Le sentiment elmique

"Le sentiment "elmique", de forme effrayante s'était emparé de moi avec une puissance inaccoutumée comme si l'être ou la chose qui le produisait s'approchait de nous jusqu'à nous frôler. Je n'ai jamais su d'où ce mot elmique avait pu me venir. C'est en rêve qu'il avait été prononcé à mon oreille par quelque fantôme et pour moi il était le seul pouvant désigner le je ne sais quoi inexprimable caché la nuit au fond des bois de la Limoire". (Pierre Loti/ Prime jeunesse/ Chapitre XL)

Le terme "elmique" utilisé par Pierre Loti pour exprimer la part de l'inexprimable relève du langage de l'intuition. Ce langage est intrinsèquement celui de la poésie, du flux spirituel, de la vie intérieure et contemplative. Bergson n'a-t-il pas défini la notion d'intuition comme "la vision directe par l'esprit de l'esprit" réintroduisant ce principe subtil de l'intuition dans la philosophie comme méthode de connaissance. Lorsque je rencontrai pour la première fois ce mot "elmique" (Loti ne l'emploie qu'à deux occasions dans le même ouvrage), j'en saisis instinctivement toute la signification, ou plus précisément, j'en ressentis toute la résonance intérieure. Car il est des mots qui sont plus que des mots, il sont à eux seuls une inspiration cognitive, la substance d'une réalité invisible, un trait-d'union avec les profondeurs de l'inconscient.

Entre "elmique" et "elfique" il n'y a qu'un pas, si je puis dire, qu'un simple glissement sémantique qui en révèle le lien analogique. Ce mot "elfique", je l'ai moi-même ressenti et utilisé, peut-être inspiré par la mythologie de Tolkien, (ou peut-être pas d'ailleurs), qui est une forme syncrétique de l'imaginaire de nos ancêtres, pour désigner une puissance diffuse, une présence invisible et magique, gîtant dans les profondeurs des forêts. Je connais du reste l'existence des elfes depuis mon enfance, et je peux témoigner qu'ils m'ont toujours fait sentir leur présence bienveillante dès lors que je me suis engagé à respecter le pacte, l'intégrité de leur âme et de leur royaume.

Le radical du terme "elmique" n'est pas sans rappeler son homophone d'origine francique" helm", signifiant le casque, le heaume, ce qui renvoie à une autre dimension symbolique pouvant être associée à l'univers elmique. Car le casque est un des attributs de Hadès, le Dieu des Enfers, qui détient la propriété de le rendre invisible. Ainsi, le "Helm" représente les pensées cachées, l'intériorité obscure qui ne peut ou ne veut se divulguer, le hiératisme du secret.

Mais s'il est un terme auquel j'associe le pressentiment d'un invisible mystérieux et sombre, c'est assurément le terme "touranien", mon elmique à moi en quelque sorte. Ce nom je l'ai rencontré pour la première fois dans "La religion des Gaulois" d'Alexandre Bertrand (1897). Selon cet auteur, les populations primitives de la Gaule, bien avant l'implantation des Celtes, sont entrées en contact avec des peuples dits touraniens* originaires d'Asie centrale, au Nord de l'Iran et de la Bactriane, et qui s'étaient aventurés en Europe du Nord et Balkanique, en Asie Orientale, en Sibérie et au Proche Orient où ils créèrent, paraît-il, l'écriture cunéiforme. Ces groupes touraniens répandirent leurs croyances magiques et chamaniques dont nous trouvons encore sur les anciennes pierres de nos terroirs la marque des rites et des symboles. Les Touraniens, qui n'ont à vrai dire pas plus d'unité ethnique que les Aryens, forment cependant une de ces nébuleuses épiques dont la grande part d'inconnu et de mystère hante l'imagination.

Aussi le mot touranien est associé dans mon esprit, par je ne sais quelle alchimie psychologique, à quelque chose en marche sous un ciel sombre et froid avec des trouées blafardes, quelque chose d'immanent, de sourd et d'hypochtonien, porté par le vent et les ondulations de la terre, un écho sauvage dans le lointain et qui se rapproche inexorablement. On pourrait penser qu'il s'agit d'une menace, peut-être d'une peur ancestrale, venue des insoupçonnables régions du passé et de la mémoire, de celles qui vous étreignent dans ces instants de solitude et d'effroi au soir de la vie et au déclin du monde. Car cette peur aux aguets, la reconnais-tu? C'est l'angoisse indicible surgie des limbes, celle de "l'âme du loup", dans l'accomplissement sans victoire de la dimension obscure et tragique de l'être. 

Oui, on comprend l'honneur du guerrier barbare à vouloir mourir l'arme à la main,  le casque surmonté de la divinité, le "Gotzhelm", dans ce combat désespéré contre le destin.

Le "pressentiment touranien", c'est cette forme confuse et sans contour qui me hante et me cherche, dans le frisson des nuées crépusculaires.  Mon esprit guette avec inquiétude sa présence, il la sent roder dans les airs, sur la terre, dans le souffle et le murmure du monde, en quête d'obscurs prophéties à accomplir. En vérité, elle porte en elle la grandeur dérisoire de tout acte de création, le phantasme et l'illusion, et partant, tout le sens tragique de la métaphysique: La putrescence de la matière humaine face à la puissance de sa pensée, l'évanouissement de sa conscience dans l'océan d'infinité.

Honorius/ Les portes de Janus/ le 1er décembre 2021

* Touranien: de Touran, emprunté au persan Tūrān, terme employé par les écrivains persans pour désigner les pays d'Asie Centrale situés au nord de l'Iran. Tūrān est dérivé de Tūr, nom d'un héros mythique, fils du roi Feri Dūn.

" (Les choses de finesse), On les voit à peine, on les sent plutôt qu'on ne les voit, on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas." (Pascal)

"L’essence du cosmos ne peut être connue ni par la sensation ou l’entendement. Elle est connue par l’intuition de la vie, dans laquelle l’intuition est identique à la vie, où il n’y a plus de subjectif ni d’objectif, et qui est donc absolue (Liang Shuming )"

"La matière et la vie qui remplissent le monde sont aussi bien en nous ; les forces qui travaillent en toutes choses, nous les sentons en nous ; quelle que soit l’essence intime de ce qui est et de ce qui se fait, nous en sommes" (Bergson)