Mon oncle Henri possédait une ancienne ferme dans l’Yonne, à Etigny, près de Sens, lieu-dit « Les Fours », dans cette région naturelle de la "champagne sénonaise". Cette ferme était traditionnellement dénommée la "Petite France", sans que je pusse véritablement en connaître la raison. C'était une assez grande bâtisse pittoresque de la fin du 18ème siècle, posée au milieu des champs: fenêtres à chaînage de briques rouges, toiture de style bourguignon couverte de bardeaux moussus de tuiles grises, percée de hautes lucarnes à rampe, façade crépie que l'âge avait poétiquement desquamée par petites plaques, une vaste grange à la charpente massive fleurant bon l'herbe sèche et le bois reclus, une cave voûtée en terre battue où des claies en bois pour conserver les fruits de l'automne s'étageaient contre d'épais murs rustiques, une citerne tapie dans l'anfractuosité d'un sous-sol résonnant d'échos obscurs (et inquiétants) , un préau carrelée d'antiques tomettes, un vieux hangar aux planches disjointes. L'entrée se faisait par la petite route des Roches, sur un chemin herbeux longeant sur la droite une mare ombragée de grands arbres touffus dont les branches venaient tremper dans l'eau dormante. A gauche une haute rangée de lilas venaient délimiter les abords d'une grande prairie buissonneuse. L'entrée se faisait soit par la porte de la cuisine, (nommée l'office en d'autres temps) ou par une porte donnant sur un grand vestibule séparant le grand salon à droite et les chambres à coucher, à gauche disposées en enfilade. Il y avait là la "chambre jaune", la "chambre bleue" et un salon d'été. Un jardin d'agrément s'ouvrait sur la partie opposée du bâtiment ombragé d'un bosquet de lilas, d'un grand cognassier à l'écorce couverte de lichen et de quelques feuillus, probablement des érables champêtres. Des roses trémières, plantées en plate-bande étroite le long de la façade de la maison et entre les piliers du préau, balançaient délicatement leurs corolles de pastel mauve devant les fenêtres du rez-de-chaussée. Deux vieux bancs aux lattes de bois peintes en blanc étaient adossés contre la margelle d'un muret soutenant un degré supérieur du jardin auquel on accédait par le milieu à travers une ouverture à deux ou trois marches et encadrée sur chacun des côtés d'une vasque fleurie. C'est là que se trouvaient quelques arbres au feuillage épais ainsi que l'antique cognassier qui donnait chaque année ses fruits, jaunes et volumineux comme des pamplemousses et durs comme des boules de pétanque. De part et d'autre du muret quelques bordures de rosiers et autres plantations florales telles que, selon les saisons, des tulipes, soucis, pensées, hortensias, dahlias, iris, petites fleurs buissonnantes, enfin tout ce que l'on peut trouver d'ornement dans un jardin de poète, illuminaient la grâce rustique des lieux des pochades de leurs couleurs frémissantes. Une haie de lilas et de feuillus marquait la frontière du jardin avec l'espace des champs labourés. Attenant au préau s'ouvrait un beau jardin potager clos d'un vestige en pisé recouvert d'un fouillis de lierre. A l'entrée de ce jardin, contre le mur extérieur du préau, se dressaient d'admirables poiriers en espalier. Les étroites allées de terre, traversant les rangs humides de légumes verts et de fraisiers, se perdaient plus loin dans un petit espace ombragé planté de sureaux, d'un ou deux pommiers, près d'une petite excavation à compost et, je crois aussi d'un cerisier.
Ma mère Angelina, aux Fours |
La campagne environnante, assez peu vallonnée, était couverte d'étendues de champs labourés pour les céréales, alternant avec des langues boisées et des pâturages gras et verdoyants entourés de haies. Le sol cultivé retourné par l'araire laissait apparaître une terre marneuse collant fortement aux semelles, de couleur parfois jaunâtre, mêlée de débris de silex. Le sous-sol de cette région est constitué de veines crayeuses, dont peuvent témoigner d'anciennes carrières ordinairement peu profondes. Il en existe un spécimen tout à fait particulier creusé dans le versant d'une prairie, à environ deux kilomètres du hameau des Fours. L'entrée se situe au pied d'une haute excavation camouflée par les ronciers. Je me souviens d'un endroit désert et mystérieux. Une lourde porte épaisse en bois aux pentures disloquées s'ouvrait en raclant le sol à l'entrée d'un univers souterrain insolite. La clarté du jour projetée par l'ouverture de la baie laissait apercevoir la voûte et les parois de la cavité comme à l'entrée d'une grande gueule de mastodonte. C'était une large galerie, toute blanche comme du coton un peu sali, qui s'enfonçait rapidement dans l'ombre, se ramifiait en plusieurs boyaux disparaissant dans d'inquiétantes profondeurs. Comme pour accueillir le visiteur, une niche creusée dans la paroi friable abritait l'effigie toute simple et naïve d'une Sainte Vierge sculptée dans la masse et l'on devinait le soin plein de piété qui avait guidé la main de son créateur. D'autres figures et divers pétroglyphes avaient été plus sommairement ciselés de part et d'autre de la galerie principale. Les ouvriers ou paysans qui avaient travaillé ici à l'exploitation de cette carrière de craie avaient laissé partout l'empreinte de leurs outils à la surface de la caverne. On y apercevait nettement la griffe obstinée des anciens coups de pioche, dont un exemplaire au vieux manche effrité gisait à nos pieds, abandonné sur le sol. Somme toute cette carrière présentait une surface assez réduite et ne dut pas rester en activité bien longtemps. Je suppose que la craie ainsi extraite devait pourvoir aux besoins locaux pour la fabrication de ciment en usage dans les constructions traditionnelles.
Mon oncle Henri était une sorte de magicien, puisqu'il était marionnettiste. Un marionnettiste itinérant comme il ne s'en fait plus, lointain héritier des saltimbanques et des comédiens ambulants du 17ème siècle, plantant son chevalet dans les écoles, comme eux leur estrade sur le pavé des villes. Son expérience de jeunesse au théâtre ne fut d'ailleurs pas étrangère à la netteté et à la clarté de son élocution et sa voix, qu'il avait naturellement ferme et sonore, savait capter l'attention d'un auditoire.
Créateur de tout à partir de rien, puits sans fond d'énergie, d'optimisme et d'imagination, c'est lui qui concevait, fabriquait, habillait ses innombrables personnages, construisait tous les décors, les accessoires, pourvoyait aux moindres détails, imaginait quantité de contes et d'historiettes, régissait le son et l'éclairage, s'activait perpétuellement à tous les azimuts, donnant vie comme un démiurge à ce qui apparaissait à l'esprit de l'enfance comme un monde de merveille et de féerie.
