lundi 4 octobre 2021

La diligence




Je me trouvais dans une diligence. Cela eût pu être le compartiment d'un train à vrai dire, certainement d'un très vieux train, dont les portières donnaient directement sur la voie. Mais non, je préférais que ce fût une diligence car la perception que j'en avais correspondait aux représentations tirées de mes souvenirs d'histoire. Et puis, on ne pourrait à l'évidence s'y tromper. Il existe une différence sensorielle très nette entre un train et une diligence, entre le ronron cadencé des rails et le tumulte d'une cavalcade qui secoue les voyageurs à l'intérieur de l'habitacle comme ne saurait le faire un train, même un train d'un âge avancé. La perception de mon environnement me semblait toutefois assez vague et trouble, comme si je me réveillais d'un sommeil lourd et profond. Mais j'avais assez de conscience pour constater que je me trouvais en compagnie de deux autres personnes assises en face de moi, un homme coiffé d'un haut de forme de voyage en peau de castor, portant bésicles, redingote grise avec poches à revers noirs, col blanc monté, aux allures de clerc de notaire, mais d'un clerc de notaire d'un genre très archaïque. Et une femme sans doute plus jeune que lui, qui devait être son épouse, enfouie dans les replis d'une robe sombre et épaisse surmontée d'une cape beige foncée. Je remarquai que sa coiffe, en forme de bonnet de nuit bordé d'une frange crêpée, d'où pendouillaient deux mèches bouclées bougeant de haut en bas comme des ressorts, ôtait à son visage tout aspect de grâce et de fraîcheur, ne laissant apparaître que de grosses joues luisantes engoncées sous la jugulaire du bonnet. J'avais l'étrange impression de paraître complètement inexistant à leurs yeux, car il n'y eut entre nous, pas plus qu'entre eux d'ailleurs, pas un seul regard croisé, pas la moindre marque d'un échange de civilité. Lui, dont le reflet des besicles faisait comme un brouillard dans la physionomie, semblait absorbé dans la lecture d'une sorte de carnet ou de petit livre in-octavo, et elle, gardait la tête dodelinante, les yeux d'un gris sale perdus dans le vide et que j'hésitais encore, par charité, à qualifier de stupides. En vérité je n'ai pas le souvenir des raisons et des circonstances qui me placèrent dans cette diligence. J'ai cependant conservé en mémoire quelques images et des sensations confuses, comme un flux de temps qui défile, le souvenir de visages que j'eusse pu croire familiers s'ils n'eussent été aussi vagues et fuyants, des éclats de voix dispersées, des sons brouillés et indistincts, se dissipant comme dans un souffle de vent, puis des impressions mêlées d'obscurité et de lumière, dans une sorte de rêve agité. J'aurais voulu à cet instant concentrer davantage mon attention pour rassembler dans une perception plus nette cet éparpillement de réminiscence, mais je ne m'en sentais ni la force ni la volonté. Je quittai du regard ce couple terne et taciturne d'où semblait émaner un de ces remugles incommodants de petitesse domestique, pour le tourner vers le paysage qui défilait derrière la vitre, une vitre grossière comme le verre d'un cul de bouteille. Je devinais des étendues de campagne farouche et solitaire, un ciel empli de nuages lourds qui semblaient courir entre de faibles trouées de clarté, des ombres épaisses de frondaisons, des silhouettes tourmentées de collines boisées, mais rien qui ne semblait vivre d'une quelconque présence humaine. Combien de temps restai-je ainsi les yeux fixés dans cette contemplation inconsciente, dans cette rêverie où l'âme se plaît à se perdre au spectacle des images de la nature ? Aurais-je même dormi? Lorsqu'il me parut reprendre mes sens, je m'aperçus aussitôt que le couple avait disparu. La banquette en face de moi était vide. Je ne pense pas en avoir éprouvé la moindre surprise et ne tentai même pas d'imaginer un scénario plausible à la situation étrange où j'étais venu inexplicablement m'égarer. Je ressentis pour la première fois avec une grande acuité, comme une porte qui s'ouvrirait tout-à-coup sur un vacarme, les impressions physiques de la réalité qui m'entourait. Je percevais nettement le roulement et les soubresauts de la diligence, le grincement des essieux, le grondement des chevaux, la clameur de celui qui, assis près du toit, dirigeait l'attelage. Où allais-je ainsi, seul, dans cette diligence? Cette question ne semblait pas encore inquiéter mon esprit et je me laissais bercer par la course qui m'emportait, striant l'air de claquements secs et sonores. J'observai cet intérieur grossier en forme de cabine de galion, ses recoins obscurs, ses lambris capitonnés de vieux tissus aux motifs usés où l'on devinait des formes végétales en rinceaux. Une petite estampe jaunie et piquée de points de rouille était fixée sur un pan de lambris. Elle représentait un joueur de viole de gambe, assis dans un décor dépouillé de jardin, au pied d'un calvaire. Je ne serai précisément me l'expliquer, sans doute par un effet subtil de cette poésie immanente de l'intériorité, cette humble estampe dégageait une profonde sensation de mélancolie et de solitude. Oh je dois dire que j'adore, au sens premier du mot, le son de la viole de gambe, c'est un instrument d'une très grande élégance, propice à la pensée méditative. Oui la pensée méditative, la rêverie solitaire où se déploie la résonance profonde de l'âme. 
Une mention figurait au bas de l'image, en lettres d'imprimerie calligraphiées: "Le tombeau des regrets", en référence je suppose à une pièce de Sainte-Colombe. J'observai longuement cette lithographie jusqu'à ce qu'une forte secousse de la voiture me fît sortir de ma songerie. Les rideaux de grosse toile verte pendus aux fenêtres à de méchantes tringles tremblaient et s'agitaient sous l'effet de cette sorte de roulis et de tangage qui remuaient continuellement l'habitacle. Je finis par sentir mon dos endolori, tout tassé qu'il était sur ce siège fruste et dur comme un banc de trappiste et dont les voyageurs prévoyants atténuent la rusticité en y plaçant des coussins qu'ils prennent le soin d'apporter avec eux.

