Fourrageant dans les rayons de ma bibliothèque, je me suis avisé de feuilleter une nouvelle fois un gros volume in-quarto que je dénichai il y a plus de vingt-cinq ans sur l'étal d'un bouquiniste du quai Saint Antoine, le long de la Saône à Lyon. C'est un ouvrage relié en pleine peau tout tanné et maculé de vieilles auréoles, élimé aux mors et aux angles de coiffe, racorni comme une vieille carne. Un filet d'or suranné longe les bordures de cuir et chacun des quatre nerfs côtelant la largeur du dos. La page de grand titre nous apprend qu'il s'agit d'une édition de l'année 1643 d'une oeuvre intitulée "La famille saincte où il est traitté des devoirs de toutes les personnes qui composent une famille", par le Révérend Père Jean Cordier, de la Compagnie de Jésus. Suit un cartouche représentant les armes de France accostées de deux angelots. En pied de page figure la mention de l'éditeur: "A Paris, chez Claude Sonnius et Denis Bechet, ruë S.Iaques au Compas d'or, et à l'Escu au Soleil M.DC.XLIII Avec Approbation, et privilège du Roy". Les mentions d'éditeur dans les livres anciens revêtent généralement un charme des plus pittoresques. Certes, je ne prétends pas raffoler d'oeuvres pieuses et édifiantes, de ces fatras de bondieuseries d'un autre temps qui sentent l'enfeu et le catafalque, mais l'intérêt que je porte à ce genre d'antiquaille est avant tout purement bibliophilique. Du reste il est assez rare de trouver à tous vents des ouvrages aussi anciens et j'en ressens de ce fait quelque chose de touchant, comme un témoignage archéologique d'humanité. De plus ils valent pour la qualité de style qu'on peut souvent y rencontrer, indépendamment des sujets traités, aussi oiseux soient-ils. La langue française employée par les auteurs des 17 et 18ème siècle est souvent à prendre en exemple pour la pureté de son style classique dont on trouverait un immense profit à s'inspirer, comme un salutaire retour aux sources, pour remettre un peu d'ordre et de clarté dans le charabia contemporain. Il est vrai que mon goût me porte plus naturellement sur les sujets de littérature, de philosophie et de sciences humaines et je fis sur ce rapport quelques appréciables trouvailles. Mais une sorte de tendresse filiale dut irrésistiblement m'arrêter devant ce modèle de candeur et de vertu domestiques.
Sur le plat intérieur de la couverture est collée en plein une vignette armoriée au bas de laquelle figure en lettres d'imprimerie la mention "Ex Lib" où le n°5 a été ajouté à la plume, puis le nom du propriétaire, également en lettres d'imprimerie, Abel Josephi PIOCT. L'écu oval est formé d'une ancre et surmonté d'un casque taré de profil à senestre, orné de lambrequins. Le champ de l'écu est strié de lignes horizontales qui signifient la couleur héraldique dite "d'azur". L'ancre, qui ne semble pas être garnie de pointillés, doit être du métal héraldique d'argent, car le pointillé comme d'aucuns le savent, signifient le métal d'or. J'aurais pu gager que ce Abel Joseph Pioct appartenait à une famille d'une province maritime, peut-être d'origine bretonne ou normande. Mais je devine, au bas de la vignette une autre mention imprimée. Le papier est jauni et voilé d'anciennes salissures. Il me faut utiliser une loupe pour être certain de lire précisément les mots: Viennensis advocati. Il s'agit donc d'un livre tiré de la bibliothèque d'un dénommé Abel Joseph Pioct, qui, au lieu du marin armateur de Granville ou de Saint-Malô que j'imaginais, était tout aussi honorablement réputé pour être avocat à Vienne, en Dauphiné. Alors pourquoi une ancre, si notre homme ne se prévaut pas d'un état tiré de la mer ou de l'océan? Je me souviens avoir lu quelque part que l'ancre, dans le langage du blason, est le symbole de l'espérance et de la fermeté, d'aucuns disent même de la constance et de la magnanimité. Notre avocat, exercé à la froideur stoïque de la réflexion, se piquerait-il d'être aussi un peu poète et philosophe?*
Continuons à inspecter l'ouvrage: De minuscules grains de sable noircis incrustés sur la face intérieure de la couverture, où se trouve collée la vignette, ainsi que sur la page de garde en regard, font à la vue et au toucher l'effet d'un papier de verre. J'ai sans doute devant les yeux, à défaut d'un séjour à la plage fort peu probable, les vestiges du sablage par lequel l'épistolier séchait l'encre de ses écritures. J'imagine l'homme passer la sablière au-dessus de sa page, puis souffler le résidu, peut-être un peu trop énergiquement, car il vient se répandre à la volée sur le livre ouvert à la même table. Ou bien était-ce tout simplement le résultat de quelque chahut d'enfant qui aurait renversé le pot à sable au vif désagrément de son père, sait-on jamais, enfin un geste de maladresse quelconque, qu'on ne pourrait donc supputer intentionnel.