Sa maison des Fours était d'ailleurs à son image, un immense atelier d'artiste, où régnait un de ces désordres bohêmes qui vous font aimer d'une folle tendresse les grâces coulantes de la vie et les douceurs du temps qui passe. Son goût pour le jardinage, les activités en plein air et les agréments de la terre venait se mêler à l'intelligence qu'il nourrissait pour la beauté des choses de l'esprit et de l'art et l'on eût dit que sa mission sur terre était de rayonner, de transmettre et de partager cet élan heureux de vitalité qui est la passion de l'existence.
Le préau servait durant l'été à l'atelier des marionnettes, aux travaux de modelage, de colle et de peinture. Le premier étage de la maison, encombré de coffres et de penderies roulantes chargés d'un fatras débordant de tissus et d'étoffes multicolores, servait d'atelier de confection et de couture. Des quantités de boîtes en fer blanc ou en carton étaient rangées en désordre sur des tréteaux de planche et des étagères, emplies de verroterie, de boutons, d'épingles, de bobines de fil, de pelotes de laine, de petites chutes de cuir et de mille babioles, affiquets et autres colifichets de fantaisie. La chambre attenante accueillait le lit du maître de la maison, simple sommier sans pied entouré de livres dont les tas venaient s'empiler jusqu'au mur. Il y avait là une armoire rustique en noyer, et contre le mur, près du lit, la photographie de mariage de mon arrière-grand-père qui se prénommait aussi Henri, datée du 3 octobre 1903. La jeune épousée se prénommait Camille. Elle mourra en novembre 1918, emportée par la grippe espagnole. Mais ce qui saisit immédiatement l'attention, bouffant la moitié de l'espace, c'est un énorme métier à tisser, posé ici comme par l'effet d'un prodige ou de quelque don miraculeux de gymnastique, puisqu'aucune ouverture n'eût pu en laisser passer d'une pièce toute l'armature, qui se déployait dans la chambre comme le grément d'un navire. C'était sans compter sur l'art plus rationnel, autant dire trivial, du mécano.
Le couloir menant aux chambres du premier étage était la galerie des coiffes et des chapeaux, appendus à une ligne de crochets. C'était un vrai fouillis coloré de chineur: képi d'officier d'infanterie de marine, chapeau colonial en liège, comme celui de "Tintin au Congo", chapeaux mous, chapeau à claque ou gibus, chapeaux de femme à ruban, à plume et à voilette. Cette attraction emportait tous les suffrages. Les enfants s'en affublaient à toute occasion et, attifés de vieilles frusques dénichées dans les coffres, aimaient à minauder ainsi parés dans les allées du jardin, et déambuler avec toutes leurs défroques jusqu'aux sorties pour les courses à Villeneuve ou à Sens.
Chaque été, la grange se transformait en scène de spectacle. Pendant plusieurs jours une sorte de festival de chant, de musique, de théâtre, de contes, de poésie, de danse, animait la ferme des Fours, où venaient se produire, selon leur spécialité ou leur goût, les amis artistes de mon oncle, ceux de profession ou les dilettantes, ou bien ceux qui, se prenant au jeu dans un esprit participatif, s'improvisaient un quelconque talent inavoué, le temps d'un soir. On appelait plaisamment ce petit événement le festival estival d'Etigny, qui eut droit aux faveurs d'une espèce de notoriété dans le landernau.
Mon oncle vouait une religion intransigeante pour les animaux. Il eut toute sa vie un ou deux chiens constamment avec lui qu'il couva de tous ses soins et de ses sollicitudes, leur attribuant même des prérogatives sur les humains, telles que la préséance jalouse d'un fauteuil ou d'un canapé. Si le chien ou la chienne venait par hasard à s'y installer avant qu'un humain ne s'en avise, il était hors de question que celui-ci eût gain de cause sur l'animal, dût-il être un hôte de marque. Telles aussi que la préséance de s'asseoir sur le siège avant du véhicule à côté du conducteur, d'où le chien pouvait jouir de la totalité de la vue et de ses aises, tandis que les passagers devaient se tenir serrés comme harengs en caque sur la banquette arrière. Suprême prérogative: la possibilité réservée au chien de dormir la nuit avec son maître dans les mêmes draps. C'était le cas, en particulier de son chien Pop'Art, un setter irlandais des plus attachants, fils de Nelly, la douce Nelly, qui, elle, préférait généralement se contenter d'un sofa à houppes dans l'alcôve attenante.
On me conta une péripétie dont Nelly fut un jour la cause. Alors que la maisonnée était attablée, la chienne tournait autour des bancs en train de chasser les mouches, qu'elle tentait de happer à la volée. Tout à coup, contre toute attente, emportée par l'élan de sa passion du moment, Nelly bondit comme un daim à la poursuite aérienne d'un de ces insectes diptères du genre musca et atterrit de tout son poids sur la table au milieu des plats, des bouteilles et des couverts, provoquant tels fracas et confusion qu'ils laissèrent tous les convives cois et stupéfiés. Chère Nelly, connaissant la bonté de mon oncle, je doute que cette incartade t'ait valu le moindre châtiment.
Nelly, le dernier soir de ta vie, j'étais encore enfant, pressentant ta fin venir, tu t'échappas en hurlant de la maison, terrorisée par l'ombre froide et menaçante qui montait sourdement en toi, errant désespérément dans les allées du jardin, aboyant follement à la nuit, y arrachant les derniers échos de ta présence au monde, y jetant les dernières lueurs de ta gloire. Au matin, tu n'étais plus.
Ce désarroi de la "bête" n'est-il pas aussi le nôtre à l'approche de la dernière heure? N'est-il pas la poignante démonstration que le monde animal partage avec les humains le même creuset originel de sensibilité et d'intelligence, les mêmes émotions fondamentales de l'existence, les mêmes angoisses déchirantes face à la menace ou au saisissement de la mort? Tant d'êtres humains restent indifférents au sort de l'animal et du monde sauvage sur cette terre, tant d'autres les accablent de leur cruauté et des conséquences criminelles de leur bêtise et de leur aveuglement. Amis, que notre amour et notre solidarité devraient chérir et honorer, vous êtes nos frères au sein de la Création, nous y partageons le même destin, et la souffrance, la misère que vous endurez par le fait de l'espèce humaine est la part indigne de sa conscience.
Quant au chien Pop'Art, appelé plus couramment "Pop", tout court, il accompagna encore des années nos souvenirs d'enfance. Il était entièrement associé à la personnalité de mon oncle, si bien qu'on ne pouvait évoquer l'un sans songer à l'autre.
Lorsque nous arrivions en voiture à un ou deux kilomètres des Fours, l'oncle Henri faisait descendre le chien sur la petite route déserte et campagnarde et le laissait courir tout son saoul derrière le véhicule, ne le quittant pas du rétroviseur, jusqu'à la maison. C'était un rituel aux vertus hygiéniques indéniables et Pop'Art, tout gigotant et couinant, n'attendait que l'instant de se livrer à son exercice favori et de se lancer dans la course.
