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Carte de Cassini Fontanges et Saint Projet (fin 18ème siècle) |
Contrat de bail en date du 16 août 1627, reçu Gigaud, notaire à Fontanges, entre sire Pierre de Seilhols, marchand, habitant du village de Seilhols, paroisse de Fontanges, et Jean et Guyot Delpeux, père et fils, habitant du village de La Roche, paroisse de St Projet.
Les protagonistes:
- Pierre de Seilhols est issu d'une famille autochtone de Fontanges que nous trouvons dès le milieu du seizième siècle au village de Seilhols, dans la haute vallée de l'Aspre, à Fontanges. Cette famille d'origine terrienne, dont les premiers membres avaient la qualité de laboureurs, acquirent dès le début du 17ème siècle un statut d'honorable bourgeoisie de terroir, grâce à leur propre mérite, mais également à des alliances, de celles qui apportent du bien et des héritages, qui lui permirent de constituer progressivement un patrimoine foncier important à Fontanges et aux confins de Saint-Projet de Salers. Leurs descendants s'allièrent à leur tour à des familles notables de la région de Salers, issues, pour certaines, de petite noblesse.
Ce Pierre de Seilhols est donc marchand. Nous savons qu'il demeure au village de Seilhols, plus précisément au village de Seilhols Soubra (Seilhols Haut), comme d'autres actes viennent le préciser. Il est le seul représentant de sa famille, à ce que je sache, à avoir été mentionné, en 1635, dans l'acte de mariage d'une de ses filles, avec le titre de "seigneur de Las Maisons". Las Maisons, dont on ne retrouve que de rares mentions sous cette appellation, entre 1627 et 1635, doit se situer aujourd'hui au lieu de Seilhols Haut. Il n'avait cependant rien d'un domaine seigneurial au sens féodal, ce n'était qu'un domaine agricole avec ses dépendances.
- Jean et Guyot Delpeux, père et fils. A noter, pour l'intérêt philologique et onomastique, qu'il s'agit, dans les actes notariés de Fontanges et de Saint-Projet-de-Salers, d'une des premières mentions à moitié francisée de la forme occitane "Delpuech". Nous la trouvons pour la première fois dans un acte du même notaire Gigaud du 21 mars 1611, date à laquelle elle vient concurrencer la forme vernaculaire (La forme Dupuy est son équivalent en langue d'oil). A noter encore que la forme "Delpeuch" n'apparaît que plus tardivement au 18ème siècle.
Ils sont issus d'une famille autochtone de Saint-Projet-de-Salers, paroisse limitrophe et imbriquée dans celle de Fontanges, au hasard du relief accidenté et des cours d'eau. Ils appartiennent à une branche appelée Rochou, citée dès les années 1580 au village de La Roche, concuremment avec celle des Gaucelh, citée à la Roche, dans un contrat notarié de Salers dès 1553, avec laquelle ils se sont alliés au début du 17ème siècle (voir plus bas). On peut penser qu'ils ont tous une origine commune que l'on peut situer au village du Peuch (anciennement Puech), près du Fau, à peu de distance, dans la paroisse de Fontanges.
Je restitue ci-après la transcription de la teneur essentielle de l'acte. Certaines restitutions de mots ou de suites de mots restent hasardeuses et illisibles pour l'entendement contemporain. Certains passages s'apparentent même à du charabia, dont on peut se demander s'il fut seulement intelligible pour ceux mêmes qui se trouvaient ce jour-là devant le notaire. On y voit aussi des formules de remplissage stéréotypées et redondantes et rendues encore plus ardues par leur style d'abréviation. Seul un oeil spécialisé dans la rebutante paléographie notariale pourrait pénétrer de tels amphigouris. On retrouve un héritage de mimétisme de ce style de tabellion dans notre basoche actuelle, qui sous le motif de clarté et de précision, s'empêtre dans des lourdeurs aussi prétentieuses que ridicules. Déjà Montaigne notait fort à propos: "Pourquoy est-ce que nostre langage commun, si aysé à tout autre usaige, devient obscur et non intelligible en contract et testament?"
