieu garnis de velours brodé, l’autel froid et nu, et plusieurs drapeaux anciens lourdement déployés sur une double rangée de hampes. 
Errer dans ces lieux solitaires, de nuit, au mois de novembre, à la lueur confidentielle de quelques lampes, vous évoque tout un monde fantastique d’ombres et de murmures, de frissons et de mystères, de ces choses qui semblent surgir de l’enfance et des hantises de l’inconscient. 
Revenus au salon, nous devisons derechef, accommodés sur d’antiques cabriolets à médaillon ou à chapeau, d’authentiques pièces du 18ème siècle. La salle, haute de plafond, a des allures de vieux théâtre fatigué, avec ces lambris blanchâtres, ces tapis élimés, ces lourds rideaux rancis, festonnés comme des devantures de catafalque, avec ces grands tableaux somptueusement encadrés où trônent les bustes orgueilleux, les physionomies racées et suffisantes de temps irrémédiablement révolus. 
Tout semble avoir été laissé là, au point où des acteurs auraient soudain quitté la scène, scène d’une ancienne existence qui se serait évanouie elle aussi comme un rêve. 
Les sièges à pied cannelé, les sofas élégants, les guéridons cirés, les tables de jeux ou de lecture incrustées de fine marqueterie, disposés là en cercles intimes pour la conversation, témoignent encore de ce que furent jadis les amabilités provinciales du siècle des Lumières. 
D’ailleurs, le marquis m’enseigne que le château compta de nombreux encyclopédistes parmi ses hôtes de choix. Il fait donc beau s’imaginer Messieurs d’Alembert, d’Holbach, Diderot, Melle Lespinasse, qui était elle-même une d’Albon, devisant au centre d’un cénacle distingué à mouches et perruques, à la lueur jaune des candélabres, jouant les gammes d’un brillant, d’un splendide concert spirituel. 
Je crois pour ainsi dire entendre, évoqués d’outre-tombe, tout ce roulis de voix claires, ce babil étincelant des idées et des mots, ces tintements mélodieux de l’intelligence, chatoyant entre ces murs où je me trouvais assis-là, en auditeur libre des susurrements de l’Histoire. 
Le château d’Avauges peut également s’enorgueillir d’une orangerie que les ancêtres du marquis aménagèrent, comme tant d’autres princes et hobereaux fortunés du 18ème siècle, nourris de l’exemple dispendieux de Versailles. 
Aujourd’hui livré aux herbes folles, avec ses vieilles serres de pierre closes sous le soleil, cet espace présentait jadis son bel ordonnancement dans la perspective de la façade nord du château, la plus illuminée, tournée en direction de la route royale. 
Cette façade à fronton avec escalier d’honneur est bordée d’un large perron à balustrade, qui en son temps dut être recouvert d’un lit de sable ou de pavés, mais qui se trouve actuellement plantée en prairie. La végétation et l’incurie ont fait leur œuvre depuis plus de deux siècles. Les ronces et les orties ont enlacé les abords de l’esplanade en envahisseurs sournois et entêtés, sans cesse repoussés, sans cesse reprenant l’offensive avec plus d’ardeur, délitant les pierres, étouffant des portions de la balustrade, jusqu’à les renverser et les engloutir dans un fouillis inextricable. 
A l’angle ouest de la façade, encastré dans la masse du corps de bâtiment construit postérieurement, se dresse un vestige de l’ancien château du seizième siècle, fort bien conservé, comprenant deux grosses tours carrées garnies de mâchicoulis et d’échauguettes, reliées par une courtine crénelée, d’un pittoresque exquis. 
Je n’ai fait que trois passages assez brefs dans l’enceinte de ce château, berceau d’une des plus illustres lignées de notre contrée sur le point de s’éteindre en la personne du dernier marquis d’Albon. Je sais qu’il renferme bien des trésors devant servir à l’histoire, des bibliothèques prodigieuses, des chartiers médiévaux inestimables, et bien d’autres souvenirs serrés depuis tant de siècles, comme des génies dans leurs fioles. 
Mais ce sanctuaire du passé, autant que joyau du temps présent, et cette belle nature qui l’environne, résisteront-ils longtemps aux ravages de la folie des hommes ? à ce que Pierre Loti vilipendait déjà comme « l’exploitation sans frein et la laideur du modernisme » ? 
Hélas, la "chiennerie" du prétendu progrès est encore et toujours en marche, puissante, stupide et irrépressible. Les derniers jours du dernier marquis d’Albon auront donc connu l’ultime humiliation. 
Car il y avait déjà la ligne de chemin de fer et la route nationale, les « zones d’activités » encerclant tristement le domaine de leurs tentacules d'urbanisation. Il ne manquait plus en effet qu’un autre fléau, l’autoroute, cette convulsion tonitruante dont l’arrivée prochaine est annoncée triomphalement par nos édiles au nom de la triste rengaine de l'expansion économique.
Il y a de quoi triompher en effet : L'aveuglement matérialiste répand inexorablement sur terre son oeuvre de chaos et de désolation.  Il viendra ici s'emparer des derniers lambeaux de campagne pastorale, violer le cœur du parc multiséculaire, y anéantira au pied du château les dernières illusions de "la paix des champs, du temps et de la mémoire » qui y trouvaient encore quelque refuge. L'homme ne ressent plus l'esprit de la terre, la beauté de ses patiences et de ses bienfaits et il l'offense chaque jour de ses instincts mauvais, sans plus savoir lui donner ni en recevoir. Chaque humiliation qu'il lui inflige, chaque souillure dont il l'afflige, sonne dans son coeur misérable comme une victoire sans conscience.
Déjà, en son temps, Chateaubriand ne disait-il pas : « L’esprit de destruction accourt où les communications deviennent plus faciles ». 

Honorius/Les Portes de Janus/ janvier 2008 






André d'Albon


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