Le cheval, à l'état sauvage, est un grand voyageur. Il parcourt une trentaine de kilomètres par jour, à toutes les allures, en quête de nouveaux pâturages et de points d'eau. Ses déplacements groupés, en cavalcade tumultueuse, semble un des spectacles les plus exaltants de l'esprit de liberté. Mais la lutte est rude au sein de la horde pour la prééminence et la domination, rude aussi contre les éléments et les prédateurs. La nature, ici comme partout, est souvent impitoyable.
Le cheval aurait été domestiqué entre 4000 et 3500 ans avant Jésus-Christ, en Asie. Il a travaillé, combattu et souffert pour l'homme et aucun animal n'a contribué autant au développement de la civilisation, pour le meilleur et pour le pire. Il fut autant l'esclave de ses travaux de force, sa bête de somme, que l'objet de sa fierté, l'attribut de sa noblesse et l'instrument de ses conquêtes. Il élargit sa vision du monde et en stimula la vitalité. Et pourtant, je ne sais si l'on a suffisamment reconnu la valeur des sacrifices de sang et de souffrances consentis par cet animal sensible et courageux, qui supporta avec une extraordinaire endurance tout le fardeau des ambitions et des folies humaines. Je ne sais si l'on a seulement éprouvé le moindre remords de tout le mal qui lui a été fait.
Avec l'avènement des moteurs à vapeur puis des moteurs thermiques, les moyens de traction, d'exploitation et de transport révolutionnèrent notre civilisation à un point qu'on n'aurait jamais pu imaginer il y a moins de deux cents ans. L'être humain disposa d'une force mécanique capable de réduire peu à peu le temps et l'espace et de centupler l'emprise de son action sur la matière, sans qu'il s'avise d'y fixer des limites. La diligence céda bientôt le pas au chemin de fer, l'araire au tracteur, la charrette à la camionnette, la faucille et le fléau à la moissonneuse-batteuse, prémices d'une ère prométhéenne monstrueuse dont on voit aujourd'hui les ravages commis contre la terre et la vie. On observa encore, après la deuxième guerre mondiale, les dernières carrioles hippomobiles livrer le lait ou le charbon dans les villes de province tandis que le silence se fit dans les campagnes, je veux dire le silence des anciennes rumeurs traditionnelles qu'animait la civilisation du cheval. Car pour ce qui est du vacarme de l'ère mécanique, la campagne ne fut évidemment pas en reste, livrant son ancienne paix agreste, comme une métastase, au perpétuel bourdonnement et bouleversement de la ville.
Le cheval fut progressivement mis au rebut, sa chaleur domestique disparut de nos vies, sans un merci. L'âme rustique s'éteignit dans les écuries désertées, parmi les vieux harnais abandonnés, les anciennes odeurs de foin et de labeurs.
Le cheval subsista encore, en marge de la terre paysanne, dans les haras, les manèges, les concours hippiques, les champs de course, dans quelques agréments pour touristes et autres activités de prestige, comme un dernier écho de sa lointaine présence parmi les hommes. Six mille ans de vie commune ne s'effacent pas d'un trait de plume comme un divorce à l'amiable.
Mais, peut-être lassé des artifices et des agitations du monde, l'homme ressentit à la longue le besoin de tisser de nouveaux liens avec le cheval, en lui conférant un statut rénové d'animal de compagnie et de loisir. Se rapprocher du cheval, c'est aussi se rapprocher du sentiment de la nature, répondre à un besoin de régénération de la vie intérieure et de la perception de son environnement.
Il est donc l'objet, depuis quelques décennies, d'un regain d'engouement et de sollicitude par le développement de la pratique équestre de compétition et notamment de loisir. Cette dernière a suscité la résurgence des anciens métiers de maréchalerie, la mise en place de filières vétérinaires spécialisées, la revitalisation de la filière professionnelle du dressage, qui a vu par ailleurs l'apparition de nouvelles doctrines éthologiques. Nous voyons même ce retour en grâce investir le domaine para-médical par le traitement de certains troubles psychologiques par des méthodes d'équithérapie. En y ajoutant les activités liées à l'approvisionnement et à l'équipement, on constate que cette vague d'engouement représente aujourd'hui un pan économique que la société trouve un intérêt à maintenir.
Mais tout cela est du "bizeness" car l'urbanisation forcenée de la société humaine ne laisse plus guère de place au cheval dans l'organisation et les espaces de la vie quotidienne.