Le volume comporte environ huit-cents pages de papier vergé imprimées en caractères garamond, sans aucune fioriture intérieure comme il convient à la décence et à l'humilité du propos. Ces vieux sermons sur les préceptes de la "saine" morale chrétienne sont aujourd'hui d'une lecture incroyablement insupportable et déprimante. Pourtant, ils faisaient jadis le lait des bonnes familles bourgeoises dont la vie se confondaient en dévotion sage et ordonnée. On s'aperçoit que ce livre dut rester très longtemps délaissé dans quelque grenier insalubre et obscur puisque l'épaisseur des feuilles s'en est trouvée passablement vrillée de vermine bibliophage, notamment entre le grand fond et le blanc de queue. Un fumet entêtant s'en dégage, comme une odeur âcre de cave ou de catacombes. J'examine encore quelques derniers détails: la première et dernière couverture conservent chacune sur leur plat intérieur deux points de cire à cacheter, de couleur rouge, sur lesquels reste encore incrustée une infime parcelle de papier dont la feuille volante fut jadis arrachée. Sur la deuxième page de garde figure une liste de quatre nombres écrits à la plume, dont le dernier n'est pas le total des trois premiers, ce qui n'est donc pas une addition, mais pourrait correspondre aux numéros de page que le lecteur a voulu retenir. Sur le bord supérieure de la troisième de couverture, écrite à la plume, l'année 1764. Je ne serai pas complet si je ne faisais état d'une petite annotation, écrite d'une plume extrêmement fine et acérée au bas de la dernière page (n°779) qui précède la table des matières, juste au dessus du mot FIN: "comment"(aires) sur l'ord"(onnance) de 1747 furgeolle I. in 4° 1769 (ou 1763). Une recherche rapide me permet d'apprendre que Jean-Baptiste Furgolle (1690-1761) était un jurisconsulte toulousain, auteur d'un "Traité sur les testaments" et un autre sur "l'origine de la seigneurie féodale universelle et du franc alleu naturel" Il fut par ailleurs connu pour ses positions favorables aux ordonnances royales (il écrivit plusieurs "traités et observations" sur les ordonnances de la chancellerie de d'Aguesseau), ce qui lui valut quelques inimitiés au sein du Parlement de Toulouse. Il est curieux que cette annotation très technique, précise et incisive comme une idée qui aurait jaillie subitement du cerveau de son auteur, soit venue se ficher hors de son contexte, comme suspendue et en apesanteur, dans les onctuosités de cet ouvrage de piété. Je m'épargnerai la peine de rédiger à mon tour un traité d'hypothèses sur ce mystère.
