Ma
chère et douce Azya,
Le
mardi 17 mars dernier, un événement extraordinaire s'est produit.
Toute la population de notre pays a reçu l'ordre de rester confinée
à domicile à cause de la propagation d'un virus, nommé covid19, en
provenance de Chine, qui s'est répandu dans le monde entier encore
plus rapidement que la peste noire au 14ème siècle. J'ai dû
déménager dans la journée même mon matériel informatique du
bureau à la maison, avec mes dossiers de besogneux et mes
tracasseries administratives. Tout cela semble tellement dérisoire.
Car si l'humanité est appelée à passer comme les jours, la
bureaucratie, elle, bravera la fin des temps. Afin de gagner de la
place pour installer mes impedimenta dans la salle-à-manger,
j'ai dû faire un peu de rangement et j'ai honte de te le dire, j'ai
dû enfin me résigner à plier ta couche et emporter ton écuelle
que je n'avais jamais osé toucher jusque-là. Cette deuxième mort
devait bien arriver un jour. Au moment où il a fallu descendre au sous-sol ces
reliques de ton intimité, soigneusement rangées dans un sac, j'ai
senti comme une vague amère refluer dans ma poitrine, venir s'étrangler dans ma gorge jusqu'à déborder,
fiel acide, en deux filets de chaudes larmes, tout cela sans un mot.
Cela s'appelle faire son deuil. C'est en tout cas dans l'ordre des
choses; et après tout, comment pourrais-tu m'en vouloir, ma chère et douce Azya, toi l'amie et la soeur dont le souvenir reste chaudement blotti dans mon coeur.
Le
covid19? Que te chaut cette innovation! Ce n'est pas ce virus hirsute
qui t'aurait empêchée de trotter et de vaquer comme à ton
habitude, filant le nez au sol, de cette allure chaloupée qui
t'était si familière. Ce n'est pas ce machin qui t'aurait empêchée
non plus de contempler le paysage près de moi, tes longues oreilles
rousses flottant sous la brise et de t'étendre le soir de tout ton
long sur ce sacré divan que nous te réservions pour la nuit, rien
que pour toi, ma princesse. En vérité cet événement aurait été
une vraie aubaine, une chance que nous n'aurions jamais connue
autrement, le bonheur de rester réunis jour après jour pendant tant
de semaines. Il nous aurait en effet épargné la séparation du
matin quand il fallait te laisser garder seule la maison, en toute
saison, pour partir au travail et Clémence à ses cours. Tu
comprenais à nos préparatifs que le départ était proche et tu
prenais alors sagement tes dispositions. Nous te voyions alors monter
lentement le chemin de la maison, la tête ostensiblement basse et
résignée, tu te retournais deux ou trois fois pour nous adresser un au
revoir du regard, de ton petit air mélancolique, et tu disparaissais
à l'angle de la petite route pour rejoindre l'heureuse hospitalité
de Céline et Albert et la compagnie des autres chiens de leur
maisonnée. Certes, nous n’aurions pas eu droit dans ce cas à la
jubilation de nos belles retrouvailles du soir, lorsque,
reconnaissant le bruit de la voiture, Céline t’ayant aussitôt
ouvert sa porte, tu nous rejoignais à l’entrée du garage,
débaroulant en trombe la pente du chemin, la queue en moulinet, nous
sautant frénétiquement dans les bras. Tu avais cette physionomie
heureuse et exaltée, cette frimousse enfantine que j’adorais
couvrir de la chaleur de mes baisers. Aussi, plus généralement,
quand tu venais vers moi, à mon appel ou pour me retrouver, tu avais
ce petit mouvement de tête caractéristique vers la droite, comme un
ébrouement jovial de satisfaction, tout en te pourléchant les
babines par ce même mouvement de rotation où ta langue rose venait
humecter ta truffe. C’était ta manière à toi de m’offrir ton
sourire. Mais le passé ne se réinvente pas. Le vrai bonheur est
celui que nous avons vécu, avec tous les matins où nous partions,
et cela est bien ainsi.