J'aperçus bientôt à travers l'ouverture de la portière une suite de baraquements sans âge et sans style alignés le long de la route, aux fenêtres vides et obscures, de grosses caisses en bois entassées sous une allée d'arbres, des platanes ou plutôt de hauts frênes, tandis que la diligence ralentissait soudainement son allure. Sous les grands "Hoo" du cocher l'équipage fit halte dans un dernier grincement de sa grosse mécanique. Des gens vêtus de capes et coiffés de chapeaux noirs à large bord étaient attroupés devant un grand bâtiment qui pouvait être une sorte d'auberge avec ses dépendances, dont le parement à  colombage était percé d'une rangée de fenêtres à croisillons. J'entendais un tumulte de voix, comme les voix d'une foule réunie dans un banquet. Je me hasardai à ouvrir en grand la portière qui se mit à crier dans ses gonds. Une odeur de fumée de bois me parvint aux narines, provenant de braséros autour desquels des personnes emmitouflées se tenaient assises sur des bancs de grumes. Il y avait comme une agitation de gare ou de kermesse avec des bruits d'enclume, de planches que l'on cloue, de marchandises que l'on décharge et une musique de manège ou de tréteau de ménestrels. Des enfants portant des capelines à rubans traversaient les groupes en courant en tous sens. Le grand bâtiment, qui m'avait précédemment paru être une auberge prolongée de la maréchalerie et des écuries, arborait une grande enseigne de bois peint figurant un golfe d'azur et en arrière-plan la silhouette d'une montagne pointue, où s'affichait en grandes lettres orange criard le nom de l'établissement: "O Sole E Napule". Bizarrement, cette enseigne semblait m'être apparue comme dans un changement de décor et d'ailleurs l'atmosphère générale des lieux semblait s'être sensiblement modifiée Je remarquai aussitôt, près de la porte d'entrée, un individu des plus pittoresques, une sorte de poussah hilare au crâne tondu, chaussé de sandales de corde, vêtu d'une marinière et d'un pantalon de lin rapiécé, que retenait à la taille une ficelle effilochée. Ce gros bonhomme, affalé dans un fauteuil de paille, se goinfrait de manière outrancière d'une tranche énorme de pastèque ou plutôt de melon jaune dont le jus et les pépins dégoulinaient en bave bilieuse dans les replis de son cou de verrat et les bourrelets de son embonpoint. Les personnages qui l'entouraient, coiffés de chapeaux à plumes démesurés et enveloppés dans de grandes capes, qui leur donnaient l'air ombrageux de capitans ou de méphistos de théâtre, conversaient en gesticulant de manière grotesque. L'homme se contentait de leur répondre par ses mimiques hilares tout en continuant à se goinfrer. Plus loin, un groupe d'hommes élégamment vêtus de blanc, à la mode de l'ancienne gentry de la Riviera, bavardaient nonchalamment autour de petites tables rondes de bistrot posées sur une estrade, que desservait une très jeune et très jolie servante brune aux pieds nus et à la peau dorée comme la "Graziella" de Lamartine. Je remarquai que la plante de ses pieds laissait sur le bois de l'estrade son empreinte mouillée comme si elle venait juste de les retirer d'une flaque d'écume. Près de là, un duo de chanteurs ridiculement fardés et grimés, un homme à chapeau melon et en frac, une femme attifée d'un serre-tête à plumet et vêtue d'une robe courte très échancrée avec des volants de gaze, débitaient au son d'un petit accordéon, des airs dont le registre semblait faire le grand écart entre le bel canto et la chanson de cabaret. Une clarté lumineuse inondait toute cette scène, qui avait davantage les apparences d'un décor d'opérette que celles du relais de Poste où la diligence venait de s'arrêter. Mais, à peine venais-je de me faire cette réflexion, qu'il y eut comme une bourrasque qui dissipa cette aura de lumière. Le silence se fit et les lieux devinrent sombres et déserts. Je me trouvais toujours au pied de la diligence devant des bâtiments tristes et éteints. Etait-ce le jour, était-ce la nuit? Seule une silhouette se tenait assise dans l'ombre, comme ramassée au pied d'un mur contre lequel s'agitait une enseigne en saillie en forme de palette de peintre. Je reconnus soudain mon père.
Il m'apparut tel que je l'avais quitté, il y a vingt et un an, lors du dernier été de sa vie, avec son pantalon beige écru et sa chemise de couleur jaune paille, les traits fatigués, avec le regard si familier de ses yeux bleus-gris, non pas libéré, mais plutôt détaché de toute tension et de tout conflit intérieurs. Quelque temps après son départ, j'avais eu ce rêve, était-ce seulement un rêve, d'un dernier entretien par téléphone. "Papa, dis-moi, où es-tu maintenant?" lui avais-je demandé alors, espérant naïvement que mon propre père me révèlerait une part du mystère. "Je ne peux pas te le dire, m'avait-il confié, mais rassure-toi, là où je suis, je suis en paix".
J'appelai mon père qui se trouvait assis, là, contre ce mur, les deux avant-bras posés sur les genoux, sous cette enseigne qui oscillait comme un balancier au-dessus de sa tête. Il leva les yeux vers moi, d'un regard plein de tranquille bienveillance, pas plus surpris que s'il m'eût encore vu de la veille. "Papa, papa, mais qu'est-ce-que tu fais ici, lui criai-je d'une voix frémissante? Il eut le temps de me répondre: "J'attends la diligence, je vais voir mon arrière-grand-père!". Puis, tout se perdit dans un brouhaha qui allait grandissant, un brouhaha de gare et de foule. Des ombres me pressèrent et m'emportèrent dans leur élan, tandis que la voix forte du cocher retentissait d'un commandement: "Dépêchez-vous de monter en voiture, nous devons traverser la forêt de Brou avant la nuit!". Je me sentis presque hissé comme un ballot et projeté à l'intérieur de la diligence, pour me retrouver en compagnie de plusieurs personnes qui venaient de prendre place, trois en vis-à-vis et au moins une à ma gauche. Je m'étais calé au bout de la banquette, à mon côté droit par où j'étais entré. Je pensai à ce que le cocher venait de dire. La forêt de Brou? Je connais le nom d'une forêt de Brou située dans le Lyonnais, mais elle ne se situe pas sur la route royale en direction de Lyon, plutôt entre Forez et montagnes du Beaujolais. D'ailleurs elle ne saurait se situer sur un parcours logique et encore moins carrossable pour un service de malle-poste ou de diligence car elle s'étend perpendiculairement du nord au sud dans une région montueuse, à travers plusieurs hautes vallées encaissées. On n’y connaît que quelques chemins de charretier reliant des hameaux chétifs et isolés. Alors que devait signifier dans ce cas la Forêt de Brou ? Cette question, il est vrai, m'intriguait. Mais quelle foi accorder à cette succession de situations et d'événements improbables dans lesquels je me trouvais étrangement balloté sans presque pouvoir réagir? Même le cocher, je n'en avais jusqu'ici qu'entendu la voix, mais sa personne me demeurait complètement invisible. De même que les chevaux, dont je concevais seulement la présence théorique dans ce bruit de roulement et de piétinement.

Une lanterne, peut-être deux, allumées dans un recoin, répandaient une faible lueur jaunâtre et vacillante sur l'assistance. Je fus surpris d'y reconnaître, installé à la même place que tantôt, l'antique clerc de notaire, avec ses besicles dorés, qui affichait le même petit air pincé, plongé dans la lecture du même opuscule. A sa gauche se trouvait un vieil abbé en soutane noire, coiffé d'une sorte de tricorne posé sur des cheveux filasses, le visage patelin avec des yeux brillants et remuants. On eût dit que son buste qu'il tenait raide effleurait à peine le dossier de la banquette. Il pétrissait machinalement entre ses doigts un chapelet dont je voyais la petite croix de buis remuer entre le pouce et l'index et semblait absorbé dans une sorte d'oraison intérieure car ses yeux se levaient parfois au ciel, c'est-à-dire au plafond, dans une expression de componction presque cabotine. A sa gauche était assise une femme d'âge mûr, aux allures de douairière, coiffée d'un de ces chapeaux incroyables en forme de capote de cabriolet, que je me souvenais avoir observé dans les romans illustrés de Stendhal ou de Balzac, laissant apparaître sur chaque tempe une grosse mèche de cheveux apprêtée en rouleau. Son visage se distinguait par des traits quelque peu empâtés, un pétillement presque espiègle dans les yeux et ce je ne sais quoi d'un petit sourire en coin qui lui faisait une légère fossette malicieuse. Sa robe sombre, brodée de passementerie à la hussarde, était rehaussée d'un col blanc posé en napperon et fermée à la taille par de gros boutons de tissu. Un châle retombait en pointes jusqu'au bas de la poitrine le long de laquelle courait une longue et fine chaîne retenant une petite montre oignon. Je remarquai encore ses mains qu'elle avait potelées et gantées de mitaines à résille dont l'une d'elle tenait une paire de lunettes portatives appelées face-à-main.

Un homme était assis à ma gauche, assez corpulent, vêtu d'un manteau de cavalier à cape, d'un pantalon de grosse toile et chaussé de souliers à guêtres remontant jusqu'au bas du genou. Une tignasse brune dépassait en mèches hirsutes d'un haut de forme à boucle, évasé sur la partie supérieure et dont les bords larges étaient incurvés sur les côtés, à la manière extravagante du personnage du chapelier dans "Alice au Pays des Merveilles". Sa mine n'avait en revanche rien de merveilleux, rougeaude et triviale, avec des yeux farouches presque cachés sous des sourcils broussailleux, un gros nez turgescent et bleu comme un dahlia et ce souffle de taureau qui empestait des relents de vinasse.

La diligence avait repris son train, avec des craquements de navire secoué par la houle. Il fallait donc traverser la forêt de Brou avant la nuit. Pourtant le paysage était déjà complètement noyé dans l'obscurité. Seule une flaque blafarde de crépuscule stagnait dans un horizon tourmenté où l'on devinait des lignes sombres hérissées de sapinières. Ce non-sens ne semblait faire planer aucune inquiétude parmi les voyageurs. Le clerc restait imperturbablement plongé dans ses sermons juridiques, le curé se ravissait en oraison en faisant tournoyer dans l'air, comme un hochet, la corde de son chapelet, la douairière jetait des oeillades malicieuses, jouait avec sa petite montre en réajustait les coussins de son siège. Quant au "chapelier", il restait immobile, soufflant et sifflant, le regard broussailleux fixé dans le vague.
