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Le Puy Violent 23 juin 2021 |
L'esplanade de Barrouze, à Salers, ancien chemin de ronde couronnant les vestiges des fortifications, surplombe une vue panoramique sur le tumulte des puys et des vallées glaciaires, que les chroniques nomment depuis des siècles "le Haut Pays d'Auvergne" ou "le Pays des Hautes Montagnes d'Auvergne".
Cette terre exaltée parle à elle seule de son passé, de cette genèse formidable où les éléments déchaînés en sculptèrent jadis les formes héroïques. Ce sont partout d'immenses enfilades telluriques, battues comme une houle figée, comme un champ de labour de Titan, des enchevêtrements tourmentés de forêts aux mille nuances de brun et de vert. Le ciel fantastique, inspiré par des volées d'autan, y répand des épopées de lumière et des chevauchées de brumes. Tout évoque la puissance impassible, l'énergie primitive, le bouleversement de l'illumination.
A gauche sur une des lignes proéminentes, se dresse la silhouette du Puy Violent, qui fait au loin comme un gros téton solitaire, un gros chicot ébréché, fiché dans l'océan des herbages qui ondule au-dessus de la vallée de Récusset.
C'est au fond de cette vallée que la Maronne prend sa source, en vérité ses mille sources, glissant des hauteurs d'Algour, des pentes du Col de Néronne et d'Imprameau, et du versant nord du Puy Violent. Cette rivière, qui tire son nom de Matrona, la mère protectrice, la déesse de l'eau des anciens peuples gallo-romains, débaroule le sillon millénaire depuis le giron de Saint Paul de Salers jusqu'à Saint Martin Valmeroux à 15 kilomètres plus au sud. Au-delà, au-dessus des masses sombres du Bois Noir et des remparts géologiques qui s'étirent du Roc des Ombres au Puy Chavaroche, culmine dans toute sa gloire l'énorme Puy Mary, le coeur majestueux du Pays de Salers, que l'on aperçoit, parmi la chaîne des autres sommités, depuis les régions septentrionales du Puy de Dôme. Plus à droite, s'ouvre la vallée de l'Aspre, affluent de la Maronne, dont la gorge ruisselante grimpe et serpente jusqu'au confins de Saint Projet de Salers où, passé le col de Saint Georges, vient bouillonner la coulée de la Bertrande. Au-delà des pentes chevelues, des mamelons et des crêtes moutonnantes, se déversent les vallées de la Doire, de l'Authre et de la Jordanne. Fouillis de sapinières, de hêtraies, de puys aux flancs de roches, de profondeurs humides tressées de fourrures de vernes. C'est le grand corps sauvage de la Terre vivante, le tressaillement mystique, l'âpreté de l'enracinement et la puissance de l'élévation, la permanence de la volonté, le mystère de l'être dans tout ce qui résiste et qui fuit. Car tout est et tout passe, mais tout est éternel dans la perspective infinie de l'espace et du temps.
De la route de la Pierre qui descend de Salers, un chemin bifurque à gauche en direction du petit bourg de Saint-Paul, qu'il rejoint après avoir longé de grandes prairies de fauche pommelées de gros bosquets. Ce bourg, dont l'entrée est ostensiblement gardée par le cimetière, est véritablement minuscule avec ses quelques maisons regroupées autour de l'église. Il apparaît blotti comme une crêche austère dans l'ombre de la montagne, au pied d'une pointe rocheuse où se dresse la statue tutélaire de la Vierge. Le chemin grimpe rapidement à travers un épais couvert forestier. Nous sommes presque à la fin du mois de juin et les lieux portent encore les stigmates du dernier hiver rigoureux qui s'est abattu en Auvergne, de ces hivers de loups qui évoquent des fantasmagories de Moyen-Âge et de Transylvanie. Des arbres tombés sous le poids de la neige ont été sciés de part et d'autre de la route toute meurtrie d'escarres. Les abondantes pluies de printemps ont pris le relais et les sous-bois suintent d'une humidité noire aux odeurs de terre luisante. Cette eau pure s'écoule à travers l'humus en réseau ininterrompu, inonde les prairies où s'accrochent des flocons de lumière, renforce les rus déversés des montagnes, lesquels grossissent à leur tour le gros roucoulement de la Maronne qui exulte dans des échos d'applaudissements en contre-bas.
