jeudi 19 mai 2022

Le chemin et le rêve (1)

William Stanley Haseltine (1835-1900)

Je me réveille peu à peu d'un sommeil profond, tellement profond, que mes sens engourdis s'étonnent eux-mêmes de reconnaître ce qui leur semblent la réalité de ce monde, celui qui nous tient par la gravité de l'espace et du temps. Il n'y a d'ailleurs pas de sommeil profond sans plongée dans le rêve, cet état d'inattention où le cerveau n'a plus de contrôle sur l'activité de l'esprit. Car l'esprit ne se manifeste pas seulement dans l'activité cérébrale ordinaire, dont il n'est au fond qu'un instrument de perception et de discernement canalisé, il se libère véritablement dans l'imagination et le rêve. Les tensions organiques disparaissent dans un flux de légèreté et d'apesanteur.
Je m'étais endormi dans la douceur tamisée de cette chambre aux volets entrouverts sur la clarté du printemps. Je me souviens d'un voyage aérien dans un écoulement incessant d'images, des images qui me faisaient du bien, claires et souriantes, qui reposaient délicieusement tout mon être, me ramenant dans un lieu jadis familier où je passai mon enfance. Je longe une prairie au bord d'un champ jusqu'à un chemin de terre filant entre d'autres prairies et un rideau de bosquets. Je reconnais bien cet endroit jusque dans certains détails que j'eusse cru avoir oubliés à l'état de veille. Et ce qui est prodigieux, c'est que je suis à la fois l'acteur et le spectateur, c'est-à-dire, que je me perçois à la fois marchant le long de cette prairie et survolant le lieu où je déambule. C'est à croire que la réalité qui nous entoure, dans sa surface et dans sa profondeur, ce qui est intrinsèquement tout un, n'est qu'un flux incessant d'images, une profusion de représentations, dont le cerveau a pour fonction de faire continuellement le tri afin de fixer l'attention de la conscience sur la nécessité de nous maintenir en vie, mais que l'esprit lui, s'offre parfois des échappées, libéré précisément de cette nécessité de l'attention et du tri. Bergson a observé ce phénomène avec une précision presque clinique. Le rêve tout comme, je le crois, l'évasion de l'ivresse, voire de la sénilité, la transition vers la mort, l'immersion hallucinatoire et poétique sont différentes modalités d'une même fuite, d'un même "lâcher prise", d'une même dissolution de l'esprit dans le flux ondoyant des images.
Nous sommes tous pétris d'images, de rêves et donc de l'essence subtile du monde, au point où la pire aliénation à laquelle peut être asservi un être humain, est la privation de la liberté de penser, de rêver et d'imaginer, de sa liberté d'être dans le miroitement de sa vie intérieure. Cette pire aliénation, l'intellect la subit des bassesses mêmes où les passions et les contraintes matérialistes précipitent le mouvement désemparé de l'espèce. De ce point de vue, la préservation de la magie du rêve est une lutte constante contre l'instinct de domination et de brutalité qui accapare nos consciences et détruit la vie. L'éternel antagonisme, si je peux oser cette métaphore, entre le monde oppresseur des orques, qui est le cynisme et la violence de l'ordre établi, (que nous pouvons reconnaître de nos jours dans l'inhumanité du vandalisme utilitaire et de la dictature technocratique), et le royaume des elfes, le royaume de paix, de lumière et d'harmonie.
L'art est une modalité d'expression de ce qui, en nous, est prisonnier de l'enveloppe charnelle et cérébrale et des injonctions de la réalité matérielle subie. Il est à la fois un combat, une souffrance, un espoir et une libération. Je n'ai jamais possédé les qualités intellectuelles pour élaborer de hautes théories et en particulier sur la question de l'art. Mais je ressens profondément la puissance, l'inspiration qui l'anime dans l'accomplissement d'une mission, d'une vision ontologique. Je le ressens irrésistiblement dirigé comme un témoignage et une reconnaissance de la beauté de la vie, et de la permanence de cette beauté dans la représentation même de la conscience de la nature. L'âme du monde est à la fois le reflet infini de nos représentations et, comme disait Maine de Biran, "L'esprit de vie qui souffle partout".
Je ne connais pas d'art qui sublime en moi l'immanence spirituelle du monde comme celui de la peinture. La musique certes me transporte, elle est en quelque sorte l'élan et la voix de l'âme, mais la peinture me plonge dans une vision incroyablement profonde de la vie intérieure. Mais pas n'importe qu'elle peinture évidemment. Mon esprit fort peu géométrique m'éloigne décidément de l'option abstraite. La représentation abstraite d'une idée, dans le domaine de l'art, n'est pas de nature à m'émouvoir. J'y recherche assurément plus de sentiment. La mission de l'art est d'être ce miroir où, comme dans la mer de Baudelaire, l'homme libre contemple son âme. De ce point de vue la représentation de la nature remplit pleinement cette fonction comme expérience philosophique et vraie émotion esthétique.
La peinture d'un paysage, par exemple, ce n'est pas seulement la représentation d'un jardin, d'une prairie, d'une forêt, d'une montagne, d'une rivière, c'est toute l'immersion, toute la perspective d'une exploration intérieure à travers l'épreuve sublimée du réel. L'âme universelle vit en nous, c'est la raison pour laquelle nous la reconnaissons intimement dans le reflet frémissant de ses images. Ce que les sens perçoivent du monde, n'est qu'une part diffuse d'un tout qui se succède continuellement à lui-même et c'est par les ressources de l'intuition, par le perfectionnement de ses facultés visionnaires, que l'artiste en pénètre la profondeur. L'art n'a pas d'autre finalité que de faire le récit de notre sentiment de l'immanence, des péripéties, des fluctuations infinies de nos rapports avec le monde, le récit des illusions mouvantes de la vérité, dans toutes ses tonalités de fondu et d'écoulement.
L'art, comme la vie qui nous est donnée, est donc une possibilité prodigieuse de témoigner. Témoigner de cette richesse qui est en nous et autour de nous, comme le regard de l'âme dans la profondeur d'un paysage auréolé de buvards de lumière, dont elle est à la fois la prairie, la rivière, le ciel et la montagne, jusqu'à la grande espérance de la ligne d'horizon...

Honorius/ les Portes de Janus/ le 18 mai 2022

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