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Le chemin de Stevenson |
Montaigne louait les bienfaits des voyages pour la culture et le tempérament. Découvrir le monde n'est-ce pas aussi apprendre à se découvrir soi-même? "Celui qui connaît les hommes acquiert la sagesse, celui qui se connaît lui-même possède la lumière" disait Lao Tseu.
Jadis on partait en voyage à des fins strictement déterminées par la vie sociale: les marchands pour y exercer leur trafic et industrie, les "missi dominici" pour vaquer aux soins de la justice, de la diplomatie et de l'administration territoriale, les bourgeois et les feudataires pour visiter leurs domaines ou leur parentèle parfois en des parties éloignées de la province ou du royaume, les artistes pour rejoindre ou suivre leurs mécènes, le justiciable pour rallier le siège présidial, les explorateurs pour découvrir de nouvelles ressources, le soldat dans le train de l'ost. Il faut bien entendu y ajouter la dimension religieuse qui convia tant de pèlerins sur la route de Compostelle ou de Jérusalem. Dans cette civilisation traditionnelle le voyage ne pouvait se concevoir sans la représentation d'une longue distance à parcourir (ou pour le moins, d'un temps long pour la parcourir), et par conséquent sans l'idée d'une longue absence et la prévoyance de dispositions préalables à prendre, y compris le testament, avant les adieux et les "les grelots du départ". Pour le commun attaché à la glèbe, le voyage, de ce point de vue, était exceptionnel. L'aventure géographique se résumait au trajet entre la paroisse et le chef lieu du baillage pour les nécessités de la vie courante. Et encore, nombreux furent ceux qui, relégués dans les écarts et les hameaux, ne connurent pour seul horizon que la place publique du pagus et les confins de leur territoire, tout au plus la vallée voisine où ils s'avisaient de prendre épouse. Et il y a ceux qui migrèrent, d'un village à un autre, d'une province à une autre, d'un pays à un autre, à la recherche d'un meilleur avenir et cela depuis tant de siècles. N'est-ce-pas encore le cas aujourd'hui de tous ces migrants jetés dans des odyssées funestes? En vérité, remontons le fil de nos histoires, nous sommes tous des migrants ou des descendants de migrants, de tous ces étrangers en exil, qui ont gardé dans le coeur la mémoire du Royaume. Notre arbre généalogique est un immense buisson dont les rameaux convergent du fumier de l'étable à l'asphalte puant des villes.
Qu'il procède d'une nécessité, d'une fonction, d'une mission ou plus rarement d'un agrément, le voyage dut être longtemps une épreuve initiatique, l'ouverture vers des perspectives inédites, qui stimula dès le XVIIIème siècle la floraison d'un genre littéraire original: Le récit de voyage. Encore, en ces temps d'analphabétisme, fallait-il posséder quelque rudiment d'écriture, et qui plus est, bénéficier d'une constitution tannée à l'endurance pour recueillir matière à un tel ouvrage. Longtemps en effet le voyageur alla le plus souvent à pied, un mois au moins pour traverser un pays comme la France à raison de trente kilomètres par jour, une vraie gageure, et selon son état, à dos de mulet, à cheval comme Montaigne, en diligence au temps de la poste et de la malle-poste, ou alors pour les mieux dotés, avec tout un train d'équipage. Au XVIIème siècle, Madame de Sévigné parcourait les routes de France, de Paris à Rennes ou de Rennes à Grignan, dans un carrosse à six chevaux, parfois en litière sur les chemins les plus escarpés. La qualité et l'insouciance de son état la dispose à la sensibilité des paysages, à la curiosité des gens. Elle en fait de beaux sujets de correspondance. Elle loge dans des châteaux, à l'Evêché ou parfois sur la paille d'une hostellerie, comme la plupart des voyageurs communs de son temps.
Mais le voyage, je veux dire le vrai voyage, celui qui s'accomplit comme un désir de renaissance à la face de la Création revêt le caractère sacré de l'aventure spirituelle et initiatique, comme le fut le pélerinage lointain, déjà attesté dans l'Europe pré-celtique, il y a plus de trois mille ans.
Il représente à la fois un retour sur ce que nous sommes profondément et un éloignement de ce que nous aspirons à dépasser. Le pélerin venu du Nord traversait jadis des régions immenses où la Nature encore indomptée devait offrir de ces visions formidables et fantasmagoriques où se révèlent le mystère de Dieu et la mystique inépuisable de l'Etre. Dans cet univers insondable, dans ces confins imprévisibles où nulle araire ne planta jamais le soc, les certitudes de l'ancienne vie ne lui semblaient plus depuis longtemps que de lointains souvenirs.
Le voyage primitif renferme toute l'énergie dramatique d'un long cheminement au bout de la mémoire, étrange, ensorcelant et irréel comme une incantation, aux lisières de la raison et du temps, la quête du royaume idéal où le pélerin se présentera seul et les pieds nus aux portes du Paradis.