L'été, pendant les grandes chaleurs, Henri se rendait régulièrement sur les bords de l'Yonne, pour se plonger dans les eaux vertes de la rivière. Il y marchait jusqu'à la taille, les pieds dans la vase, parmi quantité de fretins que l'ont voyait frétiller sous l'onde troublée, puis s'élançait à la brasse jusqu'au milieu du cours d'eau avant de faire demi-tour. Il prenait soin de s'éloigner dans une direction oblique, de manière que le courant le ramène approximativement au niveau de son point de départ. Le chien Pop'Art était toujours de la partie et suivait son maître sans rechigner, se coulant dans son sillage en frappant l'écume. On le voyait, sa tête rouquine dressée au-dessus du fil de l'eau, les oreilles traînant à l'arrière, suivre courageusement son maître qui ne manquait pas de l'exhorter de la voix. Au retour, il recevait fièrement toutes les félicitations méritées tandis qu'il se secouait avec énergie et avec un bruit flasque, projetant sur la compagnie des baigneurs étendues au soleil toute l'averse revigorante de ses ébrouements.
Pop'Art, enfin, je le croisai en jour en sortant de la poterne de la grange, du côté de la mare. Il arrivait en trottant sur l'allée de gravier. Il m'aperçut et, arrivé à ma hauteur, à ma grande surprise, il retroussa soudain ses babines de manière impressionnante en découvrant la rangée supérieure de ses crocs, puis, reprenant sa physionomie ordinaire, il continua son chemin vers le potager. Je réfléchis un instant. Etait-ce une menace, une mise en garde, comme peuvent en faire certains animaux jaloux de préserver leur espace social? Pop'Art, le brave chien, venait tout simplement de m'adresser son plus beau sourire, en pensant pour cela devoir imiter la mimique des humains quand ils manifestent leur bonne humeur.
La campagne des Fours gardera secrètement le souvenir de son nom, depuis que mon oncle, quêtant son retour de quelque escapade, l'appelait chaque jour haut et fort, de sa voix vibrante et sonore: Pôôôp!! Le Pôôôôp!! Pôôôp!! dont les échos s'élevaient comme un hymne, roulant jusqu'à l'horizon des bois.
La maison des Fours accueillait l'été des nichées d'hirondelles qui élisaient domicile sous la toiture du préau et de la grange, à l'angle des poinçons et des entraits et autres contre-fiches de la charpente. C'était un va-et-vient permanent et virevoltant entre le jardin et les ouvertures des bâtiments et nous avions tous reçu pour consigne de régler nos mouvements de manière à ne pas importuner ces gracieuses commensales. Un jour, on s'aperçut qu'à la faveur d'un fenestron ouvert, un nid était en cours de construction à l'angle du plafond du retrait. Séance tenante le décret de mon oncle tomba: interdiction absolue de se rendre aux toilettes et prière de prendre ses dispositions pour vaquer à cette occupation sous d'autres cieux. Je ne me souviens plus aujourd'hui comment la chose se fit, mais elle nous jeta assurément tous dans l'embarras. Mais quel sacrifice n'aurions-nous pas consenti pour préserver l'intimité d'une belle hirondelle?
Pendant de nombreuses années je venais passer aux Fours, avec mon frère et ma sœur, les vacances de Pâques ainsi qu’une partie des vacances d’été.
Enfants chiffonnés des villes, nous éprouvions toujours la même hâte de rejoindre ce
séjour agreste où notre oncle, hôte toujours plein d'entrain et de sollicitude, nous accueillait avec
d’autres enfants de ses amis pour de merveilleuses parties de campagne, qui resteront parmi
les meilleurs souvenirs de mon existence.
A chaque
retour aux Fours, j’aimais faire mes retrouvailles avec l’allée plantée de
hauts lilas, près de la mare ombragée, le jardin ouvert sur l'étendue des
champs et des bois, la vieille grange fleurant le foin et le repos de la terre, l’antique maison de pierre et le préau tressés de roses trémières, avec ce sentiment de joie, de pureté et de bonheur qui en baignait l'atmosphère.
Là, au
milieu de cette belle retraite paisible, où tout respire la longue patience
surannée des choses, j’aurais pu dire comme Horace, même si je n'en avais pas encore la pleine conscience, que rien ne manquait à notre
bonheur. Mon oncle, homme lettré et grand mélomane, nous initia, à sa manière
pleine d'enthousiasme, au goût du Beau et à l'amour de la Nature, ce qui au fond est tout un.
Des airs de
Mozart, de Schubert, de Rossini, Haendel, Puccini et tant d'autres, jaillissant de l’électrophone, emplissaient
allègrement le cours radieux des journées, se mêlant au roulis des rires et aux
joies des mille jeux improvisés. Nous, les jeunes adolescents, nous préférions à vrai dire, lorsque notre oncle avait le dos tourné à quelque autre occupation, passer sur le vieux tourne-disque, les albums "Rubber Soul" et "Sergeant Pepper" des Beatles, ou encore le "She's a Lady" de Tom Jones.
Il y avait aussi, la bibliothèque, ou plutôt, "les" bibliothèques: Des placards, des tables, des rayonnages, emplis de livres et de revues à tous les étages nous donnaient l'embarras du choix, lorsque pendant les jours de pluie qui nous retenaient aux flâneries domestiques, ou pendant les soirées douillettes à la flambée de l'âtre, nous leur accordions quelque faveur. Outre les nombreux classiques et surtout les nouveautés littéraires desquelles mon oncle était friand, nous y trouvions, pêle-mêle au salon, les collections d'"Historia" qui me suivaient passionnément jusqu'à la table de chevet, des numéros du "National Geografic", qui, hélas, ne valent que pour leurs superbes photographies pour qui n'entend guère le jargon de l'anglais, la sélection du Rider Digest, toujours pleine de trouvailles, des revues d'art et d'opéra etc. J'aimais aussi à me plonger, aux rayons du premier étage, dans les récits de la mythologie gréco-latine où je fis mes premiers pas dans la découverte d'Homère et de Virgile, illustrés par des peintures d'amphores figurant des combats d'hoplites et des trirèmes voguant sur les flots; j'y fis aussi la connaissance des "facéties du Sapeur Camenbert", satire d'un univers absurde d'un réalisme graphique étonnamment expressif et suranné, que je retrouvais d'ailleurs dans celui des aventures de "Bécassine". J'éprouvai également un intérêt particulier pour les illustrations de contes pour enfants d'auteurs scandinaves complètement inédits et dont la pureté et le raffinement des couleurs pastel étaient vraiment d'un goût admirable. La bibliothèque des Fours n'était pas chiche, en effet, de livres pour enfants. Mon oncle en faisait pour ainsi dire une collection, et ils avaient tout naturellement ici leur public, mais aussi pour la raison simple qu'il était lui-même l'auteur de contes et qu'il aimait en conséquence s'entourer des motifs de son émulation.