Soudain la douairière fit remarquer d'une voix posée de femme avertie et d'expérience: "La Forêt de Brou! Mon Dieu, des rumeurs fort peu catholiques courent à son sujet, pardon Monsieur l'abbé, sur toutes sortes de diableries dont elle serait le sinistre repaire! N'y a-t-on pas jadis, sur ordre du Bailli des Hautes Montagnes d'Auvergne, traqué la gouge avec grands renforts de chiens et de mousquets? N'est-ce pas dans cette forêt de Brou, ai-je lu dans la Gazette, que des voyageurs, oh une pauvre famille avec de nombreux enfants, dont le dernier était appelé le "Petit Poucet", s'égara il y a peu et fut égorgé des loups. On colporte même sur leur compte cette méchante sorcellerie qui les changea à leur tour en loups semant la terreur les nuits de pleine lune". A ces mots, une certaine agitation sembla gagner l'abbé, lequel quittant soudain son air patelin se signa à trois reprises en lançant d'une voix affligée: "O Jésus, Marie Joseph! Que le seigneur nous préserve de telles calamités! Se faire égorger des loups, cela est bon pour les pauvres!
Le chapelier, sorti de sa torpeur, se mit soudain à lancer d'une voix de tonnerre qui me fit tressaillir: "Les loups, les loups, je les étrangle de mes propres mains, j'en fais des descentes de lit et des paillassons pour la maison du Diable ". Ses yeux hallucinés s'allumèrent comme une braise sous la broussaille de ses sourcils et il leva devant lui d'énormes mains en tenaille, comme pour mimer l'opération dont il se vantait.
Le clerc de notaire, refermant tout-à-coup son in-octavo d'un bruit sec, intervint: Tout doux, tout doux, cher monsieur, nous comprenons fort bien votre colère, les frustrations de votre enfance malheureuse, mais dites-moi, je voudrais bien que vous m'appreniez à étrangler les loups. Pour ma part, je n'ai usé de cet expédient que pour occire ma femme que j'ai traînée dans ce ravin, tout-à-l'heure, en bas, près d'un ruisseau, au creux d'une souche d'arbre, et dont j'ai hâtivement recouvert le corps de quelques poignées de terre noire et de feuilles mortes. Mais un loup cela demande indéniablement un grand à-propos, assurément une expertise qui ne s'improvise pas aisément et une certaine force dans le tournemain. D'autant que j'ai toujours rêvé d'arborer ce trophée en guise de couvre-chef, vous savez, à la manière des sorciers druidiques. L'abbé écarquilla de grands yeux de hulotte et au lieu de la réprobation horrifiée qu'eût pu justifier la révélation éhontée faite publiquement d'une telle atrocité, fut pris d'un accès d'hilarité incroyable, sautillant sur son siège, le tricorne de travers, en faisant tournoyer de plus belle son chapelet, au bout duquel ne pendait non plus le crucifix ad hoc mais une sorte de long sifflet à scoubidous.
La douairière ne montra non plus à ce discours aucun signe de stupéfaction et d'un air entendu, avec son imperturbable sourire en coin, demanda sur un ton complice: "Je suppose, Monsieur, que vous aviez d'excellentes raisons de venir à bout de votre femme. Une drôlesse sans doute, à moins que ma question ne vous semble trop indiscrète?"
"Du tout, du tout, s'empressa de répondre obligeamment notre clerc. Elle avait déjà le don de m'exaspérer et, qui plus est, était affligé d'une verrue des plus disgracieuses sur le nez ou sur le menton, je ne sais plus, une verrue qui avait l'apparence d'une sorte de gnome qui tirait la langue, et qui m'incommodait jusqu'à me donner des cauchemars. Mais surtout la gueuse délestait sournoisement ma cassette en faveur d'un jeune procureur au siège présidial de Tulle en Limousin, qui menait la grande vie à mes dépens". Il ajouta négligeamment: " Elle s'appelait, je crois, la Mère Brasier ou Gina Lolobrigida, quelque chose comme ça".
Une salve d'applaudissement salua cette déclaration extraordinaire et le notaire reçut, avec une vive satisfaction pleine d'humilité, les plus chaudes félicitations. Même le chapelier était sorti de sa réserve farouche de bougre pour lui serrer franchement la main.
Le silence revint aussitôt, du moins le silence de l'assistance, car le roulement de la diligence résonnait de toutes ses secousses et de ses grincements. Le clerc de notaire, ayant repris son air suffisant de praticien de province, me demanda: "Monsieur, avez-vous fait votre testament?" Puis ce fut le tour de l'abbé, d'un ton de censeur: "Mon fils, vous êtes-vous confessé?" Puis la douairière, qui eut pour la première fois une physionomie sévère: " Jeune homme, êtes-vous vacciné?"
C'était bien la première fois que ma personne retenait l'attention des protagonistes de toute cette singulière aventure. Mais la vie, pensai-je, semble parfois un rêve, une illusion banale ou grotesque, qui ne nous donne aucune prise sur la réalité du moment. Je ne manquai donc pas l'occasion de me hisser de l'état de spectateur de l'ombre à celui d'acteur de la pleine clarté et je répliquai tout de go à mon premier interlocuteur: "Monsieur, vous me demandez si j'ai fait mon testament en bonne et due forme et je vous remercie de votre sollicitude. Maintenant je vais vous répondre, puisque cette question semble vous intéresser particulièrement". Le clerc ne s'attendait visiblement pas à l'aplomb du début de ma répartie et resta quelque peu interdit. "Mais sachez monsieur que vous n'en avez rien à attendre pour votre profit. Tout ce que je possède, je le porte avec moi. Autrement dit, je fais mienne la formule de Bias rapportée par Cicéron : Omnia mea mecum fero", et je n'ai en conséquence nul besoin de contribuer au timbre royal, quand le seul bien que j'aie jamais eu à mettre en balance se résume à la nudité du philosophe.  
Le clerc sembla passablement dépité de ma sortie et ne sut répondre que par un piteux "Peuh" de mépris, en l'accompagnant d'un léger haussement d'épaules.
Et vous, Monsieur l'abbé, vous me demandez si je me suis confessé dernièrement avant d'entreprendre ce périlleux voyage, sans doute dans l'espérance que j'aurais eue, au prix de quelque dîme, de me faire absoudre de mes péchés, de mes mauvaises pensées et d'assurer ainsi le salut de mon âme. Sachez, Monsieur l'abbé, que je me livre à la confession plus souvent que vous ne l'imagineriez et sans qu'il m'en pèse les formalités superflues d'un cierge ou d'une litanie de "pater noster". Chaque jour, je me fais à la face du ciel et au fond de mon coeur cet examen de conscience qui vaut bien ce que votre école appelle une confession. Qu'ai-je fait de ce jour qu'il m'a été donné de vivre, de ce temps qui m'est compté, qu'ai-je accompli, quelle a été la part de ma liberté et de mon bonheur, ai-je contribué à faire le bien, à modifier favorablement le cours de la réalité, ai-je su faire pièce à la mélancolie et à la lassitude?Oui, chaque jour en effet, Monsieur l'abbé, je m'interroge sur le sens de mes actions et de mon existence.  J'en conclus que mon destin, comme celui de mes semblables, se réduit, au fond, à peu de chose, mais ce peu de chose est notre seule voie d'espérance et d'éternité.  Ajoutez à cela, et je le tiens de mon père, qui était un grand pessimiste en quête perpétuelle de rédemption, que l'exercice de l'humour et de l'imagination compense parfois la conscience de nos aliénations, en rendant la réalité plus supportable, en la forçant à mentir, pour ainsi dire, sur ses routines et ses laideurs.