J'aurais pu m'en tenir à cette description purement matérielle dont l'intérêt relèverait tout au plus de quelque motif de pittoresque, lorsqu'une découverte insolite ouvrit une nouvelle perspective à mon imagination tout autant qu'à mes désirs d'investigation. Ce ne sont certes pas les coordonnées chiffrées d'une ancienne carte au trésor, ni l'équation alchimique de la pierre philosophale, non rien de tout cela, je dirais même que cela pourrait être bien mieux. Ayant pourtant régulièrement eu l'occasion de consulter ce vénérable recueil de la pieuse et calme morale de nos aïeux, je ne pris d'abord garde qu'il recélait parmi ces vieux feuillets jaunis, un autre trésor enfoui, le frêle témoignage d'une adoration de la vie, un vestige de la nostalgie et de l'espérance des jours.
C'est ainsi que, inséré entre les pages 368 et 369, au chapitre quatrième intitulé "Du soin temporel que les pères et les mères doivent avoir pour leurs enfans", j'eus la surprise de voir apparaître un brin de fougère brune d'une quinzaine de centimètres de longueur. La tige, légèrement incurvée, se compose de neuf à dix feuilles parallèlement éployées de chaque côté, en forme de minces lobes allongés inclinés en hauteur, la pointe de la tige se terminant en fer de lance.
Quel coeur ému guida jadis la main attentionnée qui confia au cours du temps ce petit brin de fougère? Assurément, comme on confie au fil du ruisseau un de ces frêles esquifs que façonnent les jeux d'enfants. Comme on confie au vent et à l'univers les mouvements les plus purs de son âme.
Je m'avisais que la personne qui, en un jour lointain, coupa cette tige de fougère, ne pouvait être contemporaine des premières années du règne de Louis XIV, qui est la période où le livre fut éditée, mais était plus vraisemblablement celle qui inscrivit la date de 1764 sur la troisième de couverture. Etait-ce ce Abel Joseph Pioct, dont on retrouve la signature sur la page de grand titre? Pour me convaincre de cette possibilité je devais m'enquérir de renseignements sur sa personne, son état de notable ayant pu laisser quelques souvenirs dans les divers fonds d'archives. Je découvris rapidement que ce Abel Joseph Pioct, avocat, juge au tribunal d'instance et juge de paix de l'arrondissement de Vienne Nord, fut le premier maire de cette commune entre 1790 et 1793 puis vice-président du district du même lieu jusqu'en 1806. Il y rendit l'âme le 4 avril 1823, à l'âge de 78 ans, ce qui suppose qu'il nacquit vers 1745, ce que confirme son acte de baptème en date du mardi 13 juillet 1745 à Vienne, paroisse de Saint André le Bas. Curieusement aucune généalogie n'a été établie, à ma connaissance, sur la famille de ce notable blasonné. Il fallut donc rechercher les actes originaux. Je ne fus pas long à découvrir son acte de mariage à Vienne le 22 juin 1763 avec Pétronelle Siccard, fille d'un bourgeois, qualifié de seigneur de Moissieu et autre lieu. Abel Joseph était fils de Claude François Pioct, lui aussi avocat, et de dame Marie Claire Guyot lesquels se sont mariés le 6 septembre 1744 à Vienne. Il apparaît que cette famille Pioct est présente à Vienne au moins jusqu'au milieu du 16ème siècle où elle a exercé de père en fils les fonctions d'avocat. On comprend mieux le symbole de constance représenté par l'ancre qui orne leurs armoiries.
Ce juriste grave et rigoureux, comme doivent être tous les juristes sérieux, dut aussi être doué de quelque éloquence de plaidoirie en sa qualité d'avocat provincial, formé à l'esprit de chicane et de procédure, défenseur d'intérêts plus que de causes. Les temps agités de la Révolution française, ébranlant les vieilles torpeurs d'ancien régime, l'emportèrent sans doute comme tant d'autres dans un souffle revigorant d'idéal, à l'heure où il entrait dans l'âge mûr. L'histoire lui est redevable de quelques discours publics, notamment celui prononcé le 15 juillet 1793 pour l'installation des instituteurs et des institutrices des écoles primaires ou celui du 23 thermidor en II (10 août 1794) pour l'anniversaire du 10 août 1792 (Prise du palais des Tuileries par la commune insurrectionnelle et chute de la monarchie constitutionnelle). Né au début du règne de Louis XV, ce jeune contemporain de Rousseau, puis de Sénancour dont il aurait eu l'âge d'être le père, fut-il sensible aux prémices de l'esprit romantique qui soufflaient sur le siècle?