Je note également le souvenir d'un ouvrage qui avait particulièrement frappé mon imagination. C'était un dictionnaire illustré des êtres fantastiques du folklore germanique et nordique. L'univers des Trolls, des Kobolds, des Gnomes, des Lutins, des Elfes, des Uldras, des Morvelons, de tous les êtres bienveillants, malicieux ou maléfiques, ceux des mondes aérien ou souterrain, ceux des sources, des forêts, des montagnes, des grottes. Chaque spécimen répertorié est décrit comme un objet d'étude scientifique avec des détails de naturaliste, ce qui rend le propos cocasse et plaisant. Cependant, je ressentais obscurément que cette galerie d'êtres imaginaires renvoyait à un fonds primitif de la représentation du monde, où la perception de la réalité intègre l'intuition de "l'âme cachée des choses". Les êtres imaginaires, fantastiques, ces êtres d'illusion qui par définition n'existent pas, représentent l'âme invisible de la nature, qui inspire nos émotions, nos inquiétudes et nos désirs d'émerveillement. Cette réalité inconsciente révélée par l'imaginaire constitue l'essence même de la poésie, qui est le verbe de la vérité originelle et de la dimension profonde de l'Être. D'où vient que dans notre monde rationnel, je dirais plutôt rationalisé, où le hasard et l'approximation doivent être proscrits, le langage de la métaphore, en littérature notamment, puisse rendre la représentation du sensible avec autant de vérité et d'intensité? N'est-ce pas précisément parce que ce langage de la métaphore et de la poésie fait surgir de l'inconscient les intuitions profondes de notre appartenance à la plénitude du monde?
J'aimais également explorer certains cartons passablement poussiéreux où étaient rangés des numéros de "Paris Match" des années 50-60, d'un aspect délicieusement "kitch", mais surtout de superbes lithographies originales, que mon oncle avait glanées sur les quais de la Seine. J'y trouvai des productions de Gustave Doré dont certaines illustraient les contes de Perraud et la Divine Comédie, des scènes bucoliques de la premières moitié du 19ème siècle, des scènes de la vie paysanne, tout un florilège d'images d'Epinal d'une facture exquise. Un parfum âcre se dégageait de ce fatras de vieilles liasses fanées, toutes piquetées de rouille et c'est comme si j'eusse frotté là la panse d'une lanterne magique, tant d'impressions merveilleuses se révélèrent à mon admiration.
C'est curieux à dire mais toutes ces choses enfouies et reléguées me fascinaient étrangement comme l'évocation d'un arrière-goût familier de la mémoire, la réminiscence de quelque chose d'anciennement vécu et de profondément intime, que je ne saurai précisément expliquer. C'est comme si une part insaisissable de moi-même, dissoute et infinie, se reconnaissait dans ces anciens récits de l'humanité et de l'univers.
Ce qui me fait songer, par résonance, au poème de Gérard de Nerval (Fantaisie) qui se termine ainsi:
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens
Que, dans une autre existence, peut-être,
J'ai déjà vue, et dont je me souviens!
Quoique les préférences de mon âge en matière musicale fussent naturellement tournées vers le genre pop-rock, comme on l'a vu plus haut, il n'en demeure pas moins qu'au fil des années, mon goût s'enrichit sous l'influence de nouvelles expérimentations artistiques héritées de mes séjours aux Fours. Ce n'étaient certes pas des innovations, mais des initiations à la beauté universelle des productions classiques dont on ignore trop souvent l'intérêt que nous trouverions à nous en entourer davantage, à la fois comme ornement de la vie, élévation aux mouvements de l'âme, éducation lumineuse de l'esprit.
Je fus en particulier fasciné par ma découverte des Lieder de Schubert, dont mon oncle passait le soir, à la veillée, quelques extraits de ses vinyles. Je vécus comme une révélation la pureté de leur chant et de leur mélodie, la beauté de leur poésie délicieusement grave et mélancolique, enveloppant le monde d'une atmosphère fantastique de rêverie, comme une intuition de l'éternité, parlant ainsi à l'âme le langage subtil, intime, du sentiment et de l'émotion. Cette rencontre avec les Lieder de Schubert, comme par la suite avec la musique sublime de Mozart, fit peu à peu germer dans mon esprit l'idée que la mission essentielle de l'art, pour paraphraser Schubert lui-même, est d'accompagner l'homme, tout au long de sa vie, dans la lumière et l'émerveillement de la Beauté.
Schubert avait mis en musique les poèmes de plusieurs auteurs allemands, à commencer par Goethe. Mon oncle conservait les livrets de ces poèmes en version originale avec leur traduction en français et je me plongeai dans leur lecture avec une certaine passion que je ne me connaissais pas. J'y trouvai également des textes qui ont été adaptés plus tard par Brahms et Strauss mais j'avoue assurément ma préférence pour les compositions de Schubert, qui me touchent profondément par leur fluidité, leur clarté, leur douceur intimiste, la délicatesse de leur sensibilité et pour tout dire, par la magie de leur simplicité. Tout s'y résume à une voix et un piano. Mais cette, voix, ce piano, élevés dans l'espace, font vibrer à eux seuls toute l'harmonie de l'Univers. Strauss et Brahms, quant à eux, font intervenir une ampleur d'orchestration dont les stridences de cuivres et de percussions ont malheureusement tendance à me rompre assez tôt les oreilles. Je suis assurément plus à mon aise parmi le chant mélodieux des sources que dans le fracas assourdissant de l'océan. J'en viens à regretter que certains auteurs comme Josef von Eichendorff n'aient pas été plutôt reçus par Schubert que par l'un de ces deux maîtres éminents. C'est le cas de son tendre poème intitulé "in Abendrot" (au soleil couchant, voir en fin d'article) qui, selon moi, eût tiré meilleur parti à être confié à la calme discrétion de Schubert. Mais passons muscade. Je donnerai ici un texte du poète allemand Friedrich Rückhert afin d'illustrer, pour la part relevant du texte, la couleur romantique, intimiste, de l'univers des Lieder.
Du bist die Ruhe (Tu es le repos) Poème de Friedriech Rückert/ musique de Franz Schubert
Du bist di Ruh' Tu es le repos
Der friede mild La douce paix
Die sehnsucht du, Tu es le désir
Und was sie stillt Et ce qui l'apaise
Ich weihe dir Je te consacre
Voll Lust und Scmertz Envahi de joie et de douleur
zur wohnung hier Mes yeux et mon coeur
Mein Aug' und Hertz Pour demeure
Kher ein bei mir Descends en moi
Und schliesse du Et ferme
Still hinter dir Tout doucement
Die pforte zu La porte derrière toi
Treib andern Schmerz Chasse de ce coeur
Aus dieser Brust Toute autre douleur
Voll sei dies Herz Remplis ce coeur
Von deiner Lust De ta joie
Dies Augenzelt Et l'auvent de mes yeux
Von deimem Glanz O, remplis-le
Allein erhellt tout entier
O füll es ganz! De ton seul éclat!
