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Je n'ai guère connu mon grand-père paternel. Je n'en garde que le souvenir d'un homme corpulent à la rotondité chaleureuse, au crâne chauve comme un oeuf et qui me faisait sauter sur ses genoux en scandant l'ouverture de Guillaume Tell. Une odeur de vieux cuir, qui provenait de ce cartable à deux fermetures qu'il portait toujours partout avec lui, me reste familièrement associée à sa personne. Il est là une dernière fois, apparu dans le halo du rêve, et m'embrasse affectueusement. Je sens sur mes joues les picotements de sa peau lisse et chaude, rasée de la veille, puis, comme sur le palier d'une porte s'ouvrant sur un grand espace indéterminé, il me murmure à l'oreille ce qui pourrait être ses derniers adieux ou ses derniers conseils, tout en me remettant dans la main quelque chose qui semble aussitôt disparaître entre mes doigts. Je le vois derrière moi qui me salue une dernière fois tandis que je m'éloigne. Et c'est déjà tout. Tout passe si vite.
Mon père m'a transmis le relais il y a vingt-deux ans. J'ai hérité de lui l'espérance et l'humilité du chemin, l'exigence de l'imagination et du rêve et les récits de la mémoire. J'ai dès lors ressenti la solitude qu'il y a à porter le poids de ce devoir indéfini, comme la responsabilité d'une intention originelle dont je fusse à la fois le dépositaire, le garant et le continuateur, mais je me rendis compte que l'inquiétude où je me trouvais plongé n'était rien d'autre, en vérité, que celle que l'on éprouve face aux défis de sa propre destinée. J'ai eu en effet tant d'hésitations, de craintes, de frustrations et de doutes sur le sens à trouver ou à donner à mon exhortation d'exister. D'ailleurs, mon père me semble encore si proche que je souhaiterais pouvoir le consulter à tout propos sur les événements et les choses de la vie, comme s'il pouvait me prodiguer l'assurance qui me manque encore aujourd'hui. J'entends derrière moi frémir les ombres de mes prédécesseurs, une foule confuse dont je ne distingue encore que les silhouettes des premiers rangs et d'où me parviennent continuellement les mêmes questions: Qu'as-tu fait de la brièveté de cette vie qu'une éternité de hasard et de volonté à oeuvré à te rendre possible? Qu'as-tu fait de cette chance absolument unique d'être et d'accomplir?
Le papillon ne dispose que de quelques jours d'existence, tandis que l'être humain peut espérer traîner la sienne, cahin-caha, jusqu'à quatre-vingts années. Pour autant, cette dernière serait-elle plus profitable que la première à raison de sa plus longue durée? La durée est un concept ou plus précisément une modalité de perception de la réalité qui se dissout dans l'immanence temporelle, dans cet indéfini sans limite, où les formes et les états contingents partagent le sort universel de l'éphémère. Nous n'avons que la philosophie pour nous accompagner dans les certitudes de l'inévitable. Le temps qui passe, la vieillesse et la déchéance, la précarité des choses humaines, l'oubli et la mort, fondent toute la dialectique interrogative de l'être, depuis que l'animal sapiens a levé son regard vers la voûte céleste et qu'il projette, par les moyens combinés du rite et de l'art, sa vision et son expérience de sa présence au monde. Les pigments et les fusains pariétaux furent pour ainsi dire la première expression de la conscience philosophique.
Si quelque génie démonstratif était en mesure de dissoudre la gangue de futilité qui emprisonne nos vies, il ne resterait de l'essentiel que bien peu de matière. Il y a un bonheur bien plus immense à gravir le chemin d'humilité vers le sommet flamboyant d'une montagne que dans les mille passions matérielles et routinières où notre intelligence chaque jour s'appesantit et se perd. Plus je me suis senti soumis sous la férule, plus l'idée de l'ascension mystique, vers la splendeur et la beauté, se renforçait dans mon esprit. Je sais aujourd'hui qu'une seule journée emplie du sentiment de suprême félicité et de l'élévation spirituelle est une lueur infinie de richesse qui donnera, à l'heure des comptes, un sens à la vie entière.
Enfin, s'il m'était loisible de choisir le moyen de quitter le séjour, je me tournerais vers la pratique des origines. Je demanderais à ces peuples premiers des forêts tropicales, les derniers sages du monde, de m'admettre dans leur rite de passage. Rassemblés au milieu de la clairière sacrée, ils me tendraient fraternellement le breuvage magique puis, allongé sur une natte, porté par le tintement enivrant des danses et des clameurs, je me sentirais fondre peu à peu, d'un écoulement parfait de mon être, dans l'écume illuminée de la nuit.
Mourir dans les flambeaux de l'hallucination, voilà bien une belle fête de départ!
Honorius/ Les Portes de Janus/ le 23 juin 2022
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