La tradition mythologique nous convie, dans l'épopée de Gilgameh, au premier récit connu de ce voyage initiatique qui mène à "la Forêt des Cèdres", là où vivent les Dieux, et de la quête des "secrets de la vie sans fin". L'Odyssée est le récit d'une même quête éternelle, celle de l'identité et de la mémoire profonde de soi, du retour à l'origine. Dans tous les cas, la dimension sacrée du voyage, quelle que soit sa modalité, se révèle comme une aspiration à notre part inconsciente d'immortalité.
Notre époque moderne, pour avoir méprisé la conscience du sacré, a perdu certainement une grande part de son âme, et surtout la vertu de l'humilité. Pourtant il doit en rester quelque réminiscence dans le coeur des hommes, car certains retournent encore à la source et accomplissent le long trajet à pied, parfois à l'amble du cheval, en pleine nature sauvage, à l'exemple de Stevenson sur les chemins perdus de Lozère, loin de l'agitation et du tumulte du siècle. Ce n'est pas tant la destination qui importe dans une telle circonstance, mais l'expérience du passage, et du détachement, en vertu du précepte de Lao Tseu selon lequel "Il n'y a pas de chemin vers le bonheur, le bonheur c'est le chemin". Le vrai voyage est avant tout une épreuve de perfectionnement moral, un dépouillement, un abandon de soi-même comme acte d'accroissement de soi-même. Car c'est par l'humilité que le sentier atteint le sommet, c'est par le vide que se répand la plénitude.
Le récit de voyage constitue par nature une ouverture de l'esprit sur l'extérieur et a pu à ce titre servir d'autres représentations possibles du monde. Il devint même un instrument de critique sociale et d'émancipation intellectuelle qui contribua à l'avènement de l'esprit des Lumières. Que les réactionnaires casaniers prennent garde: Le voyage nourrit l'esprit libertaire.
Le 19ème siècle marqua l'apogée foisonnante de cette littérature du voyage toute vibrante de résonances mystiques et de peintures humanistes, de "Reisebilder" romantiques et de rêves d'aventures extraordinaires, dans un temps où la découverte des hommes et du monde avait encore un sens de révélation. Mais le voyage s'est banalisé au fur et à mesure que s'est banalisé le monde. Il a reçu des usages convenus et expéditifs. On appelle cela aujourd'hui "partir en week-end ou en vacances".
Octave Mirebeau persiflait déjà le type conformiste du voyageur moderne: Le voyage s'appelle aujourd'hui "un déplacement". Il correspond à "une mode de bourgeois cossu, respectueux des usages mondains, à la nécessité de tenir un rang prestigieux", car "le voyage suppose de l'argent, et l'argent toutes les supériorités sociales". Et le pire, c'est que le voyage "ennuie prodigieusement", la montagne, la mer, les lacs, tout y est "sinistre et d'une incurable tristesse", avec "cette aggravation d'être le prétexte à réunir () de si insupportables collections de toutes les humanités. (Les vingt et un jours d'un neurasthénique-1901). C'était le temps de la Belle Epoque, la vogue du thermalisme, des stations balnéaires, les séjours chics au bord de l'Océan et de la Riviera, dont une aristocratie désoeuvrée avait donné le ton, et entrouvert les vannes.
Car nous devinons se profiler dans cette peinture satirique le prélude à l'ère nouvelle des foules en mouvement, à l'économie mondialisée du tourisme de masse, où même ce que l'on nomme nos loisirs n'est qu'un prolongement de nos aliénations. Tout est soumis, même nos rêves de liberté, aux injonctions épileptiques de la vitesse, de la gestion, de la technologie et de la productivité. Avons-nous seulement encore des rêves de liberté, je veux dire de vrais désirs d'affranchissement de toutes nos possessions, de tous nos dogmes d'avidité et d'aveuglement? L'essence sacrée du voyage, hors du temps et des passions, dans la nudité sanctifiante de l'oubli et de l'abandon, est d'un monde qui n'existe plus, sombré dans un abîme de désolation et de stupeur, ou bien d'un monde qui ne peut plus subsister que dans la magie de l'imagination. Car dans cette ontologie universelle d'hypermarché et de rapetissement calamiteux de l'esprit, je m'avise que le seul voyage qu'il reste encore à glorifier et à entreprendre est le voyage intérieur, celui que j'imagine entre les murs de ma chambre et la vieille clôture de mon jardin. Quelle merveille que ce jardin. Il est encore un monde immense pour les infimes créatures qui y vivent, couvert de forêts, de montagnes, de rivières, de vallées et de falaises.
"Celui qui se contente de ce qu'il a, possède toutes les richesses", disait Lao Tseu. Et d'ajouter: "Sans franchir sa porte, connaître le monde entier. Sans regarder par la fenêtre, entrevoir le chemin du ciel. Plus on voyage, plus la connaissance s'éloigne. C'est pourquoi le Sage connaît sans se mouvoir, comprend sans examiner et accomplit sans agir."... "Gardant son ignorance, il voit les choses dans leur lumière".
Voir les choses dans leur lumière! N'est-ce pas là, parmi tout ce gâchis matérialiste, les papiers gras, les autoroutes, parmi tous les chantiers de destruction et les déserts de l'âme, n'est-ce pas là notre dernière tentative, fût-elle illusoire, de préserver dans nos coeurs toute la pureté du monde?
Honorius/Les Portes de Janus/ 5 juin 2021
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