Azya, assise sur le plateau, eut un sursaut au moment où la vétérinaire introduisit la caténaire au-dessus de la patte gauche. Je resserrai mon étreinte: "ça va aller ma Zaza, t'en fais pas, ça va aller, ma Zaza!" J'eus soudain honte de l'absurdité de mes paroles. Comme si l'on pouvait réconforter, et encore moins par des mots si ordinaires, un être vivant, une pauvre chienne, l'innocence d'un enfant, devant l'effroi du mystère insondable. Dirait-on à un condamné, la tête enserrée sous le couperet de la guillotine: "Surtout ne vous en faites pas, ça va bien se passer"? Les mots sont dérisoires, notre destin est dérisoire. Le sait-on? Les vivants et les morts dorment au creux du même songe. Le paroxysme de la philosophie c'est affronter seul l'instant de la mort, c'est au moment d'entrer enfin, l'âme humble et dépouillée, dans la forêt merveilleuse..
J'avais blotti ma tête contre son épaule et n'avais plus la force de guetter son regard, sa peur et son désarroi. Au début, elle avait pourtant frissonné, mais je la sentais maintenant calme et résignée, dans la confiance absolue que je lui avais toujours inspirée, mais où je décelais l'abandon du sacrifié, au bord de la béance où tout de soi est sur le point de se répandre et se dissoudre. Elle savait. Sans instinct de fuite, elle attendait dans mes bras. Mes yeux s'arrêtaient sur l'horloge marquant quelques minutes avant midi, dans cette chaleur du mois d'août, le néon au-dessus du plateau en inox, le carrelage à lames blanches, les plaques du faux-plafond, les armoires et les étagères emplis de cartons, de flacons et d'ustensiles, le bureau où restait, dans le carnet ouvert, près de l'écran de l'ordinateur et du calendrier, la dernière radiographie sans espoir. Je ne percevais rien d'autre dans ce lieu de fin de vie, que ce que l'on en perçoit d'un sous-sol, juste une lucarne de verre dépoli filtrant un peu de lumière jaunie, oh bien loin, si près pourtant de la clarté d'azur qui inondait le ciel. Quitter tout cela, quitter cette merveille du beau jour, les saisons et les jardins de délices de cette vie de chien, de notre vie à nous tous, est-ce possible, est-ce admissible, simplement parce qu'il est l'heure? Et je sentais peser la seconde lourde, si lourde de sommeil. Je ressentais l'épuisement des journées d'empathie, de médications et de veilles, dont seule désormais pouvait, non pas me délivrer, mais me délester, comme on se purge d'un haut-le-coeur, l'accomplissement odieux et redouté de l'acte. Oh, te retenir, encore un instant, un dernier instant, avec moi, dans le jardin, sous le soleil du monde..
Un univers sépare l'instant d'avant, l'instant qui précède l'abattement de l'évidence, la dernière seconde de conscience en suspens, de l'instant qui suit où tout bascule, l'instant qui a glissé dans l'irréparable. Tout passe-t-il si simplement, comme passent les vagues sur la grève? L'instant d'après, c'est ton corps inerte et la longue épreuve du pardon, c'est ta sépulture qui emplit les silences des nuits et des jours, la nature qui fleurit cette deuxième année et qui refleurit toujours. L'instant d'après, c'est l'éternité de ton sommeil, la caresse que tu as emportée, le chant de l'alouette dans le soir, la course des nuages, le vent et le murmure du ruisseau.
Il est une voix intérieure, une voix venue peut-être aussi d'ailleurs, une voix de l'esprit, qui nous souffle des inspirations furtives, des révélations et des messages indicibles que l'on voudrait saisir au vol pour ne pas les perdre à jamais, les fixer dans leur illusoire perfection. Je voudrais forger de mots la vision fulgurante, la figer, la dompter comme on dompte la peur, comme on brise les chaînes de la pitié, dans une folie sacrée de purification. Je voudrais témoigner de l'indéfinissable, faire de l'absence de toutes choses la plénitude de toutes choses, accéder, m'unir à la réalité infinie, à la voie du Ciel, par toutes les alchimies de la conscience et de l'intuition. Deviner, pressentir, entrevoir, se fondre dans l'immobilité au coeur de l'idée d'être, n'est-ce-pas déjà s'avancer vers une lueur d'éternité, l'éternité de l'instant unique et de l'unique perfection, sans avant, ni après? Mais on ne se débarrasse pas ici-bas du remords comme on se débarrasse d'une idée après l'avoir lestée de l'alibi du verbe. Mon remords c'est de n'avoir pu t'obliger à vivre, c'est de t'avoir rendue docile à ton sort, c'est de t'avoir laissée partir dans ton chemin de solitude. Pourtant en cet instant d'après, tu es désormais éternelle, éternelle comme le flux du ruisseau, la fuite du vent, la lumière dans la prairie immense et la perle du firmament. Tu es l'acte accompli, la source inépuisable, l'astre qui rayonne, tu es mon recours, ma victoire et ma fierté.
Vois-tu, je suis le rejeton des vices et des crimes de mon espèce, je suis de cette engeance infâme qui inflige depuis trop longtemps la peur, la souffrance et la destruction. Dix-mille hommes sur cette terre, dix-mille hommes sourds et aveugles au trésor d'humilité, ne valent pas l'innocence martyrisée du plus humble animal. La pureté de mon coeur, celle que je t'ai donnée, ne rachètera pas l'opprobre de cette race obscène et nuisible dont la disparition annoncée sera d'un immense bienfait pour le destin de l'univers.
Et quand tout sera fini, quand l'instant d'après règnera pour toujours sur le temps, l'oeuvre absolue s'accomplira, dans l'unité et la paix de l'origine, tout reviendra en Toi, Azya, la Chienne Céleste!
Honorius/ Les Portes de Janus/ 7 mai 2021
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