mercredi 22 décembre 2021

Jour de fête

Guerriote

Fin septembre. L'air est tiède, le ciel limpide, le soleil illumine la campagne de son humeur radieuse. La lumière de ce tout début d'automne, dans ses rayons effilés et rasants, est d'une pureté que l'on dirait d'eau de roche et d'une douceur si calme et sereine qu'elle diffuse comme une impression d'équilibre et d'accord parfaits entre les résonances de la nature et celles de notre âme. Vendémiaire imprègne la terre des derniers sourires dorés de l'été, où tout semble trempé d'une éclatante et subtile transparence. La magie de vendémiaire, c'est la clarté du monde apaisé, la perception décuplée de sa profondeur et de sa finesse, c'est la lucidité du bonheur et de la gratitude. Oui la nature parle, la nature chuchote à l'oreille du vivant l'élégie de la beauté et de l'harmonie. 
Les petits de l'année ont presque tous quitté leur mère durant l'été pour tenter de perpétuer le cycle de la vie, les petits de la Fuseline, ma voisine des bois, et ceux de la Guerriote qui faufile sa houppelande entre les chênes. Les mésanges, les rouges-gorges et les bouvreuils font un festival dans les ramures. Jeannot le lièvre gîte en lisière de mon jardin et je me garde bien de déranger sa quiétude. Plus haut, dans le secret des halliers, courent les derniers sentiers d'aventure du règne sauvage, où s'écoulent des mystères de vie fuyante et craintive. Oui ce monde farouche qui naît et meurt selon la variété de ses destins, n'est ni étranger ni inférieur à la nature de l'homme. Il en constitue l'univers commun, la même matrice originelle autant physique que métaphysique. S'il tient encore à préserver ce qui lui reste de liberté et de dignité, l'homme doit enfin comprendre la nécessité de respecter l'oeuvre de la Création, n'en prélever que le strict nécessaire, et n'avoir pour règle morale que le soin de ne pas nuire à sa magie et à sa grâce. Faut-il donc être philosophe allemand, moine taoïste ou chamane à plumes pour se rendre enfin à cette criante évidence?
Depuis quelques jours la paix des champs semble frémir d'imperceptibles signes d'impatience. Cela se perçoit d'abord dans la sonorité de l'air renvoyant l'écho diffus d'une agitation fébrile qui ne doit rien à l'innocence de la nature. Dans le voisinage des fermes s'élèvent bientôt les premières grandes clameurs de l'automne, où la voix des hommes et le glapissement de leurs chiens, rendus hargneux et stupides par l'encagement, s'excitent mutuellement à l'approche du grand événement, celui pour lequel on a ressorti et fourbi les armes, choyées et vénérées comme des objets de culte. Le trouble qui s'empare de la terre devient alors une rumeur grondante qui enfle bientôt jusqu'au sommet des collines. Dans les bois, les prairies et les buissons, je ressens ce bruissement fauve, cette soudaine et sourde inquiétude du monde vivant, qui, de Goupil à Margot, dresse l'oreille, élève le bec ou la truffe luisante vers une imminence encore invisible. Les jappements stridents sont comme des cris de douleurs qui ne s'éteignent qu'avec le soir.
Enfin, le grand jour que tous les esprits rustiques attendent arrive dans un beau ciel d'azur. Ils sont venus aux premiers pétales de l'aube, avec leurs rêves grossiers et frustes, et pour offrande à ce nouveau matin du monde, l'offense ardente de leur impiété. Et leurs clameurs renaissent avec une vigueur nouvelle, celles des chiens, déchirantes et exaspérées, celles des hommes avec leurs vestes jaunes, éructant des cris de charretiers et s'époumonant dans des huchets comme des clairons d'ordonnance. 
On les voit, rangés en escouades armées, progressant dans les prairies à la manière d'une infanterie de ligne, puis se répandre en voltigeurs dans les bosquets et les sous-bois. Les braillements se rapprochent inexorablement, répondent en échos à d'autres vociférations viriles, dans une chaîne confraternelle qui semble s'étirer jusqu'à l'horizon. Le monde à cet instant semble assigné à perquisition, investi par la grouillerie intrusive, brutale et conquérante.
Puis les premiers coups de feu éclatent, terrifiants, un, puis deux, puis tout un chapelet pétaradant, roulant leurs échos de tonnerre dans les vallons jusqu'aux collines. La brute ahurie exulte tandis que la meute des chiens semble lancée dans une traque folle, en proie à une véritable frénésie. Ce ne sont plus seulement des plaintes exaspérées, mais des hurlements lugubres comme des râles d'agonie, des beuglements horripilants de tuerie et de curée. Puis, comme une ligne de front qui s'embrase, la campagne entière se déchaîne, à perte de vue, dans un vacarme détonant et irrésistible de chassepot. Ce sont tout le jour des grondements et des fulminations, des roulements et des crépitements de mitraille, une bataille acharnée contre un ennemi illusoire, prostré, épouvanté, fuyant. Chaque coup de feu retentit en moi comme un fracas de désespoir, y ébranle un peu plus ma foi en la rédemption. Le carnage, pardon: "la chasse qui est notre loisir et notre passion", se prolonge jusqu'au soir de ce grand jour de fête. 
Je repense au chant prophétique de Maldoror: "Les chiens ont une soif insatiable de l'infini, comme toi, comme moi, comme le reste des humains". Et je m'interroge: Quel besoin d'infini chercheraient donc à assouvir ces spécimens d'humanité égarée? Je songe alors que ces hommes en vestes jaunes, surtout ces hommes, car j'absous par charité ces pauvres chiens innocents dressés à leurs basses besognes, se sont exclus eux-mêmes des rêves de perfection et de pureté. Ils ne représentent même pas le génie du mal, ils n'en sont que les domestiques. Car il faut être possédé d'une vision spirituelle douloureusement tragique ou d'un incommensurable désespoir luciférien pour prétendre assouvir un besoin d'infini dans l'acte volontaire de tuer. C'est tout le sens de la quête vampirique où l'acte de destruction devient métaphysiquement le seul acte sublime de création. Mais cette humanité misérable, qui prétend tuer pour son loisir dans l'ignorance des lois de la nécessité, n'a pas seulement la moindre idée de ce que peut être la soif d'infini. Elle renvoie à tout son contraire: la vacuité de l'être, le néant de la conscience morale, le vide métaphysique.