L'abbé, à cette manière de confession, resta bouche bée puis détourna la tête de l'air cabotin que je lui vit la première fois, en faisant des mouvements de chasse avec son bras, comme s'il voulût dire: Oh, vous alors, on ne vous la fait pas!

Quant à vous, Madame, vous vous enquîtes de savoir si je suis vacciné. Nous quittons là le champ de la conscience et de l'âme, pour celui de l'hygiène et de la prophylaxie, mais toute question honnête devrait mériter réponse. Je suis certes vacciné, comme tous les conscrits de ma classe, contre le tétanos, la poliomyélite et la tuberculose, mais je ne le suis malheureusement pas encore comme je le souhaiterais contre l'influenza délétère des malins et des fâcheux.  J'avoue en toute humilité que mon application à de bonnes lectures et l'exercice de bonnes fréquentations intellectuelles ont nourri le pouvoir de ma réflexion sur l'état de l'humanité et du monde. La fourberie, la bêtise, la sournoiserie, la malfaisance, l'aveuglement de la cupidité, la malhonnêteté et la médiocrité intellectuelles, sont hélas les affections les mieux partagées du monde. Il semble que le vaccin qui pourrait durablement nous en prémunir n'ait pas encore été trouvé à l'échelle de l'humanité. Pourtant, Madame, la paix universelle, l'avènement de la Jérusalem terrestre, et tout simplement le respect de la dignité de l'Etre, sont à ce prix.
Ma tirade terminée, la douairière fronça les sourcils et, saisissant son face-à-main, se pencha dans ma direction presque à me toucher le visage et se mit à scruter ma personne avec une impertinence aussi grotesque qu'outrancière. Je ne voyais plus rien d'autre en effet devant mon nez que cette paire de lunettes emplis de gros yeux mobiles et si démesurément enflés par l'effet de la loupe qu'ils en donnaient l'impression de déborder des cercles. Puis son examen insolite terminée, elle se laissa retomber lourdement sur la banquette en lançant une sinistre éjulation: Ouille Ouille Ouille!, Ouille Ouille Ouille!, Ouille Ouille Ouille! Et à mesure qu'elle poussait ses plaintes, elle se balançait d'avant en arrière, comme le ferait une pleureuse sicilienne à des funérailles.
D'ailleurs je vais vous faire à vous tous un aveu, un aveu sous forme de confidence. A ces mots, la douairière cessa de gémir et chacun sembla tendre l'oreille, y compris le bougre de chapelier, qui était retombé jusqu'ici dans une sorte de torpeur, les yeux hagards et soufflant comme un boeuf.
Une machination de la Métaphysique ou de la Providence nous a réunis dans le même équipage. Est-ce un hasard? Non, c'est une sorte de rêve fantasque qui nous permet de passer des messages, de décharger un flux mental. Nous sommes tous des fantômes. Vous appartenez à un monde où s'enracine une part de ma mémoire et de mon inconscient. Vous Madame, n'êtes-vous pas l'arrière-petite fille du chevalier de la Paponnat, tenant la Poste pour le Roi à la Perche, dont la tige fut alliée à la meilleure bourgeoisie bourbonnaise? Ne prétendez-vous pas descendre par Monsieur votre père du maréchal de Villars et par Madame votre mère des Anciens Comtes de Toulouse, et sans nul doute d'Adam et Eve? Vous incarnez ici, si je puis dire, une des parts successorales des fables de mon enfance, mais vous êtes encore au-delà, la représentation générale des phantasmes de l'identité. Les Indiens des Amériques avaient leurs animaux Totem, nos Totems à nous sont bien plus vaniteux, théoriques et compliqués.
Vous, Monsieur le Praticien, n'êtes vous pas ce notaire, faisant office à l'occasion de châtelain, que l'on retrouve communément dans toutes les lignées, l'exemple même de cette race terrienne qui n'a d'autre ambition que de s'élever dans l'embourgeoisement, d'acquérir une fortune et une considération selon les préjugés de son temps et qui, pour y parvenir, ne s'embarrasse pas toujours de scrupules? 
Vous, Monsieur l'abbé, n'êtes vous pas la représentation de l'ordre moral sur lequel s'appuie tout pouvoir politique, un ordre moral qui contrôle les consciences et dont se jouent, chacun à sa manière et suivant son intérêt, les réfractaires, les cyniques ou les libertins? 
Et vous Monsieur le Chapelier, n'êtes vous pas la représentation de cet homme du commun, parfois ignorant et brutal, où l'on trouvera la cervelle que la société a bien voulu y mettre selon son intérêt? Le vulgum pecus dont on brigue le suffrage, de manière souvent basse et éhontée, par la flatterie des ressentiments, des préjugés et des instincts primaires et dont on fait couramment les dupes? Il faudrait convoquer ici bien d'autres spécimens d'humanité, et parmi eux, ces anciennes figures qui accompagnèrent et influencèrent les cercles successifs de notre existence, pour compléter notre étude sur les fondements de la psychologie sociale et la construction de l'identité. Mais là n'est pas l'essentiel de mon propos. Moi, en qui vous devez voir le rejeton et l'avenir de votre espèce, je veux maintenant vous révéler les stupeurs qui attendent notre humanité dans l'évolution des temps, la marche effrénée de l'individualisme qui répand partout le chaos et la folie, le totalitarisme technologique, la gestion globalisée, la destruction programmée de la nature et de l'âme du monde. Si je vous disais que...
Je m'interrompis au beau milieu de ma phrase. Je venais en effet de m'apercevoir que mon auditoire peu à peu se dérobait à mon regard, que les silhouettes s'estompaient lentement dans un brouillard où tout risquait de disparaître. Même les bruits de la diligence semblaient s'éloigner, se fondre dans une sorte de silence cotonneux et un espace en apesanteur. Dehors l'obscurité était totale, le monde inexistant. Je sentais que j'étais sur le point de perdre le fil de l'aventure et m'en voulus d'avoir été aussi disert. Vouloir introduire trop d'analyse intellectuelle dans le cours d'un rêve, ne pas se résoudre à n'en percevoir que la surface et l'apparence en brise tout l'intérêt et toute la magie. Il fallait que je réagisse ou que le hasard réagisse pour moi.
Etait-ce donc déjà l'intercession invoquée de ce hasard, mais mon attention fut bientôt alertée par le clignotement d'une grosse ampoule jaune dans un coin supérieur de l'habitacle. Je m'approchai aussitôt. L'ampoule était fixée derrière la vitre d'un boîtier contenant un écran numérique lumineux où s'affichaient l'instruction suivante: "Pour engager la deuxième bobine, insérer un jeton".
Ah, je savais ce qu'il me restait à faire: chercher un jeton. Et ce jeton, précisément, devait se trouver dans cette enveloppe posée là en face de moi sur la banquette vide. J'ouvris l'enveloppe sans plus attendre et y trouvai donc un jeton (comment pouvait-il en être autrement?), un jeton d'étain rutilant accompagné d'un bristol où je lus les mots suivants écrits à la plume, en belles lettres majuscules  noires formées de pleins et de déliés: "KAPI VISERLIS".
Cette formule réveilla en moi une réminiscence impossible à définir, étrangement familière et résonnant comme une incantation surgie des profondeurs de l'inconscient. (Pourtant toutes les années de mon existence ne seront pas parvenues à en percer l'énigme).
J'introduisis alors le jeton dans l'ouverture de l'appareil. Ce fut aussitôt une soufflerie de machine qui redémarre, comme un bruit de rame de métro qui reprend progressivement de la vitesse. La diligence se mit  à tressaillir avec une nouvelle vigueur, emportée par le nouvel entrain du roulement et de la cavalcade. Puis une grande lumière se fit dans l'habitacle tandis qu'une musique d'orgue de barbarie y répandait les accents d'une vieille complainte mélancolique.
Les protagonistes réapparurent en pleine lumière, comme des comédiens au retour d'un entracte, mais je les retrouvais différemment apprêtés, accoutrés à la saltimbanque ou à la bohémienne, au point que j'eusse pu douter que ce fussent les mêmes personnes. Chacun avait curieusement conservé le couvre chef de ses débuts, ce qui  donnait à nos personnages un aspect des plus fantasques et croquignols.
