Monet a représenté trente fois la cathédrale de Rouen à différentes heures du jour, il a exploré deux cent cinquante fois le thème des nymphéas. Largillierre et Chardin furent étonnamment prolifiques en natures mortes. On se souvient aussi d'Albert Bierstadt le peintre des espaces du grand ouest américain, qui peignit jusqu'à plus soif la vallée de Yosemite de tous les points de vue. Peindre un paysage ou des produits de la nature, c'est comme peindre et décrire des sentiments, on s'obstine à vouloir en exprimer toutes les subtilités, toutes les nuances et toutes les profondeurs et à peine l'oeuvre achevée, on s'avise qu'elle ne résonne pas encore de toute sa plénitude, que l'on n'en a pas extrait encore, comme on l'eût souhaité, toutes ces parcelles d'infinité dont vibre l'âme des êtres et des choses. Qu'à cela ne tienne, on reprend alors l'exploration du sujet sous un autre angle, sous une autre lumière, sous un autre questionnement, sans doute aussi sous une autre humeur, y découvrant mille facettes, mille instants suspendus, qui échappèrent à notre examen et à notre attention lors de la première étude. La réalité est si riche, que les yeux et les sens en général, ne suffisent pas pour en rendre compte dans sa totalité car s'y ajoutent perpétuellement les effets renouvelés de l'inspiration et les révélations mouvantes de la mémoire. Lorsque l'on croit avoir tout dit ou tout exploré d'un sujet (et le puit-on seulement?), ce qui peut constituer l'oeuvre de toute une vie, on pense avoir remporté une victoire sur le temps, avoir accompli une mission qui s'apparente à l'accomplissement d'un destin. Mais cela n'est qu'une illusion, on ne saurait tarir un puits d'infinité. Pourtant, ce travail nous a tellement épuisé que nous pouvons enfin, pensons-nous, atteindre un état proche de la sérénité. En exprimant tout ce qu'il perçoit de la profondeur de la réalité, par la peinture, la musique ou le verbe, que celle-ci soit un paysage, un souvenir ou un sentiment, l'artiste devient le créateur d'une nouvelle réalité qui est une modalité intuitive et inclusive de la réalité totale préexistante, une réalité qui se renouvelle et se régénère elle-même en quelque sorte, comme le mouvement spontané de l'esprit. L'art est une représentation de la conscience que le sujet pensant a de son environnement, le récit du sentiment de sa présence au monde. Le destin de l'homme n'est certes pas de conquérir la galaxie pour y fonder je ne sais quelles nouvelles civilisations consuméristes, ou de survivre éternellement par la voie transgénique, ces chimères ne sont que de sinistres vacuités, mais avant tout, nous le savons, de témoigner, pour la part éphémère qui lui est assignée, de son expérience de la vie, voire, de son émerveillement terrifié ou assagi de la vie. Témoigner n'est-ce pas notre plus belle mission d'humanité? Il est des témoignages qui durent, au-delà de la la mémoire des hommes, dans la figure des cieux et dans l'empreinte laissée sur la pierre, le temps de milliers de vies.
On peut exprimer et ressentir la profondeur d'une réalité sans nécessairement souhaiter ou pouvoir la définir. Tant d'univers naissent de l'indéfini! C'est d'ailleurs peut-être ce qui constitue la magie de l'art, s'approcher de plus en plus près de cet indéfini et comme disait Monsieur de Sainte Colombe à propos de la viole et de l'archet, "Je hèle avec ma main une chose invisible". Quand le verbe s'en mêle, il devient le langage poétique. Le reste relève de l'exercice discursif, de la péremption rationaliste, enserrés dans leurs propres limites et leur périmètre de logique.
"Vous faites de la musique, Monsieur, vous n'êtes pas musicien," cette sentence de Monsieur de Sainte Colombe illustre la frontière qui sépare ontologiquement la science du sentiment, l'expertise de l'intellect des ressources insondables de la passion. Car, pour l'âme passionnée il y a quelque chose qui vit au-delà de l'art, de son talent et de sa prouesse technique, c'est la vision, la sensation, toute l'émotion de l'imperceptible. La vie intérieure communique avec l'autre monde, ou, si l'on veut, avec cette part invisible du monde où nous sommes immergés et que chaque être humain a vocation d'interroger selon les ressorts de sa passion.
Je mesure aujourd'hui le malaise d'exister dans un univers anthropocentrique qui ne connaît d'autre idéal que la névrose du profit et de la gestion, je comprends la détresse et la souffrance de l'animal, je ressens toute l'agonie de la nature vivante, tout le hurlement du silence. L'au-delà est en nous, dans le coeur qui respecte et écoute, mais notre espèce, décidément sourde à toutes les autres formes de communication et de langage, s'est détournée de la fraternité de l'indicible. Heureusement, il y a encore les âmes d'artistes et la foi qui illumine les tombeaux!
Honorius/ Les Portes de Janus/ le 14 juin 2022
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