dimanche 1 octobre 2023

La Montagne sacrée (22): L'homme de pierre

Au sommet du Puy Chavaroche, le 27 juin 2023


Le Puy Mary, dont la sillhouette de Géant domine, avec le Plomb du Cantal situé plus au sud, le chaos primitif des hautes terres d'Auvergne, est assurément le sommet tutélaire du Pays de Salers. C'est sa masse sombre que l'on voit, depuis les routes du Nord, se détacher comme un écueil dans la houle des monts et les clartés blafardes. Hélas il a fallu que, là aussi, dans ce sanctuaire de la nature sauvage avec tout ce qu'elle contient de mystères et de solitudes inviolables, l'homme sans esprit et sans mémoire, l'homme des conseils d'administration et des syndicats d'initiative, imprime la marque de ses névroses. C'est ainsi que, malmené par la fatalité du béton et l'ineptie des horodateurs, le Puy Mary est comme le Mont Saint Michel, tout grouillant d'un tumulte incongru, où l'on chercherait en vain, malgré sa beauté sublime, les plénitudes du silence et de la paix. La région ne manquant heureusement pas encore de ressources, je dois chercher ailleurs mon espace de recueillement, loin de toutes ces lubies de publicité et d'aménagement.
Le Puy Chavaroche me semble réunir, de ce point de vue, de meilleures garanties. Situé à quelques kilomètres au Sud du Puy Mary, il domine une chaîne de pics et de rocs suffisamment éloignée de toute voie appienne pour inspirer une saine confiance. Nous trouvons, au XIXème siècle, qui inaugura le tourisme moderne de plein air, aussi sportif que didactique, une littérature des plus expressives sur les monts du Cantal, dans "la France Pittoresque", de Jules Gourdaut (1893), et bien avant dans "le Guide pittoresque du voyageur en France", de Girault de Saint Fargeau (1838) et surtout dans le dictionnaire statistique de Ribier du Chatelet (1856), dont la palette descriptive rutile d'un romantisme naturaliste tout-à-fait exquis. Pour aller au plus succinct, voyez ce que disait en 1872 le dictionnaire géographique d'Adolphe Joanne, dans un article consacré au torrent de l'Aspre, qui plante le fabuleux décor que domine le Puy Chavaroche.
"Aspre(s), Cantal, torrent formé par la jonction du torrent de Chavaspre, descendu de la Roche Taillade (1608 m), et du Roc des Ombres (1647 m), que recouvre la splendide forêt de sapins du Bois Noir, et du torrent de Chavaroche, descendu du Puy Chavaroche ou Homme-de-Pierre (1744 m). L'un et l'autre parcourent, de cascades en cascades, deux gorges les plus pittoresques de la France centrale. Réunis à la Bastide, ils forment un torrent aux belles eaux, qui arrose le magnifique vallon rempli de cascades de Seilhols et de Fontanges, et se jette dans la Maronne près de Clédar (650m)".

Je goûte particulièrement cette littérature de voyageur que saisit le sentiment grandiose de la nature, et dont la magie vous transporte aux sources vivifiantes et naïves de l'art. Ce dont témoigne d'ailleurs l'adjectif "pittoresque", (ce qui présente l'intérêt d'être peint, on dirait aujourd'hui photogénique), employé à l'envi pour qualifier le caractère d'une nature digne d'être célébrée sur un chevalet. On y devine aussi bien l'intimisme sentimental de Rousseau et de Sénancour que l'influence de quelque ancien idéalisme allemand et à travers eux, l'attrait philosophique des espaces purs et sauvages comme essence du Beau et émanation du divin.
Le Puy Chavaroche, il faut être un peu dans son secret, l'avoir espéré pendant des années, pour savourer le privilège d'atteindre un jour son sommet. Combien de fois suis-je parti en chemin parmi les splendeurs de la montagne, les yeux fixés dans sa direction, pour devoir m'en retourner sans avoir pu l'atteindre. Soit que je fusse parti trop tard pour songer revenir avant la nuit, ou qu'il plût à verse ou bien même qu'il fît trop chaud, les motifs de contrariété ne manquèrent pas. Je n'étais sans doute pas encore prêt pour aller à sa rencontre. Un jour cependant, je pris une ferme résolution. Il fallait que ce jour qui se lève fût le jour d'une grande victoire sur moi- même, d'une victoire de la volonté. Or il n'y a rien de plus résolu que les actions votives dans l'accomplissement d'un dessein. J'avais une grande souffrance dont il fallait me purifier, le décès de ma mère. Me relever de cette souffrance, c'était tout naturellement me lancer un défi: l'ascension du Puy Chavaroche et en dédier l'hommage à ma mère.
Je connais au moins trois chemins conduisant au Puy Chavaroche et quand je dis chemins, il s'agit de les prendre rapidement au sens de sentiers d'ascension: Par le col de Legal en suivant la ligne de crête en amont des vallées de la Bertrande et de Mandailles. C'est le parcours le plus familier et progressif, sur le GR 400, mais sans doute aussi, le plus panoramique. Par la Roche, aux confins méridionaux du Bois-Noir, à travers les forêts de la montagne de Sarte, ou bien par La Peyre-del-Cros en suivant les pentes boisées du Rauffet jusqu'au cirque d'Emblaud. Ce sont là deux parcours plus confidentiels prisés des autochtones, dans des Thébaïdes préservées de toute infamie. Il y a encore le parcours par la montagne de Chapeloune et le col de Redondet, accessible à partir de la Route du Puy Mary, comme au vieux temps du touring club. Un autre itinéraire existe au départ du village de Mandailles, situé plus au Sud, à 700 mètres  en contrebas, une sorte de côte rouge apparemment redoutable.