Soudain, une fulgurante bouffée de chaleur jaillit d'entre les banquettes tandis qu'une forte odeur d'alcool brûlé saturait l'atmosphère. Le chapelier, vêtu d'une tenue de zouave, tenait dans la main une poëlle à frire grésillant au-dessus d'un réchaud à pétrole. Vous aimez les bananes flambées? La demande provoqua de grands hoo! et de grands haa! réjouis comme devant un gâteau d'anniversaire. Le clerc, confondu d'hilarité, tendit une écuelle de bois en criant "Amène Carmen!". L'abbé, la face écarlate et esbaudie, laissa apparaître les frétillements d'une langue obscène, comme une de ces mères maquerelles qui font voir qu'elles ont du métier. La douairière, quant à elle, se balançant sur la banquette poussait des gloussements invraisemblables et s'étouffait de rire sous son chapeau à capote. Elle venait taper sur l'épaule de son voisin d'église, déguisé en bouffon, puis, les larmes aux yeux, se mit à s'écrier comme une hystérique: "Eh Théodore, t'as prévu aussi les crêpes?" Un bruit de bouchon détona qui vint mettre le comble au chahut.
Mais une voix venue du dehors se fit tout-à-coup entendre. Les chevaux, qui allaient au trot de croisière, lancèrent des hennissements déchirants et piquèrent au galop. Gare! Gare! criait le cocher. Un grand désordre semblait s'abattre sur l'attelage et la diligence s'en trouva secouée comme jamais. Les voyeurs, qui finissaient de s'empiffrer de bananes flambées, échangèrent des regards consternés. La musique d'ambiance de l'orgue de barbarie, qui avait accompagné les festivités, s'était arrêtée comme une vieille mécanique agonisante. "Alerte, Alerte", tonna la voix du cocher dans la tourmente. "Le Petit Poucet, le Petit Poucet"!
Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu!, commença à gémir la douairière. Jésus, Marie, Joseph, lui emboîta l'abbé. Par Saint Marc de la Basoche ! soupira le clerc de notaire tout tremblotant. Quant au Chapelier, ce géant engoncé dans son accoutrement de zouave, il se laissa tomber sur les genoux, son immense chapeau évasé enfoncé jusqu'au oreilles, et, joignant les mains comme un orant, se mit à pleurnicher avec des cris d'enfant effrayé: "Non, Non, Pitié, Pitié, j'ai peur des loups, j'ai peur des loups, la malédiction et la malemort, pitié, protégez-moi, mon père". 
Des hurlements sinistres déchirèrent la nuit, couvrant le hennissement des chevaux. C'est alors que je pris mon parti, et à la manière d'un héros de film de cape et d'épée, j'ouvris tout grand la portière, m'agrippai au chambranle, avec le dessein de grimper jusqu'au toit de la carlingue. La nuit épaisse était parcourue de lucioles virevoltant comme des braises emportées par le vent. Deux lanternes extérieures projetaient un faisceau malingre sur le devant de l'attelage que je voyais filer à un train démonté. Secoué comme dans un saladier, je bravai le danger et parvins à me hisser au prix d'un effort exténuant, pour ne pas dire surhumain, au sommet de la diligence que je trouvai encombrée de malles recouvertes d'une grande bâche poisseuse. Le chapeau du cocher m'apparut à la lueur des lanternes et je me laissai glisser à son côté sur la banquette, en me retenant aux cordes de la bâche.
Une vision d'horreur me saisit à la vue de l'homme. Ce n'était d'ailleurs plus un homme, mais une momie hideuse dans l'habit d'un cocher, une de ces choses abominables qui tourmentent les pires cauchemars, à l'image de ces spécimens que renferment encore les catacombes et les vieilles églises de Palerme. Et cette chose-là, dont l'aspect immonde provoquait à lui seul un accès d'épouvante, était, qui plus est, animée d'un influx d'énergie et de mouvement, qui en exaspérait la nature démoniaque. Sa main gauche décharnée tenait les rênes entre des doigts onguleux d'une noirceur repoussante, tandis que sa main droite empoignait le manche d'un fouet dont elle faisait claquer la longue lanière en éclairs de feu. La chose tourna la tête vers moi, une tête de cadavre desséché aux yeux caves, engoncée dans un vieux chapeau cabossé et poussiéreux. Un ricanement effroyable s'échappa d'infectes mandibules, roulant en échos sataniques. On eût dit pourtant un de ces mannequins ridicules d'attraction foraine que l'on agite avec de grosses ficelles pour effrayer le visiteur. Je me relevai aussitôt, et surmontant mon accès de terreur et de dégoût, tentai de saisir la chose aux épaules pour la projeter hors de la banquette. Mais c'était sans compter la force de réaction qu'elle m'opposa. Une lutte brève s'engagea à la lueur funèbre des lanternes, dans le chaos qui agitait la course folle de la diligence. La chose se dégagea de mon emprise et se redressa, spectre flottant dans un vieux manteau pelé et trop large. Son vieux chapeau bosselé avait été emporté par le vent et sa tête de gros hareng séché m'apparut dans toute sa hideur. Je me sentis saisi violemment par la taille et soulevé au-dessus du plancher. Je m'attendais soit à être écrasé par les tenailles puissantes de cette force surnaturelle, soit projeté purement et simplement dans le ravin. C'est sans doute à l'instant où j'allais être sacrifié à l'une ou l'autre de ces deux options que retentit le bruit sec et sonore d'un choc, un gros "poc" avec une résonance métallique, tandis que les tenailles qui écrasaient ma taille relâchaient subitement leur étreinte. La chose venait de recevoir au sommet du crâne le coup violent d'une grosse poëlle à frire. La tête hideuse qui grimaçait devant mes yeux se brisa aussitôt en multiples morceaux et chacun de ces morceaux se réduisit ensuite en poussière. Je n'eus plus qu'à faire pression sur la poitrine de ce corps étêté, d'une simple et légère chiquenaude, pour voir la chose basculer dans le vide.
Levant les yeux pour savoir d'où le coup était parti, j'aperçus la douairière agenouillée sur le toit de la diligence, avec son grand chapeau à capote et sa tenue d'amazone de cirque, tenant encore dans les deux mains le manche d'une poëlle à frire, celle-là même qui servit aux bananes flambées. Bravo l'artiste!
La diligence continuait sa course endiablée, comme le cortège d'Hellequin des légendes germaniques, fendant l'obscurité, cette obscurité magique où flottaient des traînées de lucioles. Un appel aigu retentit au-dessus de l'attelage. "Papa, Papa, au secours, Papa viens m'aider, Papa, j'ai peur de mourir". Je l'aurais reconnue entre mille, Olga ma belle et fidèle jument, galopait à la tête de l'attelage. Je saisis énergiquement les rênes et étant parvenu à ralentir la cavalcade, je bondis à la manière d'un cascadeur sur l'échine des chevaux des deux premiers rangs, puis atteignant Olga qui se trouvait sur le côté gauche du second cheval de tête, je me plaçai à califourchon dans le rôle du postillon. Olga relevait l'encolure dans ma direction et je reconnus dans son oeil affolé toute la profondeur tragique de l'être, toute la violence sauvage de la proie. "Olga, n'aie plus peur, fais-moi confiance comme tu m'as toujours fait confiance, je te rentre à la maison". L'attelage était maintenant revenu au pas et roulait sur un tapis de neige au milieu d'un étrange silence, comme par une nuit de Noël où tout scintille de cristaux de lune. Un nuage de lucioles se rassembla peu à peu devant moi, dans l'obscurité, jusqu'à dessiner un grand halo de clarté. C'est du coeur de cette clarté même que la Bête apparut, énorme, flamboyante, épouvantable, la bête de Lucifer. Une tête féroce de loup et un corps à moitié humain, couvert d'une toison épaisse, hérissée, couleur de flamme et de feu. Du toit de la diligence, la douairière cria au loup: "Petit Poucet", voici du pain et des caillons, prends-les, sème-les  et retrouve le chemin de ta maison!". Cette femme prenait décidément d'heureuses initiatives. Si la première fut couronnée du succès que l'on sait, j'ignorais s'il en serait de même pour la seconde.