Voici la bête:
"Furent présents en leurs personnes sire Pierre de Seilhols, marchand, habitant du village de Seilhols, parroisse de Fontanges pour soy et les siens, faisant partie d'une part, Jean et Guyot Delpeux, père et fils, habitants du village de la Roche, parroisse de St Projet, pour eulx et les leurs, faisant partie d'autre part, les dites parties de leur bon gré et franc voulloir, ont confessé avoir faict entre elles le contract de bail ferme assavoir parties et constitutions suivantes, scacoir ledit de Seilhols a baillé et baille par ses présentes auxdits Delpeux père et fils, son (?), assavoir son domaine et boriaige patrimonial appelé de Las Maisons avec un domaine ayant appartenu à feu Jean Rigal dict de Luguet sittué en les appartenances du village del Rauffetz, le tout en la parroisse dudit Fontanges, iceulx domaines composés, scavoir celluy de Las Maisons de trois granges avec leurs vachals ensemble la maison basse, celluy del Rauffetz d'une grange et vachal avec ung jardin et tous deux de divers prés, terres, buges, pasturaux, boix et droit de communauté à chacun d'eulx les tenant le tout soubs les réserves () qui sensuyvent scavoir de la maison haulte et cellier dudict de Seilhols, jardin estant au devant d'icelle du cousté de traverse, buge estant du cousté de midy, le pré de la (papier usé) avec trois herbaiges de vache dependant (papier usé) dudit village del Rauffetz. Sera tenu ledit de Seilhols bailler auxdits Delpeux l'année proc(papier usé),vingt testes d'herbaiges de vache en la montagne de La Bouradour () avec buron et cabanne, lesdits domaynes garnys et meublés de trente deux vaches pleynes ou leurs suyvants, trois doublonnes, trois bourettes de vasches pour remuer annuellement trois desdites vasches les plus vieilles au choix dudit de Seilhols, le tout bon et suffisant, plus de deux paires de boeufs chacune appréciées entre les parties à la somme de cens soixante livres, plus vingt brebis pleynes avec leurs suyvants bons et suffisants, la layne et laict qui en proviendra d'icelles seront partaigés annuellement pendant le dict bail entre les parties saufs l'année de despart du présent bail, estant lesdites brebis reservées, en particullier audit de Seilhols, tous lesquels susdits Delpeux ont confessé avoir receu sy devant dudit de Seilhols () et ont promis laisser à la fin et despart() dudit bail en mesme estat et de même valleur qu'ils l'ont receue ou la somme de cens soixante livres pour l'appréciation desdicts boeufs, le tout bien () yverné jusqu'au quinze mars. et() suyvant les marques faictes aulx estaiges? des granges, scavoir à celles de Las Maisons aulx deux cher? qui sont après les tenailles devant celles du crouppier à chacun desquels ensemble audict crouppier a esté faict pour marque deux petits troux de fermaille?, plus tous les crouppiers de la grange de laudreuya ? suyvant les mesmes marques que dessus faictes aulx deulx tenailles et crouppiers, et à la grange del Rauffetz, le crouppier avec une () marque de mesmes marques auxdicts crouppiers et aulx tenailles de devant celles des ditcts crouppiers.
Outre la solle du foing qu'il y a dans chacune desdites granges et de mesme seront tenus rendre en la même sorte avec tous les meubles et outils servant auxdits domaines ou pour l'agriculture d'iceulx tels que sensuyvent, scavoir trente deux cheynes de fer pour attacher ledit bestail, deux chars garnys de deux paires de roues neufves plus ung autre paire de roues repessades, deux charrues uziées?, un aroix, deux() poizant seize livres, vingt girles? bons et suffisants, huict feysselles, une scelle à faire le fromage et quarante clayes par eulx aussy receus dudit de Seilhols, ensemble les clefs et serrures de tous les bastiments()
