![]() |
Jacques Bossuet 1652-1704 |
Il n'y a qu'un sujet métaphysique qui vaille, ce n'est pas Dieu, ni la Sainte Trinité et autres chinoiseries, lesquels occupèrent tant de siècles les élucubrations de la scolastique théologique. Non ce point, même s'il demeure un mystère, c'est-à-dire une réalité que je ne saurai définir rationnellement, ce point, pour moi, est acquis: Dieu est dans tout, dans la substance et le souffle de tout ce qui est, il est l'élan vital de la nature, l'énergie, la volonté qui animent les forces matérielles et vivantes de l'univers, dont mon être est lui-même une infime parcelle que tous les vents emportent. Dieu n'est ni bon, ni mauvais, ni glabre ni barbu, ni dispensateur de grâce ou d'anathème, ni enjoué ni austère, ni pourvoyeur de paradis ou d'enfer. Rien de tout cela et je m'en moque. Car je n'ai plus nul besoin de relire les fadaises de tout ce qui a pu être imaginé sur la nature de Dieu, tout le catéchisme des siècles, pour sentir en moi et au spectacle insondable du monde son indicible présence, le frisson de son intuition. J'aurais en d'autres temps été condamné au bûcher pour avoir haussé les épaules devant tant de doctes niaiseries.
Il n'y a qu'un sujet métaphysique, disais-je, ce n'est pas Dieu, ni la Sainte Trinité, c'est la mort. Dans cette affaire la religion nous invite à mettre au net notre conscience avant de nous délivrer le saint viatique et de confier notre âme à ce Dieu dont nous ignorons dans quelle trajectoire il nous convie et nous aspire. La religion est une autorité morale prétendant régler les rapports entre l'homme et Dieu, dans des querelles d'école et des routines qui nous ont trop souvent détourné du seul intérêt de vivre. Tant de verbiage et de simagrées ne peuvent que nous faire prendre nos distances envers toute religion établie. Surtout je n'y trouve aucun mot sensé sur le destin de l'être après la mort. Mais qui peut révéler ce qu'est la mort sans me renvoyer continuellement au giron de la morale de Dieu? Même la vision panthéiste ou chamanique de l'univers, même la sagesse de l'homme primitif qui communiquait jadis avec l'esprit de la terre et avec celui des défunts, ne réservent à la mort qu'une sorte d'illusion, une onde de connexion poétique. La vie et la mort seraient-elles le frissonnement, la manifestation d'une même magie? La mort, oui on peut l'expliquer ou plutôt la décrire cliniquement à partir de l'état du vivant. Mais que signifie l'anéantissement de la conscience? Que signifie cette anomalie que le sujet pensant, ne soit plus soudainement ni sujet, ni pensant? Je perçois le bruit de l'eau, le souffle du vent, le jeu de la lumière dans les feuillages, le spectacle majestueux des montagnes et de l'océan. Je sens mon être profond frémir et s'accroître d'infinies résonances; la perception du monde, de sa réalité subtile et profonde, me semble une aventure éternelle. Comment imaginer que la maladie, la défaillance d'un organe, le coeur cessant enfin de battre, m'ôte ce pouvoir infini de sentir et de m'unir à la pulsation universelle? Un être privé de sens aurait-il seulement une conscience? Les sens sont les instruments, les antennes qui captent et conduisent jusqu'au cerveau les impulsions extérieures. Ce dernier les trie, les analyse, en extrait une interprétation sous forme de représentations qui constituent la part active de la conscience. Toute cette mécanique cérébrale est comme un conduit, un récepteur, un transformateur d'énergie. Sans lui, la connaissance du Réel ne serait que ténèbres et inertie. Qu'il se dérègle même, qu'une part de cette mécanique n'oppose soudainement plus de filtre au flux incessant de l'énergie, toute condition de vie conforme à notre constitution physique deviendrait insupportable par l'effet d'un phénomène d'implosion cérébrale. Notre cerveau donc, comme les antennes qui l'alimentent ne sont qu'organes et fonctions organiques. Ils captent, sélectionnent, conditionnent notre représentation du monde et notre volonté, notre volonté d'être et d'agir. Mais ils peuvent être sensibles à d'autres fréquences que celles qui satisfont à l'existence ordinaire. Car si