Rappelons que Rückert était professeur, traducteur de langues orientales et poète romantique allemand, né et mort en Franconie (1788-1866). Il débuta sa carrière par des sonnets patriotiques pendant les guerres napoléoniennes et fut notamment l'auteur de poésies lyriques et d'épopées historiques Ses poèmes posthumes, les kinderliedertoten, "Chants pour les enfants morts" eurent une postérité fameuse dans l'adaptation musicale qu'en fit Gustav Malher.
J'ai pris cet exemple du poète Rückert (j'aurais pu prendre en effet un texte de Müller, Neumann, Heine parmi tant d'autres) pour une anecdote qui m'a relié à travers le temps avec le souvenir de ce poète.
Au début de l'automne de l'année 1980, un grand véhicule Mercedes, abritant un couple d'une bonne soixante d'années, s'arrête dans la rue à ma hauteur. L'homme me demande son chemin dans un français heurté et approximatif. A la bonne heure, je reconnaîs là un fort accent allemand et ayant à cette époque passablement l'usage de cette langue, je prends immédiatement le relais en allemand. La destination était proche et trop heureux de sa bonne fortune, le couple, contre toute attente, m'invite avec des élans de reconnaissance à me joindre à lui pour le repas. Il y était attendu par un autre couple âgé. L'allemand et le français s'étaient connus pendant la guerre en Allemagne où ce dernier se trouvait alors en captivité ou en service de travail obligatoire. Nous n'oublierons pas, en effet, que de nombreuses et sincères amitiés, exemptes de toute compromission, se sont durablement nouées malgré les sombres circonstances de l'époque. Là, on me fit bon accueil et j'étais immédiatement adopté par la compagnie.
Quelques mois plus tard, je me rendis à l'invitation de mes hôtes allemands à Wahlheim an der Teck, petite ville paisible, propre et bien ordonnée du Bade Würtemberg. Il y avait un fils, plus âgé que moi, très entiché de culture française qui parlait d'ailleurs notre langue avec beaucoup d'application et de justesse, et une fille, blonde et enjouée, à qui il ne manquait que les tresses et le costume coloré de Graetchen pour se croire revenu au temps de Schiller, et qui commençait une carrière dans le commerce de véhicules Mercedes. J'arrivai le soir où l'on trinqua pour fêter sa première vente. L'atmosphère était à une petite fête. Je le révèle maintenant: Mes hôtes se nommaient Karl et Marlène Rückert. Ils furent tout à la fois flattés et étonnés qu'un jeune français de ma génération puisse connaître l'existence du poète allemand Friedrich Rückert et je fus ravi d'apprendre que Karl en était le descendant direct.
J'avais apporté dans mon bagage une bouteille de vin rouge, un Bordeaux, ou un Côte du Rhône, je ne sais plus, un breuvage certes très familier chez nous en France, mais que je savais particulièrement recherché auprès des populations plus septentrionales. C'était une manière de me conformer avec bonne humeur à l'image familière du jovial Français pinardier, tout en honorant délicatement mes hôtes. Ne voilà-t-il pas que des verres à liqueur sont sortis de la commode de bois ciré et emplis aux trois-quarts, avec un soin des plus méticuleux, du noble filet de mon jaja noir. La lumière irisait les petits verres ciselés de riches lueurs de rubis. J'admirais décidément cette représentation idéalisée que les allemands et les nordiques se font souvent du vin français, cette valeur de luxe et de perfection morale qu'ils lui attribuent, comme s'ils pensaient goûter-là un nectar. "Heureux comme Dieu en France", dit le proverbe allemand. Cela vaut sans doute pour la mythologie de ses vignobles (Je fais l'impasse sur les pesticides).
Un jour on voulut me faire goûter je ne sais quelle liqueur. Par politesse, je priai que l'on ne m'en servît qu'"une larme", "eine Träne" étant la traduction littérale en allemand. L'usage de cette métaphore, courante en français, provoqua une hilarité inattendue, car la langue allemande, le coup m'avait échappé, n'use pas des métaphores ou si peu. Chaque mot désigne une action ou un état distinct. Battre la campagne sémantique est "streng verboten". Pour évoquer l'idée d'une larme, dans le sens d'une toute petite quantité, j'aurais dû utiliser le mot "ein bischen", qui veut dire simplement "un tout petit peu", un point c'est tout, sans autre moyen de se distinguer. Il existe bien entendu des synonymes et des liens de comparaison, mais l'on ne peut généralement, substituer en allemand un mot par un autre, qui n'a aucun rapport de signification avec le premier, pour satisfaire la fantaisie bien gauloise de l'analogie. Comment! J'étais dans la maison des hoirs d'un des chantres de la poésie et de l'esprit romantiques et l'on ne comprenait pas le sens raffiné de la métaphore?
Quelle n'aurait cependant pas été ma disgrâce s'il m'était venu à l'esprit de substituer au mot Träne (larme) le mot Finger (doigt) comme on dit d'"un doigt de porto", ce qui équivaut de toute façon à seulement à peine plus d'une larme; c'eût été là prendre le risque de mettre un pied disgracieux dans le plat, plonger l'assistance dans la consternation et m'exposer à de graves soupçons d'inconvenance. Car, ainsi dépouillé de l'onction de la métaphore, ce doigt n'eût été qu'un appendice trivial barbotant dans la coupe où l'on porte les lèvres. Et cela n'est pas tolérable pour des gens corrects.
Il faisait nuit, mon séjour s'achevait sur la terre des rêveries allemandes, de l'idéal, du romantisme, du sentiment esthétique de la nature, des Festbiere et des poëles en faïence... Un vent du sud s'était mis à souffler sur les plaines recouvertes de neige. De ma chambre, je contemplais la clarté blanche des champs, la coulée sombre des bois et les collines en forme de petits mamelons herbeux et solitaires où j'étais parti marcher la journée. Au matin la campagne était devenue verte.
Je dois à Schubert et Rückert, hôtes et bons génies des Fours, mon éveil à l'essence de la poésie. J'étais alors à peine un adolescent. Ils me désignèrent les premiers l'orée d'un voyage sentimental, le chemin d'un éveil et d'une quête intérieure, dans la nostalgie de la lumière.
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Mais ne serait-il pas temps de brosser ne serait-ce qu'une courte esquisse de la personne de mon oncle Henri?