La présente assance faicte pour le temps et espace de quatre années et quatre cueillettes? prochaines qui commenceront à prendre leur cours le jour et feste Notre Dame du mois de mars prochain et à tel jour finissant complètes et révollues de laquelle assance lesdites parties sy bon semble à l'une ou à l'autre se pourront despartir au bout de deux années non plus tost, icelles assance faicte moyennant le prix et quantité pour chacune des années de soixante quintaulx de fromaige de montagne, six carterons burre (beurre), le tout bon et marchand poidz dudict Fontanges, plus un fromaige en poizant() et ung avec la graisse nouvelle, toutes les veilles de Toussainct qui seront choizies par ledit de Seilhols et () sesterées froment bon poidz et marchand de la mezure dudit lieu, le tout payable à chasque feste de St Géraud pendant le présent bail, plus seront tenus lesdits Delpeux faire la (?) de deux cartonnées terre pour bled noir et une cartonnée pour semer poix sur les terres de Las maisons et de la Pradal telles qu'elles viendront estirade? bien et chacune labourée et engraissée à leurs cousts et deppans et la semence sera fournie par ledit de Seilhols auquel de Seilhols yceulx Delpeux ont promis lui bailler annuellement à chaque feste de Toussainct deux des pourceaulx qu'ils auront estivé à la montagne, de l'un desquels il aura le choix....... Idem seront aussy tenus nourrir audict de Seilhols à leurs cousts et deppens, yver et esté, une vache avec son suyvant oultre celles de la présente........... Idem pour tous cens et rentes tant spirituelles que temporelles deues sur lesdicts domaines et en rapporter acquit audict de Seilhols année après année. De plus, régir et gouverner lesdicts domaines en bons pères de famille, tenir les bastiments couverts, les prés et pasturaulx en bon et () estat, les razes bien faictes, emploier aux terres desdicts domaines lesditcts fumiers et graisses provenant dudict bestail, à engraisser lesdites terres et les glands? à la couverture desdicts bastiments, le tout pendant le présent bail en fin sur despart(ance) duquel seront aussy tenus iceulx Delpeux rendre les terres () bien hivernées? labourées, engraissées sur() les domaines de Las Maisons, la terre appelée de Las Maisons, ensemble les terres servant? icelles, le tout ensemensé en bled dix huict sesterées, semer six sesterées de froment et le surplus de bled. Plus la terre del Bargou contenant (?) cartonnées et la terre de Byssard long contenant (?) cartonnées et la terre del Crouppou, déppendant dudict domaine del Rauffetz, contenant dix? sesterées, semées de bled seigle.
Idem yceulx Delpeux pourront coupper du boix desdits héritages pour leur uzaige, chauffaige et toute fau, ramaiges, souches et autres boix morts sans qu'ils puissent coupper aulcung arbre monté, finallement seront tenus d'apporter annuellement audict de Seilhols soict en sa maison ou autre lieu de Fontanges tenant en sa résidence pendant le temps du présent bail, tout le boix qui luy sera nécessaire pour son chauffaige et de sa famille, à leur cousts et déppans avec lesdicts boeufs et ne pourront vendre, permutter ny alliéner aulcune beste du bestail susdéclaré ny aulcune en provenant sans les prix et consentement dudict de Seilhols, et qu'au préalable ils nayent satisfait tant au paiement dudit acquittement desdicts cens et rentes que () des pactes contenus dans les présentes. Et y contravenant pourra ledict de Seilhols du () desdicts Delpeux, saisir et arrester ledict bestail en tous lieulx où il sera trouvé comme sien en vertu des présentes, sans y garder aulcune aultre formalité de justice judiciaire ou extra judiciaire, lequel de Seilhols a promis d'estre et demeurer en quatre cas fortuits tels que de droict. Seront de mesme tenus lesdits fermiers bailler audict de Seilhols à chaque feste de St Mathieu deux veaulx ou veilles? du grain et luy en donner le choix de ceulx qu'ilz auront apprès d'eulx et par lesdicts fermiers seront choizis comme ainsi que dessus lesdictes parties contractantes respectives l'on vollu, promis et juré et mesme lesdicts Delpeux lung pour l'autre solidairement sans faire division ny discorde...ci-dessus...attendre et tenir soubs l'obligation et yppothèque...exécution...non vollu...être soubmis à toutes courts...par arrest et emprisonnement de leurs personnes.
Faict audit villaige de Seilhols, maison dudit de Seilhols en présence de Mrs Guy Lacoste et de Jean Jourda, prebtres habitant de Fontanges, tesmoins soubsignés avec ledit de Seilhols, lesdits Delpeux ont dict ne scavoir signer de ce sommés, le seizième jour d'aoust mil six cens vingt sept après midi."