nos facultés mentales se présentent comme une énergie emmagasinée et contrôlée par l'attention utilitaire exercée par le cerveau, celui-ci peut parfois être disposé à lâcher du lest et s'ouvrir à la réception d'autres messages provenant des profondeurs de l'espace et de l'énergie qui l'imprègnent et qui l'entourent. D'autres messages et donc d'autres pouvoirs, et d'autres connexions. La représentation que l'être a de lui-même et de l'univers, c'est-à-dire sa conscience, peut, au contact de ces nouvelles connexions, explorer d'autres versants de la réalité; réalité enfouie, secrète, qui se manifeste à son esprit comme dans une autre dimension. Ce sont les êtres oubliés et les univers cachés, de ceux que nous révèlent les langages sacrés de la poésie, de la magie, du rêve et parfois même de la folie.
On ne peut ni ne veut comprendre et admettre cette fatalité que constitue la fin de la conscience individuelle avec celle de notre substance, de tout ce qui fut notre capacité à penser et à vouloir. Nous ne souhaitons ni comprendre ni admettre que cette parcelle psychique qui est tout notre être se dissolve comme une poussière d'éther dans le grand bain de l'univers, nous ne pouvons comprendre ni admettre, la fin de la mémoire, de l'inquiétude et de l'évidence.
J'ai relu le "Sermon sur la mort" de Bossuet (1662), souhaitant vérifier de quelle manière l'homme de ce temps abordait la question de la Mort. L'auteur, ou plutôt l'orateur, nous invite d'abord à considérer le néant de notre condition, avec une puissance de caractère qui nous touche au plus profond de notre être. C'est la partie rhétorique à mon sens la plus puissante et la plus chargée de vérité et d'émotion. Nous nous demandons ensuite quelles réponses, quelles lumières nous penserions trouver au bord du tombeau où sa voix de prophète nous convoque.
"Ainsi nous n'avons qu'à considérer ce que la mort nous ravit et ce qu'elle laisse en son entier; quelle partie de notre être tombe sous ses coups et quelle autre se conserve dans cette ruine"...."Venez-voir dans un même objet la fin de vos desseins et le commencement de vos espérances; venez-voir le triomphe de la vie dans la victoire de la mort. Ô mort, nous te rendons grâces des lumières que tu répands sur notre ignorance: toi seule nous convaincs de notre bassesse, toi seule nous fait connaître notre dignité. si l'homme se méprise trop, tu sais relever son courage; et pour réduire ses pensées à un juste tempérament, tu lui apprends ces deux vérités qui lui ouvrent les yeux pour se bien connaître: Qu'il est méprisable en tant qu'il passe et infiniment estimable en tant qu'il aboutit à l'éternité...".
Et ensuite? Nous sommes comme suspendus, frébriles, à une sorte de miracle spirituel, une révélation de l'intellect sur notre destin après la mort, qui nous épargne, on voudrait l'espérer, le ciboire et le saint viatique. Mais ne nous y trompons pas. Nous sommes chez Bossuet, non pas chez Bergson, Bosco ou quelque vénérable psychopompe touranien. La seule morale de son temps est l'autorité du trône et de l'autel et n'offre aucune place pour les visions chamaniques. Il nous délivre le message, l'interprétation des Saintes Ecritures. Hélas, l'esprit agnostique du 21ème siècle ne saurait en effet que faire d'une de ces consolations théologiques et aumônières dont tant de prêcheurs en étoles, d'évangélistes besogneux ont si lugubrement accompagné, autrefois le dimanche, nos inquiétudes existentielles. Nous n'y trouverons rien d'autre que des odeurs âcres de cave, des suintements de moisissure contre les murs du transept où se confinent toutes les grâces marmonnantes de la piété: La foi en "Jésus-Christ, qui est la résurrection et la vie", le Sauveur de Lazare, la promesse d'entrer dans le Royaume de Dieu. Car l'homme, poursuit Bossuet, "selon l'oracle de l'Ecriture, a été formé à l'image de Dieu, pour "être le chef de l'univers", "Il n'y a aucune partie de l'univers où il n'ait signalé son industrie". L'homme a "en son esprit une force supérieure à toute la nature visible, un souffle immortel de l'esprit de Dieu, un rayon de sa face, un trait de sa ressemblance".