C'est alors que j'aperçus au loin dans les hauteurs du ciel une longue saignée de lumière où rougeoyait la silhouette de montagnes noires, noires comme la couleur des mystères de l'origine. Je me penchais à l'oreille d'Olga: "Envole-toi Olga, comme dans notre précédent rêve, envole-toi vers les montagnes sacrées au-dessus du monde". Et la magie opéra, triomphant de tous les maléfices, dissipant les cauchemars de la nuit. Je me trouvais chevauchant dans les prairies du Ciel, couvertes d'étendues infinies de bleuets et de coquelicots. Ah chevaucher avec Olga dans les prairies, n'est-ce-pas le plus beau rêve de bonheur et de liberté? Nous volions dans l'azur et la splendeur du jour tandis que la silhouette des montagnes sacrées grandissait à l'horizon. "Regarde Olga, là-haut, le Pays des Hautes Montagnes d'Auvergne". La diligence nous suivait dans notre sillage. Ce n'était d'ailleurs plus une diligence, mais un carrosse de lumière qui fila comme une comète tout le temps de ce merveilleux parcours céleste.
Mais la nuit peu à peu revint, à l'heure où l'équipage pénétra dans une bourgade sombre et solitaire. Je me retrouvai soudain seul à arpenter le pavé d'une de ses rues tortueuses, le pas sonnant dans le silence. Je marchai apparemment au hasard, mais je m'arrêtai intentionnellement à la porte d'un immeuble où deux écriteaux d'émail portaient respectivement en lettres blanches sur fond bleu et en lettres noires sur fond blanc, l'indication" Rue des Farges" et "Voie interdite aux vélocipédistes". Je connaissais cet immeuble, oh depuis si longtemps, et cette lourde porte d'entrée dont je poussai le battant. Je revois ce couloir obscur, ce dallage de pierre à gryphées. A droite il y a une porte, d'où provient ce petit bruit de martèlement incessant, ce bruit qui aura, je le sais, résonné pendant tant d'années, et chaque jour pendant des heures jusqu'à tard dans la nuit. Je frappe à la porte. Le bruit du martèlement s'interrompt, la porte s'ouvre et ma mère apparaît dans l'embrasure, vêtu d'un vieux tablier de savetier. La pièce où elle se trouve est un petit atelier de piqueuse, sombre et malpropre, empli de vieux cartons, de piles de peausserie, de bobines de fil, de pots de colle aux effluves entêtants, d'antiques outils hérités de son père, des lames aiguisées comme des rasoirs dont ses pauvres doigts se souviennent.. Une plaque de marbre est posée sur la table de travail, une plaque épaisse servant à marteler les revers de peausserie préalablement encollés, avant de les passer à la machine à coudre. Je soupirai: Mon Dieu, quelle vie souterraine de purgatoire! "Je prépare mon paradis" pensait-elle, avec cette obstination que tous les humbles mettent dans les promesses de l'espérance. Elle se jette dans mes bras en pleurant. "C'est aujourd'hui que tu as vingt ans. Mon Dieu vingt ans, vingt ans! Mon pauvre enfant, je n'ai rien à t'offrir, je n'ai rien pour t'offrir un beau cadeau pour tes vingt ans!" Des sanglots déchirants secouaient son petit corps blotti dans mes bras. Puis elle se détourna pour aller fouiller dans un placard où je l'entendis ouvrir une vieille boîte de fer. Elle se rapprocha, me demanda d'ouvrir la main et déposa dans ma paume une menue pièce de monnaie de fer blanc, vous savez, une de ces anciennes pièces de rebut servant jadis à rendre le centime et qui ne valait pas un liard. Elle referma ma main avec un air de mystère. Je voulus dire un mot, mais elle plaça son index sur la bouche pour m'interdire de parler, déposa un dernier baiser sur mon front et son visage s'évanouit lentement dans le brouillard. Comme Ulysse de retour de l'Erèbe, c'est une image pleine de tristesse que j'emporterai de ma mère, du fond des ombres du passé.
Je me trouvais de nouveau dans cette ruelle étroite, sombre, silencieuse, désertée de toute âme vivante, où la clarté de la lune dessinait dans le ciel des silhouettes hallucinantes d'encre de Chine. Le susurrement d'une fontaine répandait ses échos entre les murs de la cité endormie. Puis, les coups d'une heure que je supposai tardive résonnèrent lentement dans le silence, du clocher de la vieille église, une église de pierres de basalte dont le porche cintré en ogive semblait dans la nuit l'entrée d'une catacombe. J'aperçus bientôt une lueur jaunâtre éclairer faiblement le pavé. Je m'arrêtai devant la porte d'une auberge d'où provenait un brouhaha de voix et de couverts que l'on entrechoque. Une longue enseigne de bois, apposée au-dessus des voussoirs, affichait en grandes lettres blanches: "Auberge de la Diligence". A la bonne heure, voilà donc qui me parle! 
Je poussais la porte et pénétrais dans une grande salle emplie de lumière. Je saluais le patron à ma gauche, derrière son comptoir, occupé à faire chauffer des crêpes. "Tiens! vous êtes revenus nous voir!" "Oui, ce soir, je reviens chez moi. Vous avez-vu le Bailli? demandai-je. " Oui c'est lui à droite, le gros qui s'empiffre". Je jetai un oeil sur le personnage, un gros homme obèse, chauve, vêtu de beau, avec de grosses bajoues tombant sur un col à fraise et des bagouzes plein les phalanges parmi lesquelles je discernai le grand sceau du Baillage, gravé d'un gonfanon brochant sur un champ de lys. Assis comme un évêque dans un fauteuil cathèdre, il trempait ses gros doigts de nouvel anobli dans de grands plats débordant de charcuteries, de choux farcis, de patranque, de truffade gratinée à la moelle, de tripoux et de punti, dont il se gavait avec la goinfrerie monstrueuse d'un Gargantua. De temps à autre, il portait à ses lèvres grasses et lippus un verre à pied en forme de calice gravé en formes de diamant avec une telle avidité que le vin s'écoulait le long de ses bajoues jusque sur son pourpoint. A ses côtés plusieurs marmots criaient et chahutaient comme de petits singes tandis qu'une grosse femme vêtue comme la reine Margot, d'une robe à vertugadin et à manches gigot, vociférait d'une voix de rogomme contre les mouflets capricieux, puis se mettait à rire en hurlant à la manière d'une folle, on ne sait pourquoi. Je m'approchai du Bailli dont la mine rougeaude enfouie dans la collerette donnait à sa tête l'apparence d'un gros rôti cuit sur un napperon: "Monsieur, à en juger par la saloperie de votre maintien, je m'interroge sur les qualités qui ont pu vous distinguer auprès du Roy notre Sire. Certainement pas dans la bonne gestion de vos archives, car il y manque au Baillage toutes les années antérieures à 1647 et postérieures à 1723. Comment expliquez-vous cela ? Je vois en tout cas que vous n'en avez cure et que la soupe est bonne avec Macron. Le gros homme sursauta, prit peur, se mit à bégayer: "Monsieur, Monsieur, permettez, je ne suis pas celui que vous croyez". Il se baissa pour chercher quelque chose sous son siège. Il en sortit un gilet jaune qu'il se hâta d'enfiler par dessus son pourpoint. Puis il se redressa en tremblant, les jambes flageolantes, le gilet jaune bien en vue, leva les bras en l'air et s'écria: "Moi pas Vietkong, moi pas Vietkong", avant de s'enfuir entre les tables en courant. J'eus juste le temps de le rattraper par la manche: "Surtout, Monsieur, n'oubliez pas d'emmener vos braillards et la folle qui les chaperonne !!"
Un rire général accompagna la sortie du Bailli, de la grosse femme vociférante et de la tapageuse marmaille. Deux soldats à shakos étaient debout, hilares, devant le comptoir avec tout l'attirail de campagne. J'appris qu'ils partaient le lendemain pour l'Espagne ou l'Allemagne, je ne sais plus. "Patron, une "Planèze", pour nos braves. Mettez ça sur mon compte".
