jeudi 12 mars 2020

LE JARDIN DU POETE



Au Moyen-Âge, les moines consacraient de longues années à copier et enluminer des manuscrits. La patience de toute une vie pouvait se résumer à une reliure de parchemins. Et qu’était-ce que la durée d’une vie pour les êtres humains de ces temps reculés ? Trente ans, quarante ans ? Au-delà, on leur décernait la qualité vénérable de vieillards. Ils étaient parfois accablés par la peste et la disette, souvent la guerre et l’intolérance, toujours le labeur harassant, mais ils avaient les rêves d’avenir confiés aux flèches des cathédrales et aux mystères enchantés du monde.
Et nous, leurs descendants, nous les fils des simples et des laborieux, les enfants choyés du Progrès et des Lumières, avons-nous su donner corps à leur espérance ? Nous vivons le double de leur vie, nous avons transformé le monde à notre main, mais après avoir passé le cap de deux calamités mondiales, après avoir obtenu l’eau courante, les congés payés et les droits civiques, après avoir un moment accédé au plein emploi, connu l’ivresse effrénée de la consommation, nous sommes entrés dans l’ère de toutes les stupeurs, nous avons traversé le miroir de nos illusions. Sous nos regards consternés s’ouvre la perspective de nouvelles désolations. On les nomme aujourd’hui, la surpopulation, le chômage de masse, la misère sociale, les ravages de la mondialisation économique, l’épuisement des ressources, les désastres écologiques, le dérèglement climatique, les fanatismes terroristes, sans oublier les risques de déflagration atomique ou de pandémie bactériologique. Heureusement nous avons, pour nous consoler de nos angoisses et de nos indigences, l’omniprésence stimulante de la publicité, cette sirène du Capital, qui, de son influence mortifère et malgré tous les cataclysmes annoncés, attise toujours plus d’appétits inassouvis et de désirs insouciants d’inégalité, nous asservit à tous les poisons qui nous détruisent, nous conditionnent aux comportements qui accélèrent notre course collective vers l’abîme et qui, chaque jour, nous rend plus insupportables à notre propre bassesse. 
Hier comme aujourd’hui, les plantureux sont toujours aussi plantureux, la misère des petites gens toujours aussi miséreuse, mais l’avenir de l’humanité se joue aujourd’hui dans un monde qu’elle a sciemment dévasté. L’étape suivante sera donc, on le sait, la destruction du vivant et des conditions mêmes de la vie. Ceux qui nous y conduisent, les oligarchies financières et économiques, leurs complices politiques, tous ces démons de l’Apocalypse assoiffés de pouvoir et d’argent, connaissent la fin lamentable de l’histoire, mais, profitant du temps compté où ils pourront encore se gaver, ils pensent être assez puissants de leurs fortunes et de leur esprit de collusion pour, repliés dans leur tour de béton, se prémunir en élus du brasier de l’Enfer. 
Nous vivons le double de la vie de nos ancêtres mais nous souffrons toujours de manquer de temps, cette machine virtuelle qui s’affole jour après jour, nous emporte dans son mouvement à poursuivre des artifices de bonheur et épuise nos organismes. L’agitation et l’emballement de nos existences nous laissent comme une impression de vide ontologique. La civilisation du « toujours plus », du « toujours plus vite » s’est imposée comme le triste horizon qui aliène nos consciences. La journée d’un paysan du 12ème siècle était sans doute plus riche de connexions avec son environnement, de rapports cognitifs avec la nature que la journée d’un zombie urbain du 21ème siècle. Le temps se vivait dans sa plénitude. Certes, l’homme ancien avait ses propres fables sociales, ses tyrannies subies, ses propres chimères de l’au-delà, mais notre époque n’est-elle pas peuplée des siennes, de ses outrances, de ses politiques cyniques et corrompues, autrement plus délétères ? 
Est-il possible d’imaginer aujourd’hui une vraie nature originelle aux couleurs pittoresques de l’Astrée de d’Urfé ou des Stances de Racan, où l’on entend la vie doucement frissonner, avec de vraies forêts, de vraies prairies verdoyantes et des ruisseaux scintillants ? Ce bien commun est devenu une telle rareté, dans l’océan de la ruine et de la désolation, qu’il ne sera bientôt plus qu’un souvenir. Là est le vrai crime irréversible, dont seuls se réjouissent l’affairisme et l’abrutissement contemporains. 
Face au fléau qui meurtrit jour après jour la beauté du monde et la belle raison d’être au monde, je rêverais d’être le maître d’un majorat agreste, avec toutes justices, pour le plaisir d’en préserver l’harmonie naturelle, en protéger les bois, les collines et les vallons des atteintes de l’obscurantisme ordinaire. Pour l’heure, je dois me résigner à constater l’agonie de notre terre, la violence et le mépris qui vilipendent avec obstination la dignité du vivant. Aussi, je me contente de cultiver mon petit jardin de poésie qui enclôt ma maison des champs, d’y laisser prospérer la sève sauvage qui s’y aventure, mais n’est-ce pas déjà, dans les affres du chaos, un doux réconfort donné au désarroi de la nature, un inestimable refuge offert à ce qui tente encore de vivre? 
Souvent des colères me poignent devant le spectacle de la malfaisance universelle, de ces puissances immorales oeuvrant pour un avenir sacrifié, qui, gouvernant avec déraison notre destinée, ont hélas raison de tout. Je vitupère de ne les voir châtier, suprême jubilation, par l’effet d’un Deus ex machina providentiel, de la bastonnade que l’on réservait jadis aux coquins. Certes on ne peut évincer cette légitimité du mal comme on congédie les fâcheux, comme on traîne aux gémonies les suppôts de l’abjection, mais au moins « la malice des méchants et des impies » aura forte défense de mon âme et de mon corps de souiller l’humble jardin du poète. 
Oui, cultivons avec bonheur, tous autant que nous le pouvons, contre l’Ogre du dernier jour, les jardins de ce qu’il reste d’humanité bienfaisante. 

Honorius/ Les Portes de Janus/Juillet 2017 (édition mars 2020)


Honorat de Bueil de Racan

















                     


Honoré d'Urfé

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