Le lendemain, dans le journal, j'apprends que le bilan de cette première journée a été positif. Nos vaillants bataillons de passionnés se sont rendus particulièrement utiles puisqu'ils ont viandé leurs quotas de nuisibles, avec les félicitations des institutions. Il faut décidément être un esprit bien vain et ordinaire, un bougre, un élu rural ou un préfet pour se réjouir avec autant de cynisme administratif ou de sordide jubilation, selon le cas, de ces montagnes de cadavres, de ce Verdun de la biodiversité.
Je pense à Jeannot, à Guerriotte et à Fuseline, au règne animal que l'on extermine, à la beauté du monde que l'on assassine. Je pense à l'esprit et au royaume sacré. Il est dit dans le livre de Job: "Interroge les bêtes, elles t'instruiront, parle à la terre, elle t'instruira". Hélas, c'est avec cette humanité-là qui ne sait reconnaître la valeur unique de la Création, qui ne sait ni parler ni écouter, c'est avec cette humanité-là qui tue les "bêtes" et qui meurtrit la terre, "que doit mourir la sagesse" (Job).
En vérité, s'il est un nuisible dans cet univers, je veux dire un vrai, un véritable nuisible, le champion "toutes catégories" des nuisibles, celui qui répand partout la mort, le chaos et la destruction, celui dont toute créature de Dieu doit absolument se détourner en toute hâte lorsqu'elle l'aperçoit sur le chemin, c'est bien ce trublion tragique appelé l'homme et nul autre, lequel mérite admirablement cette devise dérisoire: "La malfaisance dans l'allégresse".

Honorius/ Les Portes de Janus/ 18 décembre 2021


En France, 45 millions d'animaux sont tués chaque année, un tiers des espèces chassables sont menacées ou vulnérables.

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