Nous sommes partis de Salers à 9h30 pour être fin prêts à 10h30 au col de Legal. Nous ne nous lassons jamais du spectacle de cette splendide vallée de l'Aspre, à Fontanges, où s'étendent de larges prairies aux sources scintillantes. La route, qui serpente et s'étire dans un paysage de plus en plus encaissé, nous conduit jusqu'au col Saint Georges, livrant une vue panoramique sur la toison du Bois-Noir, au-dessus du Fau, puis, de là, rejoint la partie supérieure de la vallée de la Bertrande en passant par Boudou, hameau haut perché dans l'immensité des herbages. La route grimpe toujours, longue et sinueuse, rejoignant l'ombre d'un immense couvert forestier d'où s'échappe de temps à autre une vue plongeante sur l'horizon brumeux et chaotique en direction de Salers.
Le col de Legal, situé à la limite des communes de Saint Projet de Salers et de Girgols (Versant de la vallée de la Jordanne ou de Mandailles) culmine à 1200 mètres à l'orée des grandes estives, où les troupeaux carillonnants sont laissés en liberté tout l'été. Je ne referai pas la description des lieux qui a fait l'objet de précédents tableaux réunis dans ce recueil. Je rappellerai seulement que ce col est le point de départ (ou d'arrivée, c'est selon), d'une excursion le long d'une des saillies convergeant en hélice au cœur de l'immense massif cantalien. Les plus chevronnés des excursionnistes bouclent leur périple en deux jours, moyennant une nuitée passée dans un de ces vieux burons pastoraux perdus dans les estives, que l'une des rares initiatives utiles et intelligentes dont sont encore capables les collectivités publiques a pu sauver de la ruine.
Une ascension de plusieurs heures commence. La piste double la vacherie de Legal, au-dessus du col, où sont fabriqués les fameux fromages Salers, fleuron gastronomique de la Haute Auvergne. La piste empierrée (elle était en pleine terre, il y a dix ans) file en raidillon sur la ligne de crête qui sépare la vallée de Mandailles et la vallée de la Bertrande en deux sillons formidables. Nous cheminons bientôt à flanc de montagne, légèrement en aplomb du sommet, de telle sorte que nous ne jouissons plus que par intermittence d'une vue circulaire. A l'approche du Puy de Basseriou, à 1400 mètres, la piste est redevenue un chemin de terre qui serpente le long des bosquets de hêtres. A gauche du côté de Saint Projet, j'aperçois l'éperon de la Roche qui regarde fièrement le matin, la vallée de Bonnaves d'où jaillit la source de la Bertrande, l'immense massif du Bois-Noir, profond et toujours plein de mystères et que couronne toute une architecture de puys et de vigies rocheuses. Et encore plus au loin, tranchant dans l'azur, se dresse l'immanquable silhouette têtonnée du Puy Violent surplombant sur son côté Nord, les eaux tumultueuses de la Maronne. Au Sud, sur notre droite, la vallée de Mandailles joue à cache-cache entre les mamelons du parapet. Je ne perds pas de vue le but espéré de notre expédition, notre fameux Puy Chavaroche, qui culmine au loin, au Nord-Ouest, dans un poudroiement bleuté de lumière. Nous touchons enfin au buron de Cabrespine à 1500 mètres, construction d'allure néolithique (restauré mais intérieur crasseux), fichée en terrasse sur une pente gazonnée de toute beauté. La vallée de Mandailles nous livre ici sa première grande perspective à la faveur d'une coulée entre les deux versants de la montagne. Au dessus du buron, l'ascension se fait beaucoup plus sportive; le chemin se resserre et se mue rapidement en sentier abrupt. Nous nous trouvons sur les accotements d'une épine rocheuse semée d'éboulements cyclopéens entre d'immenses pentes boisées et d'obscures précipices. la chaleur est vive sous le soleil ardent et nous nous abritons un moment dans l'ombre d'une paroi escarpée comme des troglodytes au seuil de leur caverne. Sous nos pieds, la prairie buissonnante dévale jusque dans un moutonnement de futaies où, dans le secret des profondeurs, bruissent les sources de la Bertrande.