Première page du bail |
Le domaine del Rauffet est remis à bail le 26 décembre 1628 par Pierre de Seilhols à Rigal Chavaroche, du village de la Peyre del Cros à Saint Projet. Ce domaine sera vendu le 1er octobre 1657 par un autre Pierre de Seilhols, conseiller du roi à Salers, fils du précédent, à Pierre de Vigier, escuyer, exempt des gardes du corps de mr le Duc d'Anjou, résidant à Fontanges. Le domaine de Las Maisons sera remis à bail le 27 mars 1630 à Guinod Lajarrige, du village de Lajarrige à Fontanges.
Nous savons par ailleurs que Jean Delpeux, le père, né vers 1575-1580 à la Roche à Saint Projet, était déjà âgé d'au moins 50 ans en 1627. Comme il ne pouvait résilier le bail d'affermage avant une période de deux ans, nous aurions pu supposer que c'est à la suite de son décès survenu en cours de bail que le domaine du Rauffet fut remis en affermage en décembre 1628. Il apparaît que cette cause n'est pas celle qui doit être retenue. Car nous voyons réapparaître nos deux protagonistes à Sansac de Marmiesse (A la limite sud ouest d'Aurillac) dans deux actes paroissiaux le 2 juin 1630, date à laquelle Guyot, mentionné comme natif du village de La Roche à Saint Projet, demeure au moulin de Marmiesse et le 30 septembre 1635 date à laquelle il est qualifié de métayer au chasteau de Marmiesse.
Ce que vient confirmer un acte d'affermage reçu par le notaire Jean Delarmanderie à Sansac de Marmiesse le 1er avril 1635, qui nous apprend que "Jean et Guyot Delpuech, père et fils, natifs du village de La Roche à Saint Proghet à présent demeurant audit Marmiesse", prennent à bail "le domayne et bouriaige dudit Marmiesse", concédé par "honorable homme Guy Salvatge, bourgeois du lieu de Polminhac, fermier de la chastellenie de Marmiesse". La date de décès de Jean Delpeux se situe donc entre 1635 et 1638, comme nous le verrons plus loin, à un âge sans doute assez avancé pour l'époque (au moins 55 ans). Les actes d'affermage de Haute Auvergne nous révèlent que les cas d'éloignement de la paroisse d'origine pour pourvoir à un emploi de métayer sont très fréquents dès les 16ème et 17ème siècles. Ils sont surtout dirigés du Nord au Sud, tout au moins pour ce qui nous a été donné d'étudier dans le Pays de Salers. Ils démontrent en tout cas la faculté d'adaptation et la mobilité dont faisait preuve la population paysanne de cette époque, contrairement à ce qu'on pourrait préjuger. La plupart revenaient dans leur village natal une fois le bail expiré. Certains s'installaient définitivement dans la région d'accueil où ils faisaient souche (comme c'est le cas de deux oncles de Guyot Delpuech, prénommés Guérin et Guyot, installés définitivement à Saint Mamet et Sansac). Nous savons que notre Guyot a continué sa lignée à La Roche de Saint Projet.
Pour en revenir au domaine du Rauffet à Fontanges, nous concluons de ce qui précède qu’il fut soustrait du bail initial d'août 1627, pour une raison qui demeure inconnue, pour faire l'objet d'un bail distinct en décembre 1628 au profit de Rigal Chavaroche. Il ne fut donc exploité par les Delpeux père et fils que pendant quelques mois. Quant au domaine de Las Maisons, ces derniers continuèrent-t-ils d'en assurer l'exploitation jusqu'en mars 1630? C'est probable dans la mesure où ils étaient contractuellement liés pour une période minimale de deux ans et que le bail prenant, comme stipulé, effet au mois de mars de l'année suivant la date de signature, soit à compter de mars 1628, arrivait donc à première échéance en mars 1630, date de la remise à bail au nom de Guinod Lajarrige.
Les villages de Las Maisons (Seilhols) et du Rauffet se trouvent dans la vallée de l'Aspre, sur la route du col Saint Georges, le premier en contre-bas à gauche, au bord de la rivière de l'Aspre, le second plus en hauteur, au détour d'un escarpement boisé en dessous du col Saint-Georges. Seilhols présente encore un relief de prairies et des champs en fond de vallée pouvant se prêter au labourage avec l'équipage des boeufs. Mais très vite le relief s'étrangle et s'encaisse en arrivant au village du Rauffet (nom d'un ruisseau de Montagne). Les prairies avoisinantes, très pentues, ne devaient réserver que peu d'espace au labourage et mieux convenir à la pâture du bétail, notamment moutons et brebis.