Je n'ai jamais pu conserver d'autre souvenir de son apparence que celle d'un petit barbu au corps maigrelet mais nerveux et énergique, toujours vêtu à la bohème d'un chandail de grosses mailles et d'un pantalon à cotes de velours. Son visage, rehaussé d'un nez du genre aquilin, ce qui souligne, dit-on, une incontestable force de caractère, avait une expression ouverte et intelligente, bonifiée avec le temps des cernes et des rides respectables du philosophe ou du sénateur romain. Il avait une voix énergique et timbrée, une élocution sonore et articulée, presque scandée, ce qui là aussi apparaîtrait comme la caractéristique d'un esprit ordonné, entreprenant et volontaire. Il usait invariablement d'une langue à la grammaire et à la syntaxe surveillées, qu'on qualifierait aujourd'hui de "vieille France", avec le choix des mots justes et appropriés, dans le goût littéraire mais sans rien d'affecté ni de prétentieux. Je crois que cette urbanité de la langue, qui fut longtemps notre ambassadrice dans le monde en matière de clarté, de finesse et de bon ton, aura bel et bien disparu avec lui et ceux de sa génération. Il employait encore la forme interrogative, le pronom personnel placé après le verbe. "Avez-vous fait bon voyage?," "Reprendrez-vous une part de quiche?" Il avait ce rire qui m'amuse toujours en y pensant, un rire pour ainsi dire intelligent, sans esclafement vulgaire ou disgracieux, que provoquaient de bon coeur le comique d'une boutade ou d'un bon mot, le récit d'une anecdote savoureuse, un trait d'esprit espiègle et malicieux. Et puis un humour décidément brillant et infatigable, à la gaîté spirituelle communicative, lui donnait comme un air de jeunesse éternelle. C'était toujours un plaisir de l'écouter, il maîtrisait l'art de la conversation comme pas un, en faisait comme la matière d'une mise en scène, attentif à la faire vivre et rebondir sans cesse avec brio et habileté sur les sujets les plus variés, avec un sens aigu de la critique salonnière, de l'à-propos et de la répartie. Il était un soleil de vivacité et de drôlerie, puisant dans des ressources intellectuelles et de passions intérieures toujours renouvelées, un héritier des grandes causeries de salon du siècle des Lumières, si bien qu'on eût pu le reconnaître comme l'un des Diderot de son temps, pour le moins comme le Voltaire du Pays Sénonais. Il faut dire qu'il savait s'entourer des meilleurs protagonistes, hommes et femmes, pour le stimuler et lui donner la réplique. Cela venait des milieux d'artistes de tout poil, des universitaires, des diplomates, des antiquaires, ou des chercheurs, d'un tout cosmopolite, de Vancouver à Oslo, de Vienne à Tunis, de Copenhague au Caire, en passant par Berne, Paris, Prague et Varsovie, avec je dois l'admettre, un de ces parfums typiques de parisianisme dans l'esprit et la manière de donner le bon ton. D'ailleurs, lorsque nous étions bien plus jeunes, nous riions sous cape des airs supposés maniérés et snobinards de tous ces personnages qui nous donnaient l'impression de papillonner dans leurs bulles étincelantes, en parlant "cômme schâ", ce qui était d'autant plus risible lorsqu'on les voyait le couteau à éplucher ou le torchon de cuisine à la main. Pour autant, mon oncle ne s'est jamais privé, et je lui rends grâce de cela, d'avoir entretenu les meilleures relations avec les gens d'éducation modeste et honnête de son environnement. Il s'adressait avec la même franchise, le même naturel, à la laitière du village qu'avec l'agrégé de métaphysique. D'ailleurs je peux l'assurer, sa compagnie n'était pas qu'une sorte d'intelligentsia délocalisée en séminaire de province. Nous y trouvions des gens comme vous et moi, des étudiants, des employés et même des aventuriers et routards de hasard. Pour l'anecdote qui me revient à l'instant, il y avait cette jeune fille de Vancouver, parfaitement bilingue, avec qui nous faisions des parties endiablées de ping-pong sous le préau, du nom d'Ulla (prononcer Oulla) Fischer. Mon oncle la surnommait "Ouh la vie chère!!" et cela faisait rire l'assistance et l'intéressée la première.
Un matin d'avril 1993, Henri nous fait, sur le ton cabotin du mystère, une annonce: "Devinez qui doit venir nous rendre visite cet après-midi? Et sans attendre les supputations de l'auditoire, il lance tout de go: Georges Moustacki! Une exclamation générale s'éleva, des Hoo!, des Haa!, de petits cris aigus de jeunes filles pâmées. Quelle surprise extraordinaire! Nous vîmes effectivement Moustacki, qui se présenta peu après sur le pas de la porte, et après le "Bonjour cher ami" de mon oncle, s'installa parmi nous, comme un voisin en visite. Un petit homme à la chevelure et à la barbe chenues, le regard doux, une voix calme et nonchalante, ni plus, ni moins. Il était accompagné d'une femme bien plus jeune que lui et d'un ami qui lui parlait en l'appelant Jo. Nous passâmes l'après-midi assis à la table oblongue, autour des services à thé ou à café et les pâtisseries domestiques, à faire connaissance, à bavarder, à plaisanter et à rire, de la manière la plus naturelle qui fût. Rien de plus simple et de plus ordinaire à vrai dire. Pouvait-il seulement en être autrement?
Qui connaît Georges Moustacki aujourd'hui?
Mon oncle Henri avait fait sa connaissance au début des années 50, je pense à Paris, et le présenta à ses parents à Cassis, où la famille passait les vacances d'été. Mon père, qui avait le même âge, se lia naturellement de sympathie avec lui. Georges Moustacki grattait la guitare, mon père aimait chanter, et nos deux compères coulèrent leurs jours d'été à jouer les ménestrels à la terrasse des cafés. Puis notre artiste en herbe retourna à Paris avant de se faire peu après un nom dans le show-biz. C'était le temps d'avant le tout rock'n roll, c'était encore la grande époque de la chanson française réaliste. Mon oncle un jour me lâcha, sous le sceau de la confidence: "Entre nous, sa chanson le Métèque, c'était du genre un peu facile!".
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Mon oncle Henri avait cette passion de la terre, héritée d'un fonds lointain et jamais renié de paysannerie, où il puisait et rendait tour à tour l'énergie qui épanouissait son existence. Il plongeait les mains dans la glèbe comme un créateur dans la glaise, épandait la fumure, bêchait le sol, soulevait la brouette, plantait, ensemençait sans relâche toutes les promesses d'avenir et de lumière, façonnait obstinément son jardin terrestre de rêves de fécondation et d'abondance.
Né à Lyon en 1928, et après une adolescence passée sous l'occupation, il monta à Paris et se jeta dans la vie comme un cadet de Gascogne, sans les tourments délétères de l'ambition, mais avec le désir effréné de découvrir et d'apprendre le monde. Il fut successivement, moniteur de colonies de vacances, éducateur d'enfants réputés difficiles, artiste marionnettiste, acteur et amateur de théâtre, voyageur intercontinental avec une prédilection pour l'Italie et les pays scandinaves, créateur, coureur d'expositions d'art et d'opéras, de cercles littéraires, enfin, nous l'avons-vu, une vie consacrée à la passion trépidante d'exister, de communiquer, de s'extasier.
