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Albert Bierstadt (1830-1902) |
La "cloaca maxima" de l'actualité et surtout des commentaires sur l'actualité! Voilà à quoi se réduit aujourd'hui la connaissance utile du monde. Et quel monde! Avec ses miasmes mêlées de jeux du cirque, de pestes noires et de guerre de Trente ans! Je voudrais pouvoir me purger de ces haut-le-coeur comme mon chat, le sage Coucol, se purge l'estomac au printemps. Vite un émétique! Et surtout, ainsi que le recommanderait un médecin de l'âme avisé, fuir éperdument le plus loin, le plus haut possible, se jeter dans l'air vif de la montagne, ouvrir au fleuve lustral les écuries d'Augias!
C'est tout de même incroyable ces talents d'abandon et d'ineptie que l'on voit déployer pour meubler le vide de l'intellect, pour travestir la clarté et l'honnêteté du verbe en baragouin de "start-up", pour amollir benoîtement sa conscience dans l'indigence insidieuse du chaos. Si je tentais de retenir de cette actualité ordinaire où je suis immergé ce qui me serait tout simplement agréable, intéressant ou dialectiquement utile, j'en arriverais à si peu de substance que rien ne semblerait mieux me contenter que la profondeur du pur et grand silence, le silence de la méditation, le silence des hauteurs.
Ce pauvre monde de violence et d'ahurissement où l'on s'étripe avec toujours autant d'avidité qu'au temps de la Ligue pour une parcelle d'ambition, de lucre et de pouvoir, combien de temps jouirons-nous encore de ce qu'il reste de son hospitalité et de son foyer dévasté, à l'heure où toutes les calamités frappent à la porte? Oui tout court décidément à sa fin, à la même fin, dans ce crépuscule brughelien, l'innocence martyrisée tout comme cette imbécillité insondable qui a mis le feu au lac. Maudits soient le cynisme des prétentieux, la goinfrerie des actionnaires et l'aveuglement des serre-files du système, leur dignité en loque ne vaut pas celle d'un seul honnête homme qui demande raison. Puissent-ils souffrir le décuple du martyr de leurs victimes, dans les convulsions grotesques que l'on voit à ces pauvres poulets décapités. Alleluia! ou plutôt Amen!
Submergé par les frissons d'anxiété, le corps parcouru de points d'éczéma et d'herpès labial, je n'ai plus la force de lutter contre les spectres de la défaite annoncée. Moi, j'anticipe de peu cette fatalité de l'anéantissement en confiant mes stupeurs au sommeil. Et je rêve, je rêve que c'en est une merveille.
Je marche sur un sentier d'herbes neuves ondoyant comme la chevelure des mers de corail, dans une forêt de haute futaie pleine de calme et de clarté, où résonnent de miraculeux chants d'oiseaux. Les fûts majestueux de ces arbres semblent dessiner des nervures d'arcs de voûtes comme d'une cathédrale merveilleuse. Je sens près de moi la présence de Clémence. Pourtant je ne la perçois pas comme une personne distincte de moi-même, comme si son individualité était étroitement gémellée à la mienne, dans une commune faculté de résonnance. Elle est en moi et en dehors de moi en même temps. Selon un procédé propre à l'essence spirituelle de l'être, à ce flux d'immanence dont nous faisons l'expérience par le rêve, je suis à la fois le sujet percevant les images du monde et le spectateur me percevant moi-même comme une image du monde. Nous avons déjà constaté la particularité de ce phénomène, qui ne se situe pas sur le plan de la succession mais sur celui de la simultanéité, ce qui lui confère un caractère de vraie magie. C'est alors que, dans les instants où je crois être plongé furtivement dans l'état de spectateur de moi-même, j'aperçois Clémence à mes côtés, de mon corps dédoublée. Notre regard s'élève avec enchantement sous la voûte illuminée des arbres où poudroient des rayons de lumière vert amande et d'aube pastel à travers des rosaces végétales. Je ressens toute cette lenteur, toute cette clarté, tous ces chants d'oiseaux se prolongeant en échos hypnotiques m'envahir dans une sorte d'extase.