Passé la frondaison forestière, on parvient au hameau de Vielmur avec ses antiques demeures rurales aux pierres bises et aux murets fleuris, où le chemin bifurque. Tout droit à l'Est il poursuit vers Longevialle et Malrieu, vieilles manses blottis dans la vallée du Rat, qui étend ses pentes boisées jusqu'au crêtes du Bois Noir. Au Nord, la voie, très étroite, attaque un raidillon en lacets, puis dépassant en surplomb, sur la droite, la dernière ferme isolée de la Roucheyre, plantée comme une vigie à flanc de montagne, elle aborde l'immense plateau d'altitude délimité au nord, par la vallée de Récusset et au Sud par la vallée du Rat, et qui étire sa longue proue à l'Est jusqu'aux crêtes impétueuses où culmine le Roc des Ombres à 1633 mètres. Ce nom solennel renferme tout un univers crépusculaire de mystère, une profondeur mélancolique d'éveil et de conscience où souffle le cours frissonnant du temps à la face changeante du ciel.
Parvenu au bord de la planèze, le chemin déroule désormais un ruban sans fin à travers une lande herbeuse entièrement déserte où la clarté du jour bondit dans toute sa violence et une ivresse de grand large. L'horizon s'ouvre par tous les points cardinaux sur l'immensité des hautes terres volcaniques, le chaos des fractures telluriques, la géométrie confuse des lignes brisées, remuées comme des sillons d'emblavure, où fument en gigantesques brûlis de chaume, des nuées d'ombres et de brumes blafardes. Le ciel gorgé d'eau improvise des formes mouvantes et effrénées qui se mêlent et se fondent aux frontières incertaines de la terre. Ce sont ici les régions de l'estive, cet espace olympien de silence, d'immortalité et de lumière. Depuis des siècles, dès la fin du mois de mai, on y conduit les troupeaux pour y renouveler le cycle des travaux et des jours. Les troupeaux sont les témoins de notre condition ancestrale, ils nous rappellent les liens qui nous relient à la nécessité et au récit de notre survie, ils sont comme les messagers, la mémoire de notre identité. Troupeaux d'Eole sur la terre sacrée, on les voit éparpiller dans la houle ondulante nos rêves de pureté, aux confins des nuages.
Le chemin monte d'abord en pente assez prononcée, tangue et ballotte selon les humeurs de la courbe de niveau, pour remonter toujours plus hardiment dans le roulis de l'océan vert. Des pierres de basalte, rassemblées par des générations de pâtres taciturnes, serpentent en longues murailles sombres à travers les prairies, comme dans les paysages du Connemara. Au loin, telle une bouée perdue sur le versant d'une vague de Cap Horn, un vieux buron signale les vestiges de l'ancienne présence humaine, qui jadis avait la garde du silence et du royaume. Cette terre immense, cette solitude obstinée, toute ces divinités de pierre et de patience, ont les forces surhumaines de l'immobilité et de l'enracinement, la constance héroïque des choses éternelles ou abandonnées.
A gauche au bord du chemin, on aperçoit bientôt la croix des vachers qui nous rappelle nos devoirs d'humilité et notre destin d'espérance. Elle marque comme une étape initiatique dans le long parcours jusqu'aux régions altières de l'extase.
Les sonnailles lointaines trempent l'air de leurs tintements d'acier et de cristal, transcendent l'immense solitude en insondable présence. Ces tintements sont comme l'esprit même de l'ascension, de la paix pastorale, la musique céleste du pélerinage montagnard. Leurs sons courent avec le ciel, sur la terre noire, la roche couleur de cendre, se perdent où tout se perd, dans l'horizon flamboyant et ténébreux.
Dans cet univers de mémoire et de mort exaltée il est aussi des offrandes radieuses et multicolores qui valent tous les trésors du ciel, et qui peuplent et animent l'univers de la prairie. Mai, conjurant les dernières neiges agonisantes, porté par les jeunes ardeurs de la terre, s'illumine de constellations de jonquilles, des voies lactées de jonquilles dans l'espace immense, qui palpitent au soleil comme des volées irisées de phalènes. Des délicatesses de jaunes, de blancs et de bleus printaniers pointent leurs corolles et s'éveillent en choeur dans l'haleine ruisselante des sources. Juin, puisant de la vigueur, inonde à son tour les prairies de symphonies étincelantes, de corbeilles d'abondance tressées en bouquets, tapis, lambrequins, guirlandes, où trône la gentiane jaune, reine de la montagne. Toute la nomenclature de Linné ne suffirait pas à décrire la profusion de cet enchantement végétal, les grâces fécondées de cette divine harmonie. La Nature, mère de toute volonté et de toute forme, révèle la puissance de l'Esprit dans l'éblouissement de la Création.