Il était un farouche défenseur de la cause animale. Il dénonçait constamment la souffrance et la maltraitance ordinaire dont sont victimes les animaux, à la ville comme à la campagne, cherchait constamment à en soulager la détresse, était fidèle donateur de la SPA, et nourrissait une aversion exaspérée pour toutes les formes de bêtise qui se font comme une espèce de devoir et de fierté d'en glorifier les bourreaux et les tortionnaires. Il faut dire que les confréries d'abrutis ne manquaient pas dans cette région rurale. Ces grouilleries de chasseurs grossiers et brutaux qui écumaient la campagne à traquer et massacrer la vie, à en écraser du talon le coeur palpitant, étaient ces ennemis invétérés. Le chasseur pour lui, était par excellence le symbole, l'hypostase de la beauferie conquérante et nuisible, l'antinomie de la dignité de la conscience, un fléau à combattre, une hydre à abattre. Sans parler de la cruauté ou de l'indifférence de ceux qui martyrisent dans l'ombre, qui humilient, meurtrissent et abandonnent, tous les geôliers de la solitude et de l'agonie, toute la saloperie bien remisée de la France profonde...
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Il lui en fallut à mon cher oncle, des trésors de patience, des dons d'organisateur, des ressources d'improvisation, pour encadrer et occuper pendant les vacances scolaires des ribambelles d'enfants plus ou moins turbulents. Il pouvait certes compter sur la collaboration des plus grands ou des autres adultes, mais son autorité naturelle pourvoyait à elle seule au respect d'une discipline joyeusement consentie, de l'heure du lever à celle du couvre-feu. Ses spécialités étaient le gâteau au yaourt, le pain perdu, le rata aux légumes et au poulet fumé, et pour ceux qui rechignaient pour cela ou le reste c'étaient "trois coups de sifflet".
Il y avait les chorégraphies dans le jardin où nous minaudions en des carrousels fantasques au son de musiques de ballet. Je laissais cela aux plus petits ou aux filles, car les falbalas et les fanfreluches m'ennuyaient vite. Il y avait les jeux de société, notamment le jeu des "petits papiers", lequel consistait à composer selon un schéma préétabli, une histoire de hasard aux conséquences souvent burlesques. Chacun écrivait sur une feuille le nom d'une personne, "Monsieur un tel"; puis il pliait le papier de manière à camoufler cette première ligne, et le passait par la droite à son voisin de table, qui en avait fait autant pour ce qui le concerne. Chacun notait ensuite le nom d'une femme, "Mme une telle". L'opération se répétait, pour venir y ajouter, le lieu et les circonstances où Monsieur un tel et Mme une telle se sont rencontrés, ce que Monsieur a dit à Madame, ce que Madame a répondu à Monsieur, et enfin, comment leur rencontre s'est terminée. Puis les rouleaux de papier étaient placés au centre de la table. Chacun à tour de rôle en tirait un du tas, le dépliait et lisait à haute voix le petit récit ainsi créé par cette composition de hasard. Cela donnait généralement des résultats loufoques et drôlatiques, des effets de comique de l'absurde qui déclenchaient l'hilarité. On peut s'imaginer à quelles extravagances et à quelles sortes de débordement cet exercice pouvait donner lieu. En tout cas, ça vous occupait de bonnes fins de soirée et vous donnait l'occasion d'envoyer ensuite tout le monde au lit.
En fin d'après-midi, nous nous rendions en délégation "à la ferme", munis d'une ou deux berthes en fer-blanc à chaînette qui en retenait le couvercle, que nous confions ordinairement au plus jeune, qui se sentait ainsi fièrement investi d'une mission. Nous traversions le hameau des Fours en suivant la petite route des Roches, côté Ouest. Dans un renfoncement, sur la gauche, à l'angle du mur extérieur d'une vieille bâtisse, il y avait un puits, un ancien puits de pierre, dont la margelle atteignait les premiers temps la hauteur de ma poitrine, si bien que je pouvais juste pencher la tête pour apercevoir la perspective de l'excavation. Ce n'était d'ailleurs qu'une bouche sombre entourée d'entrelacs de ronces et d'orties, qui s'enfonçait dans une obscurité insondable tout autant que le mystère qu'elle semblait renfermer. Le puits, lourd de symbole cosmique, nous attire comme un sortilège et nous invite à nous plonger en nous-mêmes. Nous nous arrêtions toujours quelques minutes autour de la margelle et nous jetions un caillou dans l'abîme. Nous entendions les échos du choc contre les parois du vide, deux, trois coups secs espacés, puis au bout d'un instant, que nous guettions tous de l'oreille, le "plouf" final dans les entrailles inquiétantes de la terre.
Nous entrions ensuite dans la cour de la ferme. Il y avait à gauche un hangar à foin où l'on rangeait le tracteur et les carrioles. Un chien, du genre terrier à poil long, enchaîné à un pilier, nous accueillait de ses aboiements sourds et rauques. Ce pauvre animal nous faisait pitié à le voir tirer sur sa chaîne tout le long du jour, entre son écuelle et sa niche, laissé là comme un objet de rebut et dont la seule raison qui en justifiait la misérable existence était d'avertir ses maîtres, comme une cloche fêlée, de l'entrée de visiteurs. Ce chien est resté attaché à ce pilier toute sa vie. Mon oncle m'informa plus tard que le dernier jour, vieux et perclus, fou de détresse et de désespoir, il fut détaché pour la première et dernière fois et s'enfuit sur le chemin pour mourir. Ainsi, il ne découvrit l'horizon du monde qu'à l'instant de lui dire adieu.
Face à la cour il y avait la maison d'habitation, avec une porte d'entrée vitrée à carreaux dépolis, devant laquelle j'ai toujours vu flotter, au-dessus d'un paillasson, un rideau synthétique en lamelles jaunes, bleues et vertes pour chasser les mouches.
Dans le prolongement du préau à gauche, c'était l'étable. Le bruit des machines à traire électriques faisaient entendre ce vrombissement rythmé caractéristique, comme un gros essaim bourdonnant. L'odeur de la paille chaude et du fumier nous accueillait à l'entrée de l'étable, de son haleine âcre, avec la rangée des culs des vâches en perspective. Nous y trouvions la fermière affairée à ses bidons et ses trayeuses, avec le fichu sur la tête remonté derrière les oreilles, son tablier à petits carreaux bleues et ses bottes vertes. Elle avait un accent un peu heurté et roulant que je pensais être celui du terroir, mais j'appris qu'elle était belge. L'étable a toujours été un lieu d'attraction pour les enfants, surtout après la saison du vêlage où l'on peut apercevoir les veaux près de leurs mères. On nous donnait l'autorisation de les approcher un court instant mais en se gardant bien de les effaroucher.
Les deux berthes étaient bientôt emplies du lait chaud de la traite, les oeufs enveloppés dans la boîte alvéolée. La fermière nous rendait la monnaie en allant piocher dans une boîte en fer posée sur le rebord d'une fenêtre. Puis c'était le retour à la maison dans la fraîcheur du soir tombant.