Il faut toutefois saluer la résurgence récente de l'association du cheval et de l'homme dans des travaux utiles à l'activité collective et à l'environnement, par la réintroduction du débardage en forêt, du sarclage des rangs de vigne, ces techniques étant bien plus respectueuses de l'environnement que l'exploitation mécanisée intensive qui dégrade irrémédiablement les sols. Des dispositifs de transport et service collectifs sont également expérimentées, mais ils restent cantonnés dans les secteurs ruraux ou semi-ruraux et ont une portée naturellement limitée, relevant plus de la démonstration événementielle. Certes tout cela a un coût, comme disent les financiers et les économistes, le cheval n'étant pas une simple machine thermique que l'on démarre et que l'on range comme un outil. Tout cela, il est vrai, demande de l'éducation et des soins, de la patience et de l'attention, tout cela demande du respect et de l'amour, car tout cela a une sensibilité et une âme. C'est un trésor de confiance, une collaboration merveilleuse qui rend la vie meilleure, c'est en fin de compte tout ce qui rebute l'esprit de productivité, de compétitivité et de profit, pour qui la culture raisonnée et durable ne représente qu'une charge inconcevable.
Mais qu'importe, cette vision corrompue du monde trouvera un jour une fin et l'on voudrait prédire que de nouvelles alliances avec le monde animal, dans une collaboration bienveillante et respectueuse, réorienteront progressivement le cours de la société humaine.
Nos retrouvailles avec le cheval sont un peu des retrouvailles avec nous-mêmes. Car la relation avec cet animal nous réapprend le goût du temps présent, les vertus de la persévérance, la considération de notre lien avec la nature. Elle nous place en effet au coeur frémissant du vivant, perfectionne nos facultés mentales vers une promesse de plénitude, une oeuvre de réconciliation. Ausculter le langage du cheval, se pénétrer de l'expression imperceptible de ses émotions, du mouvement de ses intuitions, plonger au fond de son regard le spectre de notre propre inquiétude, rééduquent nos rapports avec une réalité diffuse et invisible, une mémoire primitive dans laquelle le cheval n'a jamais cessé d'être immergé.
Car il appartient au monde sauvage, à l'esprit du troupeau, aux puissances de l'instinct, il perçoit les signaux venus des profondeurs de l'origine, qui l'exhortent à des tensions obscures pour sa propre survie.
Je regarde ma jument paître paisiblement dans la prairie. Je la reconnaîtrais entre toutes parmi la multitude de ses congénères. A son contact, je ressens comme une connexion s'établir avec une dimension dramatique de l'être, un influx latent de force et d'énergie, où s'étend le champ élargi de ma conscience. Nous nous sommes fait don de ce meilleur qui gît en chacun de nous, conjurant l'un et l'autre le sentiment du désarroi et de la peur, puisant mutuellement en nous cette part d'espérance et de constance qui aujourd'hui nous unit dans la vertu d'une âme commune. Il en fallut des désirs de bonté et d'attachement pour nous accomplir dans cette épreuve de confiance, pour reconnaître en l'un et l'autre ce miroir apaisé de nous-mêmes. Il faut croire à une espèce de destinée, comme l'on peut croire au génie de la création. Cette jument fut mise au monde dans le dessein de rencontrer ma vie, rendre mon coeur meilleur et affermi. De même, je fus là pour recueillir son innocence et apprivoiser son inquiétude.
Toi, l'esprit de liberté, n'aspirais-tu pas cependant à l'aventure insatiable à travers le vaste monde, comme le firent avant toi pendant des milliers d'années, ceux de ton espèce? J'aurais voulu te l'offrir ce vaste monde où te relie l'instinct du vivant éternel, j'aurais voulu te dire: nous partons! Partons toi et moi, en chevauchée mystique, sur le chemin de Compostelle, sur la route de Jérusalem, sous les ciels de l'Orient et des pampas, dans l'infini des steppes. Toi m'emportant dans l'ivresse du vent, moi réconfortant ta course sous notre bonne étoile.
Je te rejoins dans cette prairie où, près de moi, tu files paisiblement tes jours. La grande aventure, ce n'auront jamais été que les chemins de Saint Romain où nos rêves d'infini s'arrêtent au bord de l'autoroute. Qu'importe après tout, les courses dans les pampas et l'ivresse des steppes! La prairie de Saint Romain est notre jardin...et le Jardin est le Royaume.
Honorius/ Les Portes de Janus/le 14 février 2021
Je te rejoins dans la prairie |
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Dans le jardin de Saint Romain |
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Dans l'infini des steppes |
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Sur la route de Jérusalem |
Je te reconnaîtrais entre toutes |
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