![]() |
La Grande Ourse m'est apparue dans tout son éclat au coeur de cette nuit de juillet, dans cette nuit de hauteur et de silence. Dès le retour de l'été, je l'avais guettée dans l'immensité du ciel, mais je ne sais par quel mystère de coquetterie, elle se dérobait sans cesse à mes regards. Elle est revenue se glisser à sa place familière, au-dessus du Mont Popey, où sa géométrie cristalline frissonne dans l'éther de l'Immuable. Elle y restera jusqu'à la fin de l'été avant de disparaître, peu à peu, au nord, au fil de l'horizon pour une nouvelle longue éclipse. Le perpétuel retour des cycles ravive la perception de l'éternité du monde, cette permanence d'évidence et de pureté qui s'élance à l'infini dans les perspectives insondables de l'indéfini. L'intuition mystérieuse de la Beauté et du Néant, des subtilités de l'Etre et de l'Absence, de la félicité et de la mélancolie, unies dans le même jaillissement, relie ma conscience à l'éblouissement de l'Univers.
La réflexion philosophique exige la mobilisation de toutes nos capacités d'attention. Quand je dis réflexion philosophique, il peut s'agir aussi bien et surtout de nos capacités mentales à soutenir constamment la représentation de notre propre unité avec celle d'un au-delà de notre espace et de notre temps. La pensée est un mouvement, une énergie qui nous relie au Tout. Mais dans le monde rapetissé des hommes et de l'oppression mentale, il faut beaucoup de disponibilité et de persévérance à notre esprit pour dépasser les contingences matérielles et accroître l'éveil perpétuel de la conscience. Hélas je n'ai jamais pu prendre complétement mes distances avec la pesanteur et la brutalité de ce monde de purgatoire, ce monde impie dont j'ai servi douloureusement les obsessions, et dont, à l'automne de mon cycle terrestre, je ne puis ni ne veux plus entendre les vaines raisons. J'ai été bien incapable de m'inspirer dans ma chair, dans mon âme, dans mon sang de la parole des sages, de suivre le calme de la Voie quand tout autour de soi est bruyant et agité. L'indignation, la colère, le chagrin me font sortir de mes gonds et l'accablement que j'en ressens m'éloigne trop souvent des calmes sentiers de la raison. J'observe l'exemple de ces Indiens de l'Amazonie dont la violence d'une société en perdition saccage et détruit les forêts sacrées et nourricières: Ils restent grands et dignes dans l'épreuve de leur humiliation.
L'avenir de l'humanité n'appartient pas à cette lie dominante du pouvoir et de la prédation, à cette démence de l'aveuglement et du nombre, qui répandent partout la mort, la laideur, la souffrance et la destruction. Cette humanité là est déjà condamnée à croupir et à crever dans sa propre infection. L'avenir de l'humanité, bien au contraire, pour la part destinée un jour à la rédemption, est entre les mains de ces derniers témoins de l'âme de la Terre, de ces opprimés, de ces relégués de la marche suicidaire de la modernité. Ce sont eux qui seront bientôt les acteurs de la régénération du Monde, car ils possèdent la plus grande richesse: l'amour, le lien mystiques et la pureté de l'enchantement.
La Grande Ourse m'est apparue cette nuit dans tout son éclat. La saison glisse au mois d'août, au point du zodiaque où nous nous sommes quittés. Azya, je me rends compte à quel point nous ne faisons qu'Un et que notre âme baigne dans la même lumière. Je me rends compte que tout ce que nous sommes d'éphémère, et qui se prolonge encore en moi cette nuit, est déjà accompli.
Honorius/ Les Portes de Janus/ le 18 août 2021
"...Mais le vent s'est levé qui va tarir la sève;
L'heure a sonné, la mort approche: ô vérité,
Va-t-on soudain pouvoir, s'éveillant d'un long rêve,
Entrer, vivant enfin, dans la réalité?
(Théodore Monod; à dos de chameau, Adrar, mars 1949)