lundi 13 septembre 2021

Pâquerette est morte




Pâquerette est morte vendredi 10 septembre 2021 en fin d'après-midi. On ressent toujours un instant de stupeur à l'annonce de la mort: 17h, les hurlements obscènes de la foule, 17h, la mort du taureau dans l'arène! ou comme en témoigne Bossuet dans une oraison funèbre: "Ô nuit désastreuse! ô nuit effroyable! où retentit tout-à-coup comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle: Madame se meurt, Madame est morte!"
Pâquerette était la jument de mon ami Albert, un paisible animal qu'il sauva, il y a dix-huit ans, de la bétaillère qui la conduisait à la boucherie. Pourquoi devait-elle être sacrifiée si jeune à la boucherie? Parce qu'une infirmité du métabolisme, qui ne l'empêchait cependant pas de vivre dignement, lui ôtait toute performance, autrement dit privait son bougre de propriétaire de la rentabilité attendue.
Nous sommes tous des êtres humains ordinaires, capables parfois du meilleur de leur nature, de qualités morales qui les élèvent, mais il y a quelque chose de plus vain, de plus médiocre, de plus vil, de plus bêtement ordinaire, en fait, qu'une humanité ordinaire, c'est une humanité sans conscience et sans empathie, foncièrement indifférente à la terre vivante et au règne animal, d'une indifférence qui peut s'alourdir de mépris et de cruauté. Hélas, ce ne sont pas les spécimens humains d'indifférence ou de grossièreté morale qui manquent. Ils sont là, répandus partout en abondance comme une onde mauvaise avec toute la souffrance, la détresse et la misère qu'ils infligent au corps et à l'âme du monde.
Pâquerette est morte à la lisière des bois, dans les prairies du Mont Popey, que les soins d'Albert et la constance de Céline ont su préserver en sanctuaire de poésie. Après lui avoir offert et renouvelé le cadeau de la vie, Albert a veillé ses derniers instants, en ami, en frère, en prêtre du "passage" et recueilli son dernier souffle, son souffle doux et chaud, oh si affaibli, d'animal reconnaissant, d'être infiniment apaisé. Les deux autres chevaux, qui partagèrent avec elle leur existence en si fidèles compagnons, étaient réunis autour de sa couche d'agonie, faisant avec Albert et la fée de la délivrance, comme une crèche pathétique à l'orée du bois des poètes. Les "bêtes" peuvent faire preuve d'une empathie, d'une sensibilité que cet autre bête arrogante qu'est l'homme est souvent bien incapable de leur reconnaître. Oui, les animaux sont nos frères en la Création et cette lumière de fraternité, Albert en emplit chaque jour son coeur, en nourrit chaque jour son âme comme d'un pain vivant.
Pâquerette n'est plus. Elle est partie avec sa liberté, ayant accompli tout ce que le cycle d'une vie donne à accomplir. Albert a recouvert la dépouille brisée de douleur d'un grand linceul qui fait une tache bleutée, au loin, sur les pentes de la grande colline. Et puis le silence s'est fait dans la prairie et dans les bois où frissonne dans chaque parcelle sauvage une puissance invisible: l'esprit immanent du sacré, la promesse susurrée d'éternité. Oui, le silence du soir s'est fait, un silence d'amour et de compassion qui se répand aussi comme une offrande dans nos coeurs. La nuit illuminée de cette fin d'été vibre autour de nous d'insaisissables résonances, flamboie de vastes profondeurs où tout s'assemble et où tout s'anéantit.
Ce matin, le papillon bleu s'est envolé à tout jamais de la colline. La dépouille de Pâquerette a été emportée par le nocher terrestre avec les traces du passé. Qu'importe, nous nous souvenons toujours du passé, du temps du bonheur, de la grâce et de de la folle espérance, du sentier des loups et des chevaux qui nous frayent la voie. Nous nous souvenons toujours des sources du printemps qui s'écoulent et se perdent sans retour et nous nous étonnons de rester encore en vie, plein de calme et de confiance, dans la divine clairière. Oui, soyons heureux, car nous savons que Pâquerette vivra pour toujours dans le Sanctuaire, dans la lumière qu'y répand chaque jour le coeur d'infinie bonté de mon ami Albert et de mon amie Céline.

Honorius/ Le lundi 13 septembre 2021


Un petit papillon bleu, au loin, à la lisière du bois des poètes.



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