Au lieu de Cassaïre (1580 mètres), l'horizon se dégage entièrement dans une vue circulaire sur l'ensemble du massif. La vallée de Mandailles, que commande au Nord la chaîne des plus hauts puys (les Puys Chavaroche, Mary,  Peyre Arse et Griou), nous apparaît alors dans toute sa sublime plénitude. C'est un large sillon verdoyant marbré de prairies et de forêts, au versant Nord très abrupt, arrosé par les eaux de la Jordanne. On voit miroiter au loin le lac de Gravière entre Lascelle et Velzic. À Cassaïre, des troupeaux en liberté paissent dans une paix admirable, sans se sentir un instant troublé par notre présence. Nous faisons halte sur le pas d'un buron ceint d'un muret et dont les parements de pierre basaltique et la magnifique toiture de lauze semblent avoir été récemment restaurés. Un écriteau nous apprend en effet que les travaux ont été financés par la fondation nationale du Patrimoine, un machin piloté par l'inénarrable Stéphane Bern. Ce buron est en fait un védélat ou bédélat, bâtiment où l'on rassemblait les veaux, construit initialement au 18ème siècle. Adossé au dénivelé du terrain, près d'un mamelon de roc, il présente une voûte en berceau d'un travail admirable et un sol pavé légèrement pentu. L'intérieur est éclairé par une lucarne ouverte dans le mur pignon côté Est et par le ventail de la porte en bois de l'entrée, à double battant. On remarque que l'ancien buron qui servait d'habitation n'a pas eu la même chance. Ses ruines gisent lamentablement à cinquante mètres plus loin, dans la bruyère. Comment ne pas imaginer que ce lieu de solitude absolue au sein d'une nature absolue, fût-il voué jadis à la fabrication du fromage, n'ait pu vibrer aussi dans le cœur des hommes d'un écho mystique?
Il faut reprendre l'ascension sur le sentier céleste dont nous perdons parfois le fil dans l'épaisseur des herbages et les éboulis rocheux. Le Puy Chavaroche reste en vue, pur comme un Olympe, narguant superbement notre attente. Nous passons maintenant le Puy du Piquet. Chaque côte à gravir devient un véritable défi et chaque sommet vaincu nous oppose un nouveau sommet à vaincre. La sente, ô délices, redescend enfin vers le Nord sur un immense tapis gazonné, en équilibre entre deux gouffres. On aperçoit à droite, plus près qu'on eût imaginé, la masse du Puy Griou perché sur le berceau de la Jordanne. Nous avons atteint les premiers contreforts du Puy Chavaroche qui se trouve masqué par les ressauts de leur perspective. Le chemin nous désigne impitoyablement la dernière et longue côte à affronter, qui, d'après les indications de la carte, nous sépare d'un kilomètre du but. Hélas, il est déjà 15h et il faut songer au temps du retour, aux heures de marche qui nous attendent encore jusqu'au Legal. Je repense aux précédents renoncements, dont je ne retirai cependant jamais la moindre amertume, comblé que je fus à chaque fois, par l'expérience purifiante de l'effort. Toute tentative, lorsqu'elle est sacralisée par l'effort, a pour moi le sens et la valeur d'un accomplissement. Seulement il y avait, ce jour là, je le concède, un vœu à honorer. Je fus travaillé par une grande hésitation. Car 1 km de forte pente à gravir, lorsqu'on est déjà perclus sous le poids du sac et accablé de chaleur, nous prendrait bien plus de temps qu'il ne nous en restait. Jocelyne, mon épouse, vint à point à ma rescousse. Comme elle n'avait plus la force d'aller plus loin, elle m'attendrait ici avec les impedimenta. Ainsi, délesté des dernières pesanteurs du monde je pourrais voler plus vite jusqu'au sommet sacré (1739 mètres).
 C'est ainsi que mon vœu put être sereinement accompli. Il me fallut, je dois le dire, une suprême débauche de volonté et d'énergie pour surmonter les derniers obstacles de la nature et m'élancer enfin jusqu'à "l'Homme de pierre". Le chemin, fidèle et intraitable compagnon, soutien initiatique de la foi et de l'espérance, conduit les derniers mètres de mon périple dans cette clarté étrangement dépouillée, presque minérale, de l'azur. Je sens mon corps libéré soudain d'une tension et les ailes d'un ange me déposent enfin sur la sommité que gardent comme des sphinx hiératiques trois tumulus de pierre, que l'on doit dans l'origine à d'antiques piétés rurales. Il y a quelque chose d'ascétique et de tibétain dans ce promontoire sublime de la Création où l'on sent passer en soi et autour de soi le souffle de l'esprit, le souffle qui unit la vie et la mort. La contemplation de la beauté du monde prend ici tout son sens métaphysique, d'aucuns diront sa nature mystique, car contempler la beauté du monde c'est, dans la jubilation et l'humilité, contempler  la face même de Dieu!

Honorius/Les Portes de Saturne/le 30 septembre 2023
 



Estampe 1838


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