Que fallait-il attendre d'autre aujourd'hui d'un théologien du 17ème siècle, d'un sermonnaire même aussi éloquent et romantique que le fut Bossuet, que les sempiternels secours et les "saines doctrines" de la religion? Le style de Bossuet est admirable de puissance et frappe l'imagination. Je le prends pour un auteur exemplaire dans le maniement de la langue et l'énergie de l'évocation. Les esprits de son temps sont cependant bien communs à ceux du nôtre. Certes, les plus éduqués d'entre eux concèdent parfois la misère de la condition humaine, invoquent en passant l'esprit d'humilité qu'enseignaient les vieux classiques. Mais cette pensée s'égare bien vite si elle les a seulement effleurés. Ils restent imbus de cet orgueil prométhéen qui pousse leur espèce à dominer le monde et toute forme de vie qu'elle tyrannise, croyant par cette prétendue supériorité se reconnaître comme l'élue de Dieu. Voyez donc ce qu'en dit lui-même Bossuet. Voyez donc les effets qu'une telle croyance a répandu partout dans le monde. C'est bien là la morale où convergent encore aujourd'hui toutes sortes d'ignorance et d'esprit de peu de conséquence, toutes les apologies de la prédestination, cette foi des prétentieux et des pourvoyeurs de calamités.
Ce détour par le tombeau de Lazare me ramène insensiblement à la frontière sauvage, au désir toujours plus résolu d'explorer ces marges indéfinies qui défient ma volonté, vers la vie invisible, la source primitive. Mes yeux se tournent vers la montagne sacrée qui se dresse au-dessus du monde comme une force morale, une figure stoïque du destin, un sommet d'accomplissement. J'ai maintes fois répondu à son appel, à la certitude de sa puissance, en suivant, sous les voûtes profondes, les brisées de l'instinct et du hasard, par le sentier des loups. Ce sentier, je le connais intimement comme un parcours intérieur. Je le sens pleinement vivant en moi, à la fois étrange et bienveillant, dans l'ombre frissonnante où je consens à m'ensevelir comme dans un rêve toujours renouvelé. La longue ascension à laquelle il m'invite me maintient au coeur de l'existence, dans un état d'émotion attentive, comme une sorte de quiétude aux aguets. Je m'imprègne des murmures de ruissellements, des senteurs fuyantes, des sèves bruissantes, du souffle d'infinies présences, de toute cette fidélité de la terre qui accompagne mes pas vers les régions célestes, au-delà des forêts de l'enfance. J'y guette l'empreinte du silence, les échos exorcisés de la peur et les doux appels de la confiance. Je sais que l'âme du loup me guide, pure, inviolée. Celui qui vient en paix avec le monde et avec lui-même n'a rien à redouter. Cette ferveur n'est pas un abandon, elle n'est pas une lassitude, c'est un effort constant de volonté à travers les profondeurs de l'inconscient et les mystères de la connaissance, un effort par lequel tout mon être hisse son espérance et son désir de renaissance, inonde enfin le spectre de la mort dans la lumière du ciel d'été.
Honorius/Les Portes de Janus/ Le 31 janvier 2021
Le sentier des loups (Salva Arvernia) |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.