samedi 11 septembre 2021

L'âme du monde



 

Lorsque des parents engendrent une progéniture, ils participent à la manière d'un miracle ordinaire à l'oeuvre universelle de la création. Mais le produit de leur union n'est pas seulement leur descendance, une sorte de prolongement de leur propre essence, comme la plupart des animaux que nous sommes pensent culturellement le sens de la procréation. La dimension de leur acte leur échappe aussitôt, celui-ci accompli, car elle se situe bien au-delà de leur propre contingence terrestre. Leur acte a servi de relais à l'oeuvre d'une transcendance, au flux universel de l'esprit dans la possibilité de s'accroître. Car l'esprit est une force qui a besoin de coloniser un corps, un cerveau, a besoin de passer par le canal d'une conscience, d'une faculté de sensibilité et d'intelligence, pour multiplier son énergie et perfectionner son pouvoir, autrement dit pour se créer perpétuellement lui-même. De fait, ce flux de volonté qu'est l'esprit, cette impulsion vers l'accroissement de lui-même, n'a de cesse de pénétrer toutes les possibilités de cohabitation et de connexion. Tout le reste de l'évolution en découle, dans le mouvement universel. De ce fait, lorsqu'un nouvel organisme, un nouvel être prend forme, l'esprit qui l'anime ne doit déjà plus sa réalité aux autres formes qui ont précédé son avènement. Il s'empare à son tour de sa propre autonomie et agit à l'infini. Car tout s'enracine dans la même origine et se projette vers la même fin. L'esprit féconde toujours l'esprit.
L'esprit est indéfinissable. Lao Tseu le décrit en effet sous le nom de "Tao" comme "Une puissance indéfinissable et confuse, qui existait depuis l'éternité. Elle était avant la naissance du ciel et de la terre. Perfection indéterminée, énergie éternelle, mouvement sans fin, mouvement immuable. Force unique, omniprésente, impérissable. Sans nom mais connu de tous. mère et principe créateur de l'univers. Nul ne connaît son nom. On l'appelle le Tao. Il échappe à toute définition. Invisible, il est immense. immobile, il se propage à l'infini. En fuyant il revient. Ainsi, immense est le Tao. immenses le ciel et la terre. Immense l'être....Le Tao est la loi, la voie de la nature. Et la voie demeure, éternelle".
Tout cela a été pensé et dit il y a 2600 ans. Sommes-nous plus avancés aujourd'hui dans notre rapport à la spiritualité? Les progrès immenses que l'être humain a effectués depuis ce temps dans la science physique, lui permettent-ils de connaître pour autant l'âme profonde des choses? Il y a tant de choses en effet que nous devons ignorer et qui échappent à notre pouvoir de connaissance. Et c'est précisément ce qui fonde notre position métaphysique, toute la profondeur poétique de notre Moi, en quelque sorte.
Comment évoquer le principe de l'être, qu'est l'esprit ou le Tao, autrement que par le langage de l'intuition, comment le ressentir présent et vivant en nous et dans la contemplation du monde autrement que par la voie mystique? Car nous le savons intimement, il n'est pas une essence à proprement parler soumise aux lois de l'observation et de la recherche scientifique. C'est une réalité qui pourrait inclure à la fois, dans le même influx, l'énergie de la mécanique quantique et celle de l'astrophysique. Mais il est bien plus que l'immensité de l'espace et du temps, bien plus que l'équation mathématique, aussi géniale soit-elle, par laquelle d'aucuns, enorgueillis par la découverte des théories sur l'origine et la structure de l'univers, croiraient encore pouvoir prouver l'existence de Dieu. Mais comme Dieu, l'esprit n'est pas un objet de théorie scientifique. Il se manifeste en nous dans les mystères de la sensibilité et de l'intelligence, dans l'obscurité de l'inconscient, dans la poésie de l'incantation, tout en étant infiniment au-delà de toute représentation mentale. C'est une volonté perpétuelle d'accomplissement, une latence insondable en devenir, un "vide sublime et inépuisable", une pensée irrésistible qui soutient l'unité du monde.
Quand je contemple, par exemple, les toiles des romantiques du Nord, ou bien les estampes exquises des anciens maîtres d'Extrême Orient, les représentations saisissantes qu'ils font de la nature, je ressens à quel point la puissance de l'esprit se révèle par le langage de l'art. Un simple trait, une simple alliance de couleurs, posés en caractères apparemment immobiles par la main de l'artiste, peuvent assurément créer l'idée vertigineuse du mouvement et de l'infini avec une vivacité extraordinaire. Ne sentons-nous pas à quel point cette idée est en fait une réalité vivante, vivante par sa nature spirituelle dont le flux irrésistible se répand dans notre intériorité pour y trouver un écho de prolongement, pour accroître sans fin, en nous et par nous, sa puissance universelle. Nous ne comptons pour rien dans cette réalité insondable, mais notre Moi s'identifie mystérieusement à cette idée du mouvement et de l'infini, il se dissout, se confond dans le cours lumineux de son éternité, comme dans la clarté d'un matin calme. Ne ressentons-nous pas à quel point le sentiment de la Nature, cette source inépuisable de spiritualité, nous porte dans une dimension sublime et innommable de l'être? Oui, mille fois oui, le langage créateur de l'art, l'effort d'attention et de concentration, la méditation, la contemplation, c'est-à-dire tout ce qui relève de notre faculté profonde de créer des liens avec l'En-Haut, l'En-deçà et l'Au-delà de nous-mêmes, éveille et élève notre conscience à d'autres formes de connaissance, insaisissables et indéfinissables, de ce que l'on pourrait nommer l'intuition de la vie éternelle, le retour à l'origine, la paix de l'infini.
Certains ont pensé pouvoir démontrer que la nature n'est qu'un processus chimique de la matière où la part d'un prétendu élan vital serait exclue. Les organismes vivants, en premier lieu, qui ne seraient que les formes élaborées d'une sorte de fermentation de substances élémentaires mais aussi les facultés mentales dont les degrés de cette fermentation ont inégalement doté leur vie intérieure, telles que la pensée, l'idée, l'intelligence, l'intuition. Voilà donc l'héritage des idéaux du siècle des Lumières qui en éduquant à l'émancipation de l'homme par la primauté de la raison, noble dessein s'il en fut s'agissant de combattre l'indigence intellectuelle et l'obscurantisme religieux, finissent par conduire aux nouveaux dogmes d'un rationalisme matérialiste dont il faudra aussi songer un jour à s'émanciper. Et bien non, la réalité profonde ne se résume pas à la seule chimie et à la seule mécanique, à la théorie d'une déchetterie universelle en perpétuel recyclage, il y a quelque chose de plus, orienté dans un perpétuel mouvement métaphysique. Je ne suis pas de ceux qui admettent la solitude de l'homme dans une réalité privée de tout lien avec la "divinité", une solitude absurde où la vie spirituelle, où l'expérience mystique, seraient assignées au statut de la fabulation, de la vacuité morale et intellectuelle, rendant ainsi possible toutes les indignités ontologiques. L'homme devrait-il s'élever à la raison au prix de la désespérance?
Je pense que s'il y avait en nous une destinée à accomplir ce serait celle "d'adorer pleinement" l'harmonie de la Création, de nous abandonner à la grande lumière du "Tao", ce serait celle d'être "le spectateur des merveilles" (Lao Tseu), ce serait celle enfin de témoigner dans l'amour et le respect de l'être et de l'être vivant, de l'Unité sacrée du monde.

Honorius/ les Portes de Janus/ Le 9 septembre 2021




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