Certains toponymes mentionnés dans l'acte sont aujourd'hui disparus, surtout lorsqu'il s'agit de petites terres d'exploitation adjacentes aux villages et hameaux d'habitation, qui ont vu se succéder au cours des siècles de nombreux usages et partages. D'autres subsistent encore aujourd'hui, notamment lorsqu'ils désignent des sites d'usage inchangé dans la permanence des paysages, tels que Crouppou et Bouradou (Bouradour).
Crouppou désigne aujourd'hui un long promontoire abrupt dont le versant nord couvert de bois regarde la vallée de l'Aspre et le versant sud, tout en prairies buissonneuses, surplombe la vallée de la Bertrande. Bouradou, est le nom d'un ancien buron en ruine, aujourd'hui enfoui dans les forêts qui surplombent les prairies de Bonnaves, à l'Est de la Roche. En 1627, le site de Bouradou devait se trouver à découvert dans l'estive et a été depuis ce temps happé par la progression du manteau forestier, lequel a dû vraisemblablement connaître à la marge des extensions et des retraits successifs. Ces deux terres se situent donc à l'est du village du Rauffet en direction des montagnes. La Roche est le dernier hameau d'altitude avant de pénétrer dans les grandes estives et les sapinières que surplombe le Puy Chavaroche. On désignait jadis sous le nom de montagne, des prairies d'altitude pour le pâturage. On suppose donc que les sites de Crouppou et de Bouradou sont les mêmes que ceux désignés dans l'acte d'affermage et se trouvent par conséquent bien au-delà du village du Rauffet à quelques kilomètres, Bouradou, perdu dans la montagne, étant le plus éloigné.
On imagine, dans ces conditions, ce que devait représenter pour les gens de cette époque, la circulation dans un tel espace tourmenté où les communications routières, même aujourd'hui, sont longues et sinueuses.
Le bétail compris dans le contrat d'affermage comptait une quarantaine de têtes. C'est ordinairement à la fin du mois de mai qu'elles étaient regroupées de leur lieu d'hivernage dans les dépendances des fermes pour être conduites jusqu'aux grandes prairies d'altitude où elles demeuraient jusqu'aux premiers poudroiements de neige sur les cimes, c'est-à-dire jusqu'à la fin du mois d'octobre ou le début du mois de novembre. Ce qui est encore le cas aujourd'hui, notamment dans la vallée de Saint-Paul de Salers, où la montée à l'estive jusqu'au Puy Violent, est devenue une attraction touristique des plus appréciées à notre époque en mal d'authenticité.
Pour relier Seilhols et le Rauffet à la montagne de Bouradou, il fallait nécessairement monter jusqu'au col Saint Georges culminant à 954 mètres, où les prairies se hérissent de tiges de gentiane comme une pluie de banderilles jaunes fichées au sol. La vue plonge au nord et à l'est, du côté du Peuch et du Fau, jusqu'aux sommets du Bois Noir et au-delà, vers les cimes du Puy Mary, tandis que du côté Sud le regard se heurte aux pentes abruptes qui grimpent dans les forêts jusqu'au col de Legal, en direction des vallées de la Doire et de Mandailles. Deux solutions se présentent alors:
La première consiste à prendre à l'ouest le chemin du Crouppou jusqu'au hameau de la Roche juché à 1100 mètres d'altitude, continuer le long de la falaise rocheuse jusqu'à la montagne de Sartre aujourd'hui recouverte de forêts. Le sentier conduit sur les pentes de la vallée de Bonnaves (La bonne vallée) jusqu'à la vacherie du Colombier à 1236 mètres d'altitude et plus loin à celle de Bouradou à 1300 mètres, à la source primordiale de la Bertrande, sur les contreforts du Puy Chavaroche.