L’hiver
est venu clore tristement ton départ comme le couvercle d’un
cercueil clôt chaque départ. Sous le linceul de la nuit, tout est
resté immobile des vestiges de ta présence. Les discrètes brisées
qui s’étaient formées au long des années sous tes allées et
venues incessantes, ont laissé quelque temps encore leur frêle
empreinte sur la terre et la mousse. Je les ai reconnues, ces petites
traces de ton ancienne vie, traversant en ligne tantôt droite,
tantôt sinueuse, le talus séparant le chemin de la maison et le
« pré du bas », talant doucement sous leur passage le
tapis d’aiguilles sous les cyprès avant de filer sous la clôture
à travers la grande prairie touffue qui dévale jusqu’à la
lisière du Bois-Carnoux, là où gîtent furtivement le goupil et le
chevreuil, où l’on entend certaines nuits appeler la chouette
hulotte. Et cet autre passage traversant plus haut le chemin de
Carnoux et grimpant sous le bosquet de chênes de chez Roland, entre
les jeunes touffes de noisetier et de chèvrefeuille, cet autre
encore à l’angle de la maison, se frayant un sillon tortueux à
travers le tapis de lierre, jusqu’au grand large du « pré du
haut » où tu partais gambader en compagnie des génisses qui
te regardaient nonchalamment de leurs grands yeux humides,.
Mais
peu à peu l’herbe verdelette, pointant à l’approche du
printemps, a recouvert les maigres sillons de tes courses passées et
j’ai perdu finalement le fil ténu de ta trace. Le regain a succédé
à l’abandon. Mais, vois-tu, la nature ici qui a recueilli le temps
de ton humble existence, humble et éphémère comme est toute
existence sur cette terre, conserve à tout jamais l’alchimie
diffuse de ce que tu fus, l’écho de tes jappements, les
rayonnements secrets de ton bonheur de vivre, l’offrande de ta
plénitude, la douceur de ta confiance. La nature ici fut ton asile,
le miroir généreux de ta conscience animale, elle s’est imprégnée
de la subtilité de ta vie et de ton âme, en elle, ma chère et
douce Azya, tu as rejoint le firmament indicible de l’éternité.
Déjà,
dissipant peu à peu les brumes livides et frileuses, le frais
printemps de mars a déployé ses premières ailes. Les jonquilles
ont éclos à la mi-mars sous les ramures encore dénudées. Les
lilas poussent leurs premières dents de l’année. La mache, le
pissenlit percent à travers les feuilles de la saison défunte.
C’est le moment mélancolique où l’on pense à ceux qui nous ont
quittés naguère et qui ne sont plus là pour
s’émouvoir avec nous des beautés renaissantes de la terre,
Puis
Avril a fait ses premiers pas, où les prairies se réveillent et
s’illuminent, où les cerisiers déjà frémissent d’impatience
et rejailliront bientôt en bouquets éclatants dans leurs gracieuses
chevelures de neige.
Pour
la première fois depuis que nous y sommes passés toi et moi, je me
suis aventuré au-delà de notre vallon boisé, dans cette grande
prairie qui descend dans la combe mystérieuse où nous aimions
flâner, ombragée de chênes multiséculaires qui parlent au vent.
Ça et là les merisiers festonnent de confetti rosés les lisières
du Bois Carnoux. Les premières vâches vêlantes ont rejoint les
grasses pâtures. Tu vois, tout est redevenu comme avant.
Comme
avant, parmi les fleurs de printemps, je t’ai sentie fidèlement à
mes côtés, comme si tu ne m’avais jamais quitté. Je te voyais,
comme à l’accoutumée, filer l’amble joyeusement, enivrée des
jours nouveaux. Tu as si facilement retrouvé les sentiers familiers,
suivi les sentes sauvages qu’embaume si subtilement la fauve
tiédeur des bois.
Je
n’ai pas encore osé poursuivre plus loin, encore un peu jaloux de mon deuil, soucieux de goûter avec
parcimonie cette sensation résurgente de l'ancienne félicité, de peur qu’elle ne s’évanouisse trop tôt ou qu'elle ne me détourne de la réalité de ta mort avec trop d'insouciance. J’ai pensé devoir
préserver je ne sais quelle préséance ici-bas à ta mémoire sacrée plutôt qu'à mon supposé bonheur.
Plus tard, sans doute, renouant avec l’ordre des
choses, moi qui te voue le respect dû aux souveraines, je surmonterai enfin mes derniers scrupules et nous repartirons
ensemble par les chemins de lumière, toujours plus loin chaque jour. J’oublierai
alors, sans crainte de te trahir, que ta dépouille desséchée repose sous les rosiers
buissonnants. Puis, dans la clarté du dernier jour, le coeur léger
et avec la même confiance que tu as toujours placée en moi, je te suivrai, ma valeureuse chienne, sur le chemin du Paradis.
Honorius
/ Les Portes de Janus/ avril 2020
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