Le chemin devient bientôt une piste de transhumance vers la sauvagerie des sommets. L'ascension est de plus en plus raide et exaltante. Je reprends mon souffle et me retourne en direction des vallées de l'ouest qui étincellent en contre-bas sous une rincée de soleil. Quel spectacle prodigieux: Une immense rayure de lumière traverse l'horizon sous le dôme livide du ciel pluvieux. On y voit scintiller au loin, accrochée au rebord des planèzes, la cité de Salers. On y voit trembloter la ligne vertigineuse de la belle route des crêtes qui conduit jusqu'au col de Néronne et les forêts profondes glissant dans la vallée du Falgoux.
La piste continue son ascension, longeant à gauche les prairies qui dévalent jusqu'aux lisières de grandes hêtraies et dont on voit en contre-bas l'épaisse chevelure de bronze écumer sur les versants de la vallée de Récusset. A droite, des échines et des mamelons rocheux défendent encore la vue sur les hauteurs de Fontanges et de Saint Projet de Salers. D'énormes éboulements détachés d'une de ces crêtes, il y a des milliers d'années, déversent leur chaos cyclopéen figé à quelques mètres de la piste. Quel coup formidable brisa ce rempart comme une cloison de briques? Quel combat furieux des éléments ou de monstres cosmogoniques fut à l'origine de ce fracas tellurique?
Le Puy Violent, cette forme de chicot ou de téton aperçue, la veille, de l'esplanade de Barrouze, apparaît bientôt au détour des croupes rocheuses, dans toute sa majesté solitaire, comme un grand cône herbeux trempant dans le ciel laiteux. Ce géant géologique semble monter la garde à l'orée d'une ligne de crête longeant des enchevêtrements de cirques et de précipices, d'éperons et de balmes, de crinières acérées, des moutonnements insondables, des grondements de silence et des élans affolés, dans un périple fabuleux jusqu'au Puy Mary, le Puy de Peyre Arse, le Puy Griou et au loin encore jusqu'au Lioran et le Plomb du Cantal. Un sentier abrupt grimpe jusqu'au sommet du Violent, tandis que la piste le contourne docilement par la droite, enlace encore un promontoire faisant comme une grosse bosse arrondie de chameau, avant de se perdre, comme un ruisseau dans le sable, dans l'immensité infinie.
Laissant à gauche les ondulations vertigineuses de la ligne de crête, où se faufile un passage étroit comme une sente de chèvre, un éblouissement saisit le regard, à droite, sur l'étendue des estives. Sauvages et vastes comme une steppe, elles dégringolent sous nos pieds jusqu'aux arêtes couronnant le cirque du Bois Noir où culminent au loin le Roc des Ombres, le Roc d'Hozières et le Puy Chavaroche. Ce paysage gigantesque de muraille de Chine, balayé par les traînées nébuleuses, confie à notre contemplation le récit infini du temps et de l'être, l'oeuvre héroïque de l'esprit d'éternité. Mon Dieu quelle beauté que cette Terre! Et quelle félicité de sentir le peu de matière et de conscience que nous sommes se dissoudre dans l'âme irrésistible du Monde. Les portes de l'existence terrestre pourraient maintenant se refermer dans un battement de lumière, le royaume de la paix serait en moi accompli. Oui nous sommes en cela éternels que nous prenons humblement notre part de cet esprit d'éternité.
Un milan royal tournoie majestueusement dans les régions suprêmes, comme un messager des Dieux. Je m'imagine qu'il sait lire dans mes pensées, dans l'eau de mon âme, qu'il emportera avec lui tout ce que mon coeur contient d'espérance et de bonté, avant de disparaître dans les nuées, de se fondre comme un atome au-delà du Roc des Ombres.