Rien ne permet de l'affirmer mais notre Abel Joseph Pioct pourrait plausiblement avoir été l'auteur de cette belle délicatesse du brin de fougère. Mille circonstances peuvent l'avoir inspiré et on ne saurait douter de leur nature affective. Fixer l'instant, la forme éphémère de la nature comme si l'on voulait retenir en soi la vie qui s'écoule. N'y a-t-il là rien de plus profondément humain? Et dans quel tabernacle aura-t-il eu l'idée de confier naturellement l'objet de cette tendre sollicitude? Certainement pas dans un recueil de jurisprudence, tout familier qu'il fût de cette science administrative, mais plutôt dans un objet bien plus intime et sentimental, dans ce livre qui accompagna peut-être toute son existence. En effet les livres de piété se transmettaient jadis dans une même famille de génération en génération. Celui-ci a pu lui parvenir par l'héritage de ses aïeux.
On imagine aussitôt une partie de campagne quelque part en douce France à la fin du 18ème siècle, des chemins tranquilles, un tableau bucolique avec des robes à rubans, des ombrelles, des bicornes et des souliers à guêtre. Quel était l'aspect du monde et de notre environnement à cette époque? Pas d'autoroutes, d'usines, de béton, de fumées, de barres d'immeubles, de vacarmes incessants, de cauchemars industriels et technologiques, qui écrasent jour après jour notre meilleure part d'humanité. D'ailleurs, comment prétendre avec cela que les laideurs et les désolations de notre modernité soient un progrès? De la représentation du monde ancien, au fond pas si ancien, il ne nous reste que des estampes, des tableaux et de la littérature. Certes la vie n'avait pas toujours et loin de là, la lumière et la félicité dorées des peintures de Poussin, mais on sent obscurément que le temps y était vécu pleinement, que la nuit étendait sur la terre des hommes l'ombre profonde de la paix et du repos. C'étaient des maisons à colombages, des ruelles aux pavés ronds, le pas sonnant des chevaux et le "gare à vous" des voituriers, les odeurs de paille, de grain, de lait caillé et de cuir, les mines truculentes de tous ces gens de labeur, de tous ces travailleurs harassés de la terre. On imagine aussi les jardins calmes s'étageant sur les collines (il y avait beaucoup de jardins jadis dans les villes) et au loin, les bateliers glissant sur le cours du Rhône, aux reflets étincelants comme des écailles, bordé de peupliers et d'ajoncs. Et puis, assurément, tout le pittoresque de l'ancienne vie rustique, aux bruits d'enclume et aux toits de chaume, les senteurs de la terre vivante et laborieuse, le songe, la substance de tout ce que nous fûmes si longtemps, livré aux aliénations de nos phantasmes prophétiques. Il y avait la poésie choyée du temps et des saisons, les sous-bois lumineux de la divinité et de l'enfance, les offrandes accablées à l'âme sacrée du monde. Et puis, les mêmes fleurs lumineuses qui palpitent encore aujourd'hui dans nos dernières prairies sauvages, les mêmes fourrés de fougères dont on fait, les soirs d'été, des brins d'éternité...
Honorius/ Les Portes de Janus/ Le 1er septembre 2021
*Il est possible que l'ancre ait ici un rapport analogique avec le patronyme Pioct, comme en matière d'arme parlante. Pioct évoque le mot pieu, ou l'outil qui pioche, donc bien ancré en terre.
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