Puis, je me retrouve sur une autre scène. Je marche cette fois le long d'une crête, sur une pelouse parsemée d'un éboulis de grosses roches qui font comme les débris d'un rempart qu'une main de cyclope aurait renversé. Je sais qu'au détour de cette proéminence rocheuse, hiératique comme l'orée d'un Tartare, je parviens à un sommet du monde où s'ouvre une immense vallée de prairies fleuries et de versants sauvages. Des ruisseaux d'argent et de feu y scintillent sous la course héroïque des nuages. Est-ce là l'entrée du séjour céleste, de l'Elysée romain et celtique où les âmes bienheureuses ruissellent en atomes de lumière? Je me souviens être venu maintes fois rejoindre ce détour et me jeter dans cette perspective éblouissante qui se perd au loin dans une incandescence brumeuse. C'est un lieu familier et sacré que j'eusse été le seul être vivant à connaître, auquel je dus pourtant m'arracher sans cesse pour toujours y revenir et m'arrêter chaque fois à son seuil, un lieu de connivence et de régénération, une frontière irrésistible, un passage vers une autre dimension de mon intériorité. J'ai l'impression étrange que ce cheminement onirique vers l'illumination est le souvenir d'un autre rêve maintes fois répété et dont mon être entier réfléchit la secrète profondeur. Mais le rêve, contre son gré, ne m'a pas permis cette fois de passer le cap, de m'éblouir de la suprême contemplation, car je fus privé brutalement de ses délices par la vocifération sacrilège du réveil-matin. Hélas me voici une fois de plus retombant lourdement sur l'aire grossière où s'abattent tous les fléaux de l'actualité, où gronde le tumulte exaspéré des foules, dans l'ornière ordinaire d'une fable sans fin.
Ah se sentir en vie, serait-ce seulement se sentir bêtement nourri de contrainte et d'évidence?
Il y a certes le monde subi, où règnent les reptations de l'économie et de la politique, les injonctions de la gestion et du réveil matin. Cette réalité a ses états majors, ses phalanges et sa machinerie, sa chaîne de contrôleurs et de kapos, dans une course aveugle sans conscience et sans questionnement. Le pire serait de croire que ce monde de vacuité n'a pas d'alternative. Ce serait faire fi de la faculté inviolable du rêve éveillé, cette échappée intérieure vers le chemin d'une sorte de rédemption du présent et de la mémoire. Le rêve éveillé c'est encore ce qu'il reste de plus précieux dans le coeur de l'homme pour se libérer des contraintes mentales, liées à la vie organique ou matérielle. Nous voyageons en permanence dans l'évocation d'un flux d'images, à tel point que chaque fois que nous relâchons notre attention notre esprit s'abandonne à ce bain miroitant où se mêlent les souvenirs recomposés d'un paysage, de lieux et de visages qui nous sont chers, de récits ou de scènes qui nous ont marqués. Nous reconstituons à la fois le passé en lui donnant d'autres contours, d'autres intentions, d'autres directions, nous perfectionnons la perception du présent, c'est-à-dire de notre état de présence, dans des trajectoires lumineuses d'espérance et de bonheur. Nous ressentons intensément le pouvoir infini de l'esprit dans le rêve. Il se manifeste en nous comme une puissance diffuse en quête de plénitude, un élan de perfectibilité et d'accomplissement, comme une mémoire en perpétuel mouvement qui continuellement se crée et se réinvente. Il est des instants de grâce où, par l'effet de sa volonté, des royaumes de hasard naissent de poussières de lucioles. Dans la prairie, dans la forêt du rêve où nous marchons, il nous imprègne de la magie de ses symboles, son souffle nous guide sur le sentier métaphysique par où s'élève la conscience esthétique et morale. A nous, chétives créatures terrestres au destin chaotique et éphémère d'hominisation, il nous a réservé notre part de la vision cosmique, la part d'édification dont nous étions encore capables dans nos rapports à la dignité de l'être et de la vie.
Mais il est déjà trop tard pour réparer ici-bas le désastre de l'ingratitude et rien ne subsistera de ce que l'homme a si mal fait de ce monde. Oui je confierai bientôt pour de bon mes stupeurs au crépuscule qui déjà m'ensommeille. Je marche sur le gazon, par le chemin et le rêve, le coeur léger et le sourire radieux, vers la durée miraculeuse du temps.
Honorius/ Les Portes de Janus/ le 10 juin 2022
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