Tout ici existe depuis l'origine, les montagnes, les sources et les forêts, tout a toujours existé, dans l'Harmonie. Mais "Rien de plus facile à détruire qu'une Harmonie, disait Jean Giono, il suffit d'une fausse note". Et ce ne sont pas les fausses notes qui manquent, on peut dire qu'elles accourent et se bousculent. "On compte sur les doigts les belles créations de l'homme, mais ses destructions sont infinies " nous rappelle en effet Giono.
A l'heure où l'humanité n'a jamais été aussi près de détruire son Paradis, une question cruciale assaille notre conscience: Que ferons-nous de cette Terre? Pourra-t-elle encore accueillir longtemps notre désir de paix et de bonheur?
Car l'avidité humaine marque jour après jour la virginité de la terre de ses odieux stigmates. Le Bois Noir, étendant ses ombrages séculaires au-dessus de La Roche de Saint Projet, est promis, me dit-on, à de prochaines coupes rases dont l'histoire des lieux ne montre aucun exemple. Il s'agit, ici comme partout ailleurs, de combler la gueule insatiable du Moloch mondialisé, encore et encore. La Haute Auvergne et son âme celtique, n'échapperont pas aux ravages et aux déprédations de la tyrannie économique. Certains petits hommes sans conscience et au grand pouvoir de nuisance trouveront leur gras et leur compte dans le viol infligé aux anciennes profondeurs elfiques, dans les ravages commis contre la beauté sublime des paysages, ses féeries et ses harmonies, encouragés par des politiques subventionnées aussi nuisibles qu'absurdes. Des cohortes de camions et de mâchoires métalliques viendront bientôt lacérer l'hermine de la Montagne Sacrée que j'aurai vue cette année, pour la dernière fois de ma vie, dans toute la splendeur de sa Gloire.
Déjà depuis vingt ans, l'évolution est en marche, le temps court au développement et à l'accumulation avec tous les cercles vicieux du "toujours plus". Les dogmes de la production intensive défigurent sans état d'âme l'antique immobilité: des mécanos de stabulations standardisées, des bunkers agricoles et leurs plates-formes de macadam se multiplient comme une gale, investissant des lieux naguère pleins de rareté et de pittoresque, où ne régnait que la pureté de l'Astrée. Leur laideur normalisée de hangars d'aéronefs se substitue désormais aux vieilles granges ancestrales aux toitures de lauzes qu'on a laissées crouler, étalent leurs cratères de remblais à l'entrée des villages et des hameaux, au milieu des belles prairies de fauche, au flanc des montagnes éventrées, salopant jusqu'aux sanctuaires des hauteurs. Des sous-bois pleins de symboles et de mystères, des jardins d'Hespérides, des repaires de Silène, des autels sacrés aux épées de lumière, ont été défoncés, avec leurs moraines de quinze mille ans, pour y satisfaire là aussi aux impératifs de la productivité et de la croissance. Les politiques locales ne sont pas en reste avec leurs lubies de syndicats d'initiative, semant des conglomérats à chalands, des supermarchés touristiques en pleine nature vierge, sur la route solitaire des cols. Quel absurde gâchis! Cette terre dont le destin était de ne s'abandonner qu'à Dieu sera livrée elle aussi aux désolations du Siècle.
"On touche ici à deux façons d'utiliser le monde, disait encore Giono, une lui gardait sa magie, l'autre la saigne aux quatre veines".
Il y a encore vingt ans, je croyais en effet, que ce haut pays des Arvernes, avec son patrimoine paysager et son caractère de retraite tibétaine, pouvait rester à l'écart de l'esprit de dévastation, qu'il pouvait exister en ce monde un lieu épargné par les rages de la modernité, où trouver toujours le silence et la paix, la vraie et grande paix, le royaume éternel de l'esprit. Mais rien n'y fait. Encore vingt ans et je gage que le mal en aura atteint toutes les régions vitales, que la grande Harmonie en sera irrémédiablement corrompue.
Alors que la Beauté du monde et celle de notre âme se réduisent comme peau de chagrin par la faute de notre propre aveuglement, est-il encore temps de questionner notre conscience: Que voulons-nous faire de cette Terre?
Honorius/ Les Portes de Janus/ le 10 juillet 2021
"Il n'est pas vrai que quoi que ce soit puisse progresser en allant de beauté en laideur (Giono)
Le 22 juin 2021. Sur les hauteurs de Saint Projet. Au loin, le Roc d'Hozières et le Puy Chavaroche |
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Sur les Hauteurs de Saint Projet le 22 juin 2021 |
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