La vie en fleurs
Je me suis levé, un matin de mars, le regard effaré, la poitrine oppressée, en proie à une sourde et terrible angoisse. La nuit m’avait exténué d’insomnie, de convulsions et de sursauts brutaux, qui me redressaient tout haletant dans mon lit.
Des sanglots remués du passé, des poussées fiévreuses de hontes et de frustrations mal enfouies, tout un cortège lancinant de frayeurs et de vertiges d’agonie s’étaient pressés en foule dans mon esprit.
Emergeant de ce chaos de rancoeurs et de ténèbres, la vision d’un jardin merveilleux m’était apparue, comme un havre alcyonien au milieu de la tempête, tout ruisselant d’une lumière blanche de printemps.
Une silhouette de divinité déambulait, calme et solitaire, sous les frondaisons flamboyantes des vergers en fleurs, parmi les bouquets éclatants de couleurs.
J’aperçus alors son visage, illuminé d’un sourire plein de confiance et de douceur, un de ces visages dont Ovide a pu dire que « Les roses se mêlaient à la blancheur de son teint ».
Je reconnus alors, dans un éclair d’émerveillement, Celle de qui l’on s’énamoura jadis, Celle en qui l’on adora son beau rêve de pureté et d’idéal, et dont on garde à jamais le souvenir serré au fond du cœur.
Mais les défuntes idoles ne reviennent visiter le sommeil des hommes que pour rallumer les braises cruelles du chagrin ou du remords, raviver les plaies cuisantes du désespoir ou du doute.
Tout frémissant d’émotions, la gorge nouée d’un reflux inespéré de bonheur, je voulais m’approcher de ce fantôme resplendissant d’azur et de soleil, recueillir tendrement le baume de sa chaleur, déposer sur son front le baiser lumineux de rédemption, susurrer au creux de son épaule un de ces doux prénoms qui ornèrent, pleins de grâce et de fraîcheur, la mélodie des anciennes romances.
Mais le ciel, fallait-il s’y attendre, bascula tout-à-coup. La lumière printanière s’évanouit dans une horrible pénombre, l’idole ressuscitée un instant disparut aussitôt, happée dans le tourbillon récurrent du cauchemar.
J’errais dans un long couloir obscur de catacombes, appelant, criant, courant vers une lointaine lueur blafarde qui fuyait inexorablement au fond de la nuit.
Puis, parvenu au faîte de cet antre noir, je voyais s’ouvrir devant moi une immense terre morne et livide, voilée de brumes délétères, hantée par des vents rauques qui emportent dans la poussière brûlée l’ombre des derniers souvenirs. C’est ici, au seuil de ce séjour de silence et de mort, que me revint une dernière fois la phrase de Dante : « Al di là di questa porta, lasciate ogni speranza ! ».
Pendant de longs mois ces visions funestes s’emparèrent de mon être, un souffle d’effroi me saisit comme les sombres tentacules d’une maladie.
Ce cauchemar ne se contenta plus d’accaparer mes nuits, il étendit peu à peu son emprise sur le cycle entier de mes jours. Mon pauvre corps fatigué, abandonné lentement de ses forces, se vidant continuellement de ses larmes, s’étiola, dégénéra pour ainsi dire jusqu’à cet état de spectre décharné, aux formes frêles et anguleuses, aux yeux cernés et brûlés, comme un de ces lamentables damnés des cercles de l’Enfer. Mon esprit, quant à lui, subit un sort comparable à celui de mon corps. Etouffé, prostré sous un lourd crêpe de deuil, il sombra dans la stupeur et l’hébétement. Je lâchai pied à plusieurs reprises, brisé de tristesse, privé de raison et de courage. J’avais perdu foi en ma propre existence.
Le présent en effet m’était devenu odieux, l’avenir sombre et effrayant ne se présentait plus à mon regard que comme une pente irréversible vers la déchéance et la ruine de toute espérance.
Le passé, quant à lui, devait rester ce qu’il a toujours été pour moi, d’ineffables aspirations au romanesque, cette quête chevaleresque de la vertu et de l’honneur, piétinées, humiliées par l’indigence implacable des jours, par ce que Louis XIV lui-même désignait par « La malice des méchants et des impies ».
Qu’en est-il aujourd’hui de ces ardeurs vertueuses à la Félicité ?
Hélas, je me suis aperçu soudain que la vie est à l’image de cette créature entrevue dans mon rêve, riante et généreuse avec les têtes légères de son âge, mais déjà si dédaigneuse et indifférente à mes élans respectueux de vénération et de tendresse.
Je pris douloureusement conscience que je n’avais plus le droit de La désirer, qu’un modeste regard levé sur sa personne était à lui seul une suprême inconvenance et l’objet de toutes les railleries, que mon existence, tout comme mon néant au monde, n’avaient plus la moindre valeur à ses yeux.
Ce bonheur de la vie en fleurs qui me tendait les bras lorsque j’avais vingt ans, je n’ai pas osé le saisir alors, entravé que j’étais par mes excès de réserve et d’exigence envers moi-même et les autres.
Hélas, le Temps a passé comme coule une fontaine. Et tel Baudelaire avec sa mystérieuse inconnue, j’ai laissé moi aussi filer la vie et les sourires de la Jeune Fille en Fleurs.
Malherbe, notre maître à tous en poésie, n’exprimait-il pas le même regret :
« Tout le plaisir des jours est en leurs matinées,
La nuit est déjà proche à qui passe midi ».
Voyant à mon tour grandir à l’horizon la sombre silhouette des montagnes du soir, il ne me restera bientôt plus, comme l’héroïne de Corneille qu’à « chercher le silence et la nuit pour pleurer ».
Mars 2009
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