La salle était emplie de convives. J'aperçus trois personnages attablés au fond, dans le coin droit, près de la porte de l'office, sous des étagères où s'alignaient de longues rangées de bouteilles aux étiquettes et à la robe multicolores. Le premier était un moine capucin, le deuxième un gentilhomme de la Cour du roi François à Chambord, le troisième, le sosie de Louis II de Bavière. Je m'approchai de leur table. Les trois hommes, à ma vue, se dressèrent, levèrent leur chopine et lancèrent à trois reprises un grand "Hourra" qui fit trembler les rangées de bouteille. "Patron, une chopine pour notre ami". "Tout de suite Monseigneur!"
Quelle merveilleuse surprise! Mes trois plus grands amis étaient-là, réunis devant moi, immortels comme les trois hypostases de la pensée métaphysique: L'esprit de la poésie, de la dialectique et du mysticisme.
Je revois Saint Claude, le moine reclus et alchimiste, le Méphisto de la rue des Anges, qui refonda à lui tout seul le coeur du langage poétique, distillant dans sa cornue les essences les plus subtiles du Verbe, les sensations les plus allusives de l'exploration intérieure.  C'étaient des macérations régénérées de Rabelais, Villon, Baudelaire, Apollinaire, Corbières, Verlaine, Rimbaud, l'invocation des plus grandes puissances visionnaires, qui, au creuset des "jours stériles" et des veilles chavirées, écoulaient l'aube amère de nouvelles éternités. Oui, mon ami, tu fus la révélation des ivresses douloureuses et tragiques de nouvelles exigences de l'être, de la volonté révoltée et créatrice de l'esprit. Hélas, cher Saint Claude, je fus trop petitement occupé de moi-même, de mes petites névroses, de mes petites jérémiades de nombril, malgré l'intuition que j'en eus, pour célébrer comme il se doit le poète génial que je reconnais en toi aujourd'hui.
Je revois aussi Saint Michel, le "docteur" en dialectique, esprit aussi brillant et subtil que méthodique et rationnel. Il était taillé pour la voie universitaire, les longs marathons intellectuels, la production de thèses et de mémoires. Ceinture noire de karaté et expert en sciences talmudiques, poète élégant à ses heures, il se distingua comme homme d'action et d'engagement, même pour les causes les plus romantiques ou les plus chimériques, tout autant, cela va souvent de pair, que comme quêteur volontaire et comblé de bonnes fortunes. J'étais, face à cette puissance insouciante et valeureuse de la vie qu'il incarnait, comme Tonio Krüger face à Hans Hansen, plein de doute sur mes propres facultés à affronter le monde et à provoquer mes bonnes fortunes.
Je revois enfin Saint Marc, mon "camarade de Göttingen", du temps de l'errance transcendantale et de l'idéal, le chevalier au cygne, l'esprit de Tannhauser sacrifiés à la grossièreté de ce que l'humanité a fait de ce monde. Tu étais comme "l'âme" de Beaudelaire, qui "sur ce rocher de cristal, calme et solitaire, s'était assise". Il ne devait y avoir en toi d'autre réalité que la Réalité Absolue. D'honorables philosophes,  hégéliens semble-t-il ou d'autres de ces allemands de l'espèce spéculative, enfin peu importe, nous enseignent que la réalité concrète qui nous entoure peut être modifiée et perfectionnée par l'action, dans sa forme matérielle ou morale, que sa représentation mentale peut être transformée par l'exercice de la méditation et de la pensée, dans l'accomplissement de notre meilleure part d'humanité. C'est leur part de mysticisme à eux. Cela est beau, cela mène parfois, voyez-vous ça, à s'engager dans le combat politique. Mais le mystique que tu fus ignore la nécessité de l'action pour pénétrer l'âme profonde du monde, car l'âme mystique n'est qu'abandon et désir de dissolution dans l'essence du Beau et du Divin. Au fond à bien y regarder, toute réalité n'est qu'illusion, rêve éveillé sur laquelle glissent sans cesse d'autres illusions. Saint Marc, tu fus sur cette terre, un souffle qui effleure l'écume d'une vague, cette vague sublime dans laquelle je n'ai pu t'empêcher d'être emporté. Et puis, que restera-t-il dans ce vaste monde, à la fin du temps qui lui est compté, des vertus de l'action et de l'efficacité matérialiste? Que restera-t-il du pouvoir de la dialectique et des contorsions de la haute politique? Qu'un souffle dissipé et une poussière d'écume!
Très chers amis, quel plaisir et quel honneur. A quand remonte notre dernière libation? Oh je n'ose y songer, après tant de siècles d'ombre et de silence. Mais foin du passé, buvons à notre santé! Par Saint-Amans! s'écria le moine capucin en levant sa chopine, Vive de Duc d'Angoulème! s'écria à son tour le gentilhomme en jetant son galurin dans les airs, Haut les coeurs! tonna le roi de Bavière en se redressant de son siège. Et nos quatre chopines furent vidées d'un trait. Oh, mes amis, il faut que je vous fasse une confidence, dis-je, en essuyant d'un revers de manche la mousse qui pendait à mes lèvres, geste inconvenant auquel je ne me livre pourtant jamais. Mes trois compères, qui cédèrent eux aussi à la même inconvenance de leur manche respective, me regardaient avec une curiosité amusée et bienveillante. Si je ne vous l'avoue pas maintenant, quand donc le ferai-je? Toi Saint Claude, toi Saint Michel et toi Saint Marc, vous fûtes chacun entièrement ce que je n'aurai jamais été qu'imparfaitement. Ni bon poète, ni bon philosophe, ni bon mystique. Et ce n'est que justice après tout, la Providence ne peut nous gratifier de toutes les plénitudes. Mais sachez que j'ai reçu de chacun d'entre vous, comme l'effet d'une grâce, une étincelle fécondante de votre génie respectif.  Je suis donc un peu chacun d'entre vous, mais sans atteindre votre perfection. J'ai toutefois mon propre fonds d'amour et d'idéal, qui vaut aussi son pesant de métal et m'a rendu digne de votre amitié. Mais, loin de votre fulgurance, je serai resté le médiocre méditatif, le velléitaire contemplatif, celui qui parviendra, en cultivant son maigre jardin et sa maigre philosophie, à suivre avec bonheur les dernières années paisibles qui le séparent de la vieillesse.
Tout-à-coup un roulement de tambour retentit au milieu de la salle, faisant trembler les plats et les couverts et arrachant parmi les convives de petits cris stridents de surprise. L'obscurité se fit et le patron apparut dans un étroit faisceau de lumière très vive, presque blanche, habillé comme une sorte de Monsieur Loyal. "Signore e Signori, Ladies et Gentlemen, Mesdames et Messieurs, Meine Frauen und Herren. Bienvenue à vous tous à la Diligence et merci de votre confiance. Ce soir en exclusivité....A cet instant le tambour retentit de nouveau mais d'un roulement cette fois plus léger, comme un son de caisse de batterie. Ce soir en exclusivité, disais-je, l'Ange Bleu de Fontanges, accompagné de son cabalero. Ecccola! Applaudite!
Le faisceau de lumière se dirigea sur le rideau d'une petite estrade d'où parvenait la musique nasillarde et langoureuse d'un accordéon. Le rideau s'ouvrit sur un duo improbable: un homme à haut de forme à peau de castor, du genre interlope d'un rôdeur de barrière, le visage outrancièrement fardé sous des bésicles, vêtu d'un frac noir et d'un pantalon gris à rayures, chaussé de souliers noirs à guêtres. C'est lui qui jouait de l'instrument, du genre "concertina" ou "bandonéon". A ses côtés, l'être le plus pitoyable qui eût pu paraître sur une scène de spectacle. C'était une femme vieille et malingre, le visage grimé de manière incroyablement vulgaire, vêtue d'une guêpière de satin dont le large décolleté dévoilait la saillie de misérables omoplates. Ses pauvres jambes, ridées, maigres comme les pattes d'un poulet, flottant dans des bas résillés tendus par des jarretelles, semblaient de surcroît mal assurée sur des souliers à hauts talons aiguilles où chaque pas lui meurtrissait les chevilles. Je ne fus pas long à reconnaître, notamment au tricorne de feutre noir posé sur ses cheveux gris et fillasses, la personne de l'abbé, mon ancien voisin de diligence. Je reconnus également son compère, le joueur d'accordéon, qui n'était autre que le clerc de notaire. Mais rien ne pouvait plus m'étonner dans cette invraisemblable aventure. L'ange de Fontanges avançait péniblement sur ses talons aiguilles, affectant de remuer des hanches lascives, tout en agitant un boa de plumes mauves qui lui couvrait les épaules jusqu'aux hanches. 