La seconde consiste, toujours à partir du col Saint Georges, à descendre vers le sud en direction de la vallée de la Bertrande, puis à l'intersection des voies, laissant la route de Saint Projet filer à droite, à suivre celle du col de Legal tout droit. Le chemin descend jusqu'au pont de la Persoyre puis remonte en direction de Boudou et du col de Legal à travers un épais massif forestier. Il faudra suivre à gauche, un peu avant de rejoindre le pont, le chemin longeant le versant sud du promontoire du Crouppou, grandes prairies à vaches couvertes de bandes de fougères et de genêts, passer la ferme de la Persoyre, continuer jusqu'au hameau de Bonnaves à 1000 mètres d'altitude. Ici deux options se présentent: soit monter jusqu'à la Roche pour rejoindre la montagne de Sartre, soit, après avoir dépassé le premier coude du chemin de la Roche (qui devait être un sentier à mulets à cette époque), suivre le chemin vers l'ancien domaine de Lespinasse pour rejoindre les pentes du Colombier et de Bouradou. Il est plus probable à mon sens que le premier trajet fût le plus direct pour mener à bon port, jusqu'au paradis de l'estive, le troupeau tintinabulant conduits par Jean et Guyot.
Cette description ne peut avoir d'intérêt et de sens que pour les naturels ou les hôtes du terroir. Elle permet cependant de laisser notre rêverie partir en randonnée à travers de superbes paysages, à ceux qui les ont quittés, de les retrouver dans leurs souvenirs avec un immense bonheur, à ceux qui ne les connaissent pas encore, de les imaginer dans toute leur splendeur.
On peut se demander comment deux personnes, Jean et Guyod, pouvaient à eux seuls vaquer à tous les travaux d'exploitation et d'entretien des domaines, conduire le bétail à l'estive, en assurer la garde et surveillance dans la montagne, s'occuper de la traite quotidienne et pourvoir à la fabrication, aux soins du mûrissement et au transport du fromage, le tout en des lieux éloignés les uns des autres et parcourus de dénivelés harassants. C'était une époque où l'on pouvait compter sur les innombrables bras disponibles dans les masures paysannes. Certains baux mentionnent, aux hasard des stipulations, les domestiques du métayer. Ce dernier devait en effet s'assurer le concours de personnes provenant de sa famille ou de sa parentèle, hommes et femmes, que l'on nomma plus tard des brassiers ou des journaliers, et qui étaient associés aux travaux du domaine, moyennant des rétributions en nature ou parfois en espèces sur la part des bénéfices selon les moments de l'année. Il fallait des enfants pour surveiller le bétail, des bras d'hommes pour tenir fermement l'araire et conduire les boeufs, des bras de toutes sortes pour semer, récolter, faucher, faner, javeler, gerber, battre au fléau, engranger, traire, porter le lait, fabriquer le fromage et le beurre au buron où dans les fermes, tondre les brebis, entretenir les outils et les bâtiments, soigner les bêtes, couper et transporter le bois; et marcher, souvent marcher, sur les corps exaltés de ce pays de montagnes, lui confier chaque jour le fardeau de ses espérances, s'endurcir à la besogne, souffrir cette vie éphémère parmi les splendeurs stoïques et les murmures d'éternité. On aurait presque oublié, à voir la beauté sublime de cette nature, que le monde paysan était un monde de labeur, dur et exténuant, où la fatigue de la journée vous faisait choir comme un poids mort.
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Aux confins de Fontanges et de Saint Projet de Salers |
Les actes notariés des années 1550 à 1640 (période plus précisément étudiée) sur les territoires de Fontanges et de Saint Projet, parvenus jusqu'à nous, ont conservé la trace de nombreuses cessions foncières, par achat, vente, partage, donation, dot ou legs testamentaire. La plupart des familles paysannes étaient loin d'être les miséreux socialement accablés que restitue l'imagerie du passé, à en juger par l'état du patrimoine foncier que nous livre tout au moins partiellement la consultation de ces actes. On peut même avancer que dans certains hameaux et dans leurs appartenances les terres étaient majoritairement partagées en propriété par les familles qui y résidaient. Au village de la Roche, d'où sont originaires Jean et Guyot, ce sont à la fin du 16ème siècle, les familles Delpuech (Rochou, Gaucelh, Faudriou), Delevers-Mondy, Dumas, Pigioulat, Sauvage, Motel (Monteil), Lapeyre.
