dimanche 3 février 2008

Souvenir de Vendée (1) Le Comte

Pendant six années consécutives, de 1987 à 1993, je me suis rendu en Vendée passer quelques jours de vacances, pendant la saison estivale, chez mon ami Michel Haudry, alors professeur à Challans. 
Cette bourgade, renommée pour l’élevage de son fameux canard noir, se situe à la marge du marais breton, sorte de Camargue de l’Ouest qui s’étire entre l’Océan et le bocage. 
Cette région mérite assurément d’être découverte, en particulier sous le soleil d’été, avec sa luminosité intense, ses bourrines du marais enduites de chaux éclatante, ses petits ports de pêcheurs aux couleurs pittoresques, faisant penser par endroit au Portugal ou à la Grèce, ses plages et ses dunes immenses, et son arrière pays plein de brumes et de mystères. 
C’est à Beauvoir-sur-Mer que je rencontrai le comte Bertrand de La Tribouille, d’une très ancienne famille d’origine bretonne possessionnée en Vendée depuis plusieurs siècles. Ce comte, tout-à-fait authentique et du meilleur aloi, n’habitait pas un château, qu’il avait laissé en Bretagne dans la région de Rennes, mais une grande maison bien moderne qu’il s’était fait construire dans le marais, sur les terres héritées de ses ancêtres maternels, à ce que je sus, au lieu-dit « Le Drai Haut » (tout droit en haut), à laquelle il ne manqua pas d’ajouter une tourelle, discrètement castellisante et suffisamment à l’unisson de la bâtisse pour ne pas être taxée de mauvais goût. 
Ancien élève de Saint Cyr, officier des services secrets, il bourlingua longtemps en Afrique en missions de renseignement et en barouds para-militaires. 
C’était un homme corpulent au moment où je le connus, la voix forte, la bouche charnue, les yeux clairs sous l’éclat des lunettes, une vraie force de la nature, qui plus est bon vivant et doué d’un sens franc et sans façon de l’hospitalité. 
Madame de La Tribouille était une petite femme d’origine réunionnaise, douce, riante et aimable, appréciant la compagnie des visiteurs qui passaient par sa cuisine (on passait d’abord et toujours par la cuisine) et admiraient pour l’occasion la grande cage où piaulaient des spécimens de perruches et de perroquets multicolores. 

C’est d’ailleurs encore dans la cuisine que s’expédiaient ordinairement les affaires du comte, avec les fournisseurs ou les entrepreneurs de ses terres, par une manière de « tope-là » et des postures de «marché conclu » tout-à-fait dans le goût terrien, ponctuées par un crissement de tire-bouchon et ce glouglotement dans les verres qu’on remplit à la bonne franquette, lampés debout, sans cérémonie, autour de la table. 
Passé le lieu stratégique de la cuisine, on accédait légèrement en contre-bas, par quelques marches d’escalier, à la vaste salle à vivre, « l’aula seigneuriale », toute en longueur, généreusement éclairée par les baies ouvertes sur le jardin. Des divans et des sièges en meublaient chacune des deux extrémités. 
Le centre de la pièce était occupé par une grande table oblongue et massive, taillée pour l’art de la ripaille, ou pour mieux dire, celui de bien recevoir. 
C’est ici que le comte nous prit plusieurs fois en otages, certes consentants, dans des séances gastronomiques à couper le souffle. Il se tenait droit et ferme à un bout de la table, en général celui qui faisait face à l’entrée de la cuisine. 
De là, il assurait sa domination sur les débats, en maître de céans, d’une voix de stentor qui emportait tout sur son passage. Les bouteilles et les plats circulaient à son commandement, dans une ronde sans fin à rassasier un régiment. 
Nous parlions de politique, la langue pleine de verve et de sarcasme à l’encontre des idéologues ; nous évoquions la Vendée des temps héroïques, l’histoire de son martyre, en mémoire duquel, en cette année de liesse commémorative du bicentenaire de la Révolution Française, on cherchait en vain de beaux motifs de s’en réjouir. Surtout, nous écoutions parler le comte, que rien ne pouvait arrêter dans le récit de ses souvenirs de palabre dans la brousse ou de crapahut dans les Aurès. 
La comtesse de La Tribouille, Edwige de son prénom, toujours plaisante et enjouée, pourvoyait copieusement au service de la table, se prêtait librement à la conversation, ne manquait aucune occasion de rire aux éclats, et finissait toujours par gronder son époux pour ne savoir ménager son taux de cholestérol. 

Un jour, le comte nous emmena en escapade sur ses terres. Il avait pour l’occasion une clôture de bétail à déplacer. Nous partîmes en tracteur, par des chemins cahoteux, dans la clarté éblouissante du marais. Autour de nous, à perte de vue, s’étendaient des prairies immenses bordées de joncs et de canaux d’eau saumâtre, où nichent la poule d’eau et le canard sauvage. 
Sous un ciel sans nuage, d’un bleu d’azur infini, nous marchions à travers les hautes herbes rejoindre un troupeau de moutons qu’il fallait déménager sur un autre polder. 
Nous voici donc partis en équipée improvisée, jouant les chiens de berger, tâchant de pousser les bêtes vers leur nouveau parcage, poursuivant les têtes isolées pour les rameuter vers le gros du troupeau, courant à perdre haleine, criant, gesticulant, trébuchant en voulant saisir au vol l’animal apeuré qui nous échappe. 
Ah, nous n’avions pas trente ans alors, Michel et moi, et ce sont bien ces jours-là, coulés librement dans le vent et la lumière, que nous garderons comme le meilleur ! 
Puis, notre besogne achevée tant bien que mal, nous regrimpions dans la carriole tirée par le tracteur pétaradant. 
Nous suivions un chemin ombragé vers une ferme isolée au cœur du marais, celle du père Louison, métayer de père en fils depuis le seizième siècle sur les terres familiales du comte. 
Il y avait entre les deux hommes cette relation franche et directe qui dut traditionnellement exister depuis les origines entre les fermiers et les hobereaux, je veux dire les vrais nobles, ceux qui sont attachés depuis toujours à leurs terres comme de vrais paysans dont ils ont le fonds et la trempe et qui en tirent l’éducation de mœurs saines et simples. 
Le père Louison, homme calme et affable, tout bruni par le soleil, nous conduisait dans sa cambuse à demi-enterrée à l’ombre d’un boqueteau. Là, dans des verres opaques et fortement calottés posés sur le tonneau, il nous versait des rasades de liqueur de prunelle, qu’il distillait lui-même avec les baies sauvages cueillies dans les haies et les chemins creux. 
Le comte, en se pourléchant, ne tarissait pas d’éloge sur ce breuvage artisanal qui exaltait ses papilles. 
C’était là, visiblement, le petit plaisir complice qu’il aimait partager à chacune de ses visites à la métairie. 
Il faut dire qu’elle était douce comme un nectar la belle prunelle du père Louison. 

Honorius/ Les Portes de Janus/ 3 février 2008


Le Drai Haut à Saint Gervais le 31 août 1989



Saint Gilles Croix de Vie le 17 août 1989


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