Il rejeta la tête en arrière et entonna son premier refrain:

Ich bin von kopf bis fuss auf liebe eingestellt
Denn das ist mein Welt
Und sonst gar nichts

Des cris et des sifflements saluèrent ce numéro absolument grotesque de travesti. L'abbé minaudait comme une vieille maquerelle, avec sa face fardée, ses tournures de hanches et de cambrures, ses affreuses moues de bouche sinueuse peinte en rouge vif à la manière d'Yvette Guilbert croquée par Toulouse-Lautrec.
Puis il avança une chaise, y posa une de ses vieilles jambes de poulet qui se voulait érotiquement galbée et svelte et sous les soupirs de l'accordéon, y improvisa des poses. Il se laissa lentement glisser à califourchon sur le plateau de la chaise, dont le dossier ajouré ouvrit avec stupeur la perspective suggestive d'une sombre abomination. D'une voix rauque, avec cet accent traînant et déluré de faubourg, l'abbé reprit:

Kinder, heute abend da such ich mir was aus
Einen Mann, einen richtigen Mann.
(Je veux un homme, un vrai!)

A cet appel sensuel au mâle, les ardeurs s'enflammèrent, de nouveaux cris et sifflements fusèrent, jusqu'à faire un chariravi du diable. Un tumulte s'ensuivit qui provoqua une bousculade. L'estrade fut envahie. L'abbé et l'accordéoniste durent filer ventre à terre.
J'eus encore te temps de me faire cette dernière réflexion: l'évêque d'Aurillac aura-t-il assez de compassion pour absoudre les âmes perdues de ce formidable scandale?
Car un brouillard vint rapidement noyer la scène, dont les images et les bruits s'évanouirent comme dans un rêve.
Puis le souffle d'une bourrasque dispersa l'écran de brume, découvrit à mon regard, comme dans un lever de rideau, un lieu sombre et désert. Il faisait nuit et je me trouvais sur le bord d'un chemin de campagne, presque un sentier, nappé d'une clarté de pleine lune. Non pas une campagne bucolique animée des feux paisibles des hameaux, mais un espace de solitude et de sauvagerie, couvert d'immenses forêts.
J'aperçus à quelques pas un calvaire de basalte portant un petit christ en croix, si vieux et si usé, sculpté avec l'ancienne naïveté touchante de la foi des humbles. La lueur blafarde éclairait cette pauvre forme de matière fruste, sans visage et sans regard, mais qui concentrait l'intensité du symbole vivant de la compassion. Le ciel était d'une pureté de cristal, l'écho des sources courait dans les ténèbres. Et comme quelque chose devait bien se produire, j'entendis à propos des bruits de pas et de roulement s'approcher lentement. Une carriole de paysan, tirée par un gros cheval placide, coiffé d'un plumet comme un cheval de corbillard, apparut dans la clarté magique. Une silhouette était assise sur la banquette, enveloppée dans un grand manteau à capuche, dont l'ombre faisait un trou noir à la place du visage. 
La carriole s'arrêta à ma hauteur. Le cheval secoua l'encolure et souffla des naseaux mais le conducteur restait immobile sur son siège, sans un mot. Je compris qu'il fallait que je pense à quelque chose de précis, quelque chose qui me reliait intimement au coeur du Mystère, et devait me revenir en mémoire. C'est alors que le sésame fut prononcé, comme une évidence, comme la fleur s'ouvre naturellement à la lumière: KAPI VISERLIS!
A ces mots, le conducteur tendit le bras et me fit signe de monter sur la banquette arrière. La carriole repartit lentement, au pas, dans la clarté déserte, et le chemin s'enfonça bientôt dans les ténèbres. Je sentais autour de moi frissonner tout le mystère du monde, ses voix, ses chuchotements, le bruissement de ses insondables profondeurs.  Parfois des pans de ciel constellé apparaissaient à travers l'épaisseur de l'ombre où se tenaient comme autant de sphinx figés et silencieux, des fantasmagories sans forme et sans visage, et je pensais: suis-je sur le chemin des morts, suis-je sur la dernière terre du silence? Je ne savais si je devais en ressentir des frissons d'effroi ou au contraire en éprouver un profond sentiment d'apaisement et de quiétude. De frêles rayons de lune venaient caresser la silhouette de l'homme encapuchonné, au pas d'éternité du cheval. On ne compte pas le temps dans les rêves, et je n'aurais su compter le temps que dura ce voyage.
La carriole s'arrêta près d'un vieil édicule délabré au toit de lauzes, posée là comme une vigie abandonnée aux confins de l'ancien monde des vivants, au pied d'un sentier qui se perdait dans la montagne. Là-haut, pensai-je, seule la volonté initiatique, seule la pureté du coeur peuvent s'élever. Et aurais-je des raisons, ici et maintenant, de douter de la pureté de mon coeur?
Tandis que je suivais la longue pente abrupte, j'entendais soupirer autour de moi le chant mélodieux de la terre, qui, dans ses prodiges d'éternelle illusion, recrée à l'infini les fantômes de l'être et du temps. La complainte méditative semblait accompagner mes pas et montait vers le sommet de la montagne comme une incantation adressée à l'invisible. Soudain, la nuit s'illumina d'une clarté de matin, les prairies, les ruisseaux, les arbres s'animèrent des mille pulsations riantes de la vie. Je voyaient onduler sur le flanc de la montagne des étendues immenses de fleurs sauvages sous des envols de phalènes. La lumière devint éblouissante sous les vapeurs tremblantes de la terre. Puis le vent s'éleva et emporta des nuées de feuilles, les prairies pâlirent, les forêts se teintèrent de rouille et se dépouillèrent. L'hiver arriva enfin, puis de nouveau la nuit. J'étais parvenu sur les hauteurs où m'avait conduit le sentier, une grande prairie bordée de forêts qui s'étendaient encore vers d'autres cimes. J'avançai, sous la lueur du ciel constellé, vers l'endroit où la prairie s'arrête au bord d'un précipice. Là se dressait une petite croix de basalte sur un monticule de pierres sèches. Sur ce monticule se tenait une forme assise. L'éclat de la pleine lune me révéla son visage: c'était mon père. Mon père, dans le souvenir de son dernier été, mon père qui m'attendait.
Je ne ressentis pas le besoin de lui adresser la parole, je veux dire cette parole organique des vivants. Lui-même restait totalement silencieux. Il est bien d'autres langages pour exprimer l'indicible et la réalité que perçoit la faiblesse de nos sens n'est pas toute la réalité, de même que les parcelles du rêve vécu ne sont pas l'éternité du rêve.
Mon père, pensai-je, toi qui, ici-bas, as si longtemps exploré l'esprit caché du monde, toi qui as accompli désormais le cycle des "tombeaux" et des "regrets", me révéleras-tu le mystère de la vie et de la mort?
Il leva sur moi le regard bienveillant de ses yeux bleus-gris et me désigna, d'un léger mouvement de tête, la région des ténèbres, là où les forêts s'élèvent encore plus haut vers les cimes flamboyantes. J'aperçus à cet instant quantité d'yeux de braise scintiller dans la nuit et s'élever comme des volées de lucioles, au-dessus des forêts, au-dessus des cimes, pour se fondre dans l'immensité de la voie lactée. Là où je vais et là où je demeure sont une même chose, mon fils. Le "sentier des loups" est à la fois le chemin et le royaume d'éternité.

Honorius/ Les Portes de Janus/ Le 3 octobre 2021

"Au réveil, il était midi"(Arthur Rimbaud)

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