S'agissant de la famille Delpuech, nous retrouvons au fil des actes diverses terres lui ayant appartenu ou ayant été acquises par elle. En 1586: une grange appelée Del Tel (du Tilleul), un jardin appelé Lort Soubre (jardin du haut), divers prés appelés Gytardesches Soutranes, De Jou, La Fumade, La Longe, La Vaysse, dessoubs la Charaudie, diverses terres appelées Del Sou, del Crouppou, Pradelou, un pastural appelé de Lissard. En 1587: un pré appelé Del Bac. En 1588: un pré appelé del Clauzet, une terre appelée del Ribeyr En 1590: une terre appelée de La Coste, un pré appelé del Motat et ainsi de suite, sans parler des biens désignés sans attribution d’appellations spécifiques (terres, pasturaux, héritages etc.)
Déjà un acte du 3 mai 1553 (Demurat Notaire à Salers) nous apprend que "Messire Anthoine Delpuech, prêtre, habitant du village de La Roche, paroisse de Saint Projet, pour les bons et agréables services à lui faicts par Anthoine Delpuech, fils à Gary (Guérin), son neveu, du dit village, en faveur et contemplation du mariage qui se fera entre ledit Delpuech, donataire, et Anthonia Delchamp, fille à Anthoine, lui a donné assavoir treize oeuvres de pré et deux sestérées de terre, mesure de Salers, à icelles prendre au choix dudit donataire sur tous les héritages que ledict donateur a audict village de la Roche, lesdits héritages tenus du seigneur de Beauclair, ledict donateur s'en réservant l'usufruict."
A noter que ce Gary, alias Guérin Delpuech, de la branche des Gaucelh, est l'arrière-grand-père maternel de Guyot, l'attributaire du contrat d'affermage de 1627 mentionné plus haut.
C'est dire les intrications stratégiques d'alliances et d'intérêts qui façonnaient les physionomies familiales pour la mainmise foncière. L'accaparement des terres était jadis un enjeu de survie pour le rendement nourricier et pour la constitution des dots. Personne n'avait intérêt à leur destruction, contrairement à la situation d'aujourd'hui où la valeur foncière n'est qu'une mesure abstraite qui nourrit la spéculation financière et concourt dramatiquement, dans une logique insensée et suicidaire, à leur disparition.
Certaines familles paysannes ont su mener patiemment à bien leur stratégie patrimoniale jusqu'à s'élever au rang de bourgeoisie rentière et possédante, promise à de flatteuses alliances. Le cas des de Seilhols est caractéristique de ce point de vue, même si cette famille a fini en quenouille, comme on disait naguère pour désigner la disparition de leur lignée masculine. Mais la plupart ont vu leurs biens se dissoudre dans les partages successifs et les déshérences. C'est le cas des Delpuech, dont ne subsiste plus rien aujourd'hui sur ces anciennes paroisses de Fontanges et de Saint Projet, même plus le nom. Certes, les familles étaient nombreuses et divisées en plusieurs branches à tel point qu'il fallait parfois les identifier par un sobriquet. Mais c'est dans le nombre qu'a pu parfois résider leur force, car une de leurs branches, peut-être plus favorisée par le sort, tandis que les autres périclitaient, a pu se hisser à une espèce de destin social dont l'histoire a conservé quelque mémoire.
Pour l'intérêt du pittoresque, je rapporte ci-après un acte en date du 29 juin 1638 reçu par le même notaire Gigaud, passé au village de Saint Georges, lequel illustre bien, par le début, le processus de dissolution du patrimoine foncier au gré des partages et des successions. Il n'y a rien là que de très classique: Un bien est partagé entre les différents enfants, puis par les enfants de ces derniers qui récupèrent chacun leur quote-part. Une ou plusieurs de ces quotes-parts peuvent être cédées à un des ayants-droits et finiront par être aliénées à des tiers pan après pan.
Cet acte de 1638 nous apprend donc que Guérin Delpuech, héritier unique de défunts Jean (branche non identifiée) et Antoinette Delpuech (branche des Gaucelh), résidant dans la paroisse de Laroquevieille, vend à son cousin maternel Hercules Delpuech (de la branche des Rochou), frère de Guyod (celui du contrat de 1627 mentionné plus haut), lequel est héritier pour moitié, tous deux fils des défunts Jean et Antoinette Delpuech (soeur de la précédente) divers biens extraits de son héritage situés dans "les appartenances, fins et limites du village de la Roche", la moitié d'une maison appelée "l'Hostau Grand" et estaiges, avec son curtil, servitudes et appartenances, icelle maison couverte de paille, haute et basse, la moitié de deux jardins, d'une contenance en entier d'une sesterée par jardin, la moitié d'une terre appelée de "Lascombes" et la moitié d'une terre appelée "Del fonds del Crouppou, (contenance en sesterées illisible) maison terres et jardins mouvant de la justice du seigneur et dame de Beauclair. La maison confine avec celle de Loys Pigiolat de nuict, la rue étant entre ladite maison et celle de Loys Delpuech, de jour, les curtils des autres maisons y attouchant, de midy. L'un desdits jardins confinant avec le jardin de Loys Delpuech Faudriou, de nuict, maison dudit Faudriou de midy, la rue publique du village de la Roche, le jardin de la Gasconne , de jour, (Gascon étant le surnom d'un Delpuech), et l'autre jardin jouxtant le jardin dudit Delpuech Faudriou, avec le jardin d'Antoinette Delpuech Sartresse (Sartresse étant le nom féminisée de De Sarte, qui doit être le nom de son époux ou plus probablement de sa mère). Moyennant le prix de trente livres (pour la maison et les jardins) payable pour moitié le jour et feste de la Saint Géraud et l'autre moitié à l'autre fête de Saint Géraud. On croit comprendre que le prix des terres doit être estimé ultérieurement (style et graphie obscurs).
La chronique conservée de cette famille commence paradoxalement trop tard si l'on veut se faire une idée hypothétique de son ancienne situation. En effet, les actes les plus anciens du 16ème siècle nous donnent à penser que c'est précisément dès la fin de ce siècle que son patrimoine a commencé à se dissoudre au gré des aliénations. Il est possible que l'âge d'or de sa prospérité ait brillé avant 1550. Aucune de ses branches n'a été amenée à relever l'autre et son destin a sombré dans l'oubli par les chemins de la déshérence et de l'émigration.
L'empereur romain Marc-Aurèle, sur le ton de l'Ecclésiaste, nous rappelle l'évidence de notre destin: "Combien d'êtres humains ne savent pas ton nom; combien t'auront oublié...Ni le souvenir, ni la gloire, ni aucune autre chose ne valent la peine d'en parler"
Car le philosophe prendra le relais pour nous enseigner que la quiétude de l'âme réside aussi dans une vie et une histoire menée sans bruit et sans éclat, qui est celle de notre commune condition. L'honnête homme n'a que faire des courses à la gloire et à la possession, des fièvres de l'ambition et des calculs du pouvoir. Ces passions, "ces vicieux appétits", comme disait Montaigne, ne font que le priver du sens paisible de l'existence que le peu de vie qui lui est compté sur cette terre ne sera pas de trop pour en jouir à sa fantaisie. Le phantasme des longues lignées répond à un instinct de survie, renvoie à une sorte de combat contre la peur du néant et de l'oubli. Mais ce combat est dérisoire. La chronique de ces généalogies et des mérites de leur fortune ne s'enracine tout au plus que dans la continuité de quelques siècles et s'évanouissent peu à peu dans l'indifférence du temps. A l'échelle de l'histoire de l'humanité, c'est à peine la millième partie d'une seconde de la vie d'un homme. Toutes les conditions sont égales face au long cours de l'histoire; la lignée du manant attaché à la glèbe est exactement aussi ancienne que celle du plus orgueilleux potentat blasonné; leur origine est enfouie dans le même terreau et leur cours rejoindra la même obscurité.
Aussi, il est assurément plus doux de confier sa destinée à la recherche de la sagesse qu'à la poursuite de toutes ces chimères que l'on s'imagine devoir suivre et des biens illusoires de ce monde.
Suivons le conseil de Montaigne qui n'a de cesse de nous représenter qu'il est bien plus profitable de passer son existence dans les sciences et expériences qui ouvrent à la connaisance de soi-même, instruisent à bien vivre et à quitter ce monde avec reconnaissance.
Le reste n'est que poussière...
Honorius/Les Portes de Janus/ 18 mai 2020
"Le long temps vivre et le peu de temps vivre est rendu tout un par la mort: car le long et le court n'est point aux choses qui ne sont plus......Sortez de ce monde comme vous y estes entrez. Le mesme passage que vous feistes de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaictes le de la vie à la mort". (Montaigne/ Les Essais/ livre I/ chapitre XIX)
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