A Pâques, nous organisions pour les plus jeunes, et assurément pour l'agrément des adultes, la chasse aux oeufs, que les plus lève-tôt, mon oncle en tête, avaient soigneusement dissimulés dans les buissons et les massifs alors que les premiers rayons du soleil viennent iriser au matin frileux la rosée des champs. C'étaient des oeufs en chocolat, ceux naturellement que nous préférions, enveloppés d'un film d'aluminium multicolore, mais aussi, de vrais oeufs de poule, préalablement cuits durs et qu'on nous avait donné à colorer de pointes et de motifs de feutre. Il m'est arrivé d'en retrouver par hasard bien des années après, luisant au creux d'une fourche d'arbre, comme un clin d'oeil de l'enfance.
L'été, c'étaient des courses au trésor qui nous conduisaient à l'aventure au fond des bois, bien loin après les champs, sur la piste des signes et des énigmes, dont mon oncle, encore une fois, s'ingéniait à jalonner le parcours jusqu'à la cachette finale, où nous trouvions sous les feuilles de grosses boîtes emplies de babioles enrubannées.
Il y avait aussi, la bibliothèque, ou plutôt, "les" bibliothèques: Des placards, des tables, des rayonnages, emplis de livres et de revues à tous les étages nous donnaient l'embarras du choix, lorsque pendant les jours de pluie qui nous retenaient aux flâneries domestiques, ou pendant les soirées douillettes à la flambée de l'âtre, nous leur accordions quelque faveur. Outre les nombreux classiques et surtout les nouveautés littéraires desquelles mon oncle était friand, nous y trouvions, pêle-mêle au salon, les collections d'"Historia" qui me suivaient passionnément jusqu'à la table de chevet, des numéros du "National Geografic", qui, hélas, ne valent que pour leurs superbes photographies pour qui n'entend guère le jargon de l'anglais, la sélection du Rider Digest, toujours pleine de trouvailles, des revues d'art et d'opéra etc. J'aimais aussi à me plonger, aux rayons du premier étage, dans les récits de la mythologie gréco-latine où je fis mes premiers pas dans la découverte d'Homère et de Virgile, illustrés par des peintures d'amphores figurant des combats d'hoplites et des trirèmes voguant sur les flots; j'y fis aussi la connaissance des "facéties du Sapeur Camenbert", satire d'un univers absurde d'un réalisme graphique étonnamment expressif et suranné, que je retrouvais d'ailleurs dans celui des aventures de "Bécassine". J'éprouvai également un intérêt particulier pour les illustrations de contes pour enfants d'auteurs scandinaves complètement inédits et dont la pureté et le raffinement des couleurs pastel étaient vraiment d'un goût admirable. La bibliothèque des Fours n'était pas chiche, en effet, de livres pour enfants. Mon oncle en faisait pour ainsi dire une collection, et ils avaient tout naturellement ici leur public, mais aussi pour la raison simple qu'il était lui-même l'auteur de contes et qu'il aimait en conséquence s'entourer des motifs de son émulation.
Je note également le souvenir d'un ouvrage qui avait particulièrement frappé mon imagination. C'était un dictionnaire illustré des êtres fantastiques du folklore germanique et nordique. L'univers des Trolls, des Kobolds, des Gnomes, des Lutins, des Elfes, des Uldras, des Morvelons, de tous les êtres bienveillants, malicieux ou maléfiques, ceux des mondes aérien ou souterrain, ceux des sources, des forêts, des montagnes, des grottes. Chaque spécimen répertorié est décrit comme un objet d'étude scientifique avec des détails de naturaliste, ce qui rend le propos cocasse et plaisant. Cependant, je ressentais obscurément que cette galerie d'êtres imaginaires renvoyait à un fonds primitif de la représentation du monde, où la perception de la réalité intègre l'intuition de "l'âme cachée des choses". Les êtres imaginaires, fantastiques, ces êtres d'illusion qui par définition n'existent pas, représentent l'âme invisible de la nature, qui inspire nos émotions, nos inquiétudes et nos désirs d'émerveillement. Cette réalité inconsciente révélée par l'imaginaire constitue l'essence même de la poésie, qui est le verbe de la vérité originelle et de la dimension profonde de l'Être. D'où vient que dans notre monde rationnel, je dirais plutôt rationalisé, où le hasard et l'approximation doivent être proscrits, le langage de la métaphore, en littérature notamment, puisse rendre la représentation du sensible avec autant de vérité et d'intensité? N'est-ce pas précisément parce que ce langage de la métaphore et de la poésie fait surgir de l'inconscient les intuitions profondes de notre appartenance à la plénitude du monde?
J'aimais également explorer certains cartons passablement poussiéreux où étaient rangés des numéros de "Paris Match" des années 50-60, d'un aspect délicieusement "kitch", mais surtout de superbes lithographies originales, que mon oncle avait glanées sur les quais de la Seine. J'y trouvai des productions de Gustave Doré dont certaines illustraient les contes de Perraud et la Divine Comédie, des scènes bucoliques de la premières moitié du 19ème siècle, des scènes de la vie paysanne, tout un florilège d'images d'Epinal d'une facture exquise. Un parfum âcre se dégageait de ce fatras de vieilles liasses fanées, toutes piquetées de rouille et c'est comme si j'eusse frotté là la panse d'une lanterne magique, tant d'impressions merveilleuses se révélèrent à mon admiration.
C'est curieux à dire mais toutes ces choses enfouies et reléguées me fascinaient étrangement comme l'évocation d'un arrière-goût familier de la mémoire, la réminiscence de quelque chose d'anciennement vécu et de profondément intime, que je ne saurai précisément expliquer. C'est comme si une part insaisissable de moi-même, dissoute et infinie, se reconnaissait dans ces anciens récits de l'humanité et de l'univers.
Ce qui me fait songer, par résonance, au poème de Gérard de Nerval (Fantaisie) qui se termine ainsi:
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens
Que, dans une autre existence, peut-être,
J'ai déjà vue, et dont je me souviens!
Quoique les préférences de mon âge en matière musicale fussent naturellement tournées vers le genre pop-rock, comme on l'a vu plus haut, il n'en demeure pas moins qu'au fil des années, mon goût s'enrichit sous l'influence de nouvelles expérimentations artistiques héritées de mes séjours aux Fours. Ce n'étaient certes pas des innovations, mais des initiations à la beauté universelle des productions classiques dont on ignore trop souvent l'intérêt que nous trouverions à nous en entourer davantage, à la fois comme ornement de la vie, élévation aux mouvements de l'âme, éducation lumineuse de l'esprit.
Je fus en particulier fasciné par ma découverte des Lieder de Schubert, dont mon oncle passait le soir, à la veillée, quelques extraits de ses vinyles. Je vécus comme une révélation la pureté de leur chant et de leur mélodie, la beauté de leur poésie délicieusement grave et mélancolique, enveloppant le monde d'une atmosphère fantastique de rêverie, comme une intuition de l'éternité, parlant ainsi à l'âme le langage subtil, intime, du sentiment et de l'émotion. Cette rencontre avec les Lieder de Schubert, comme par la suite avec la musique sublime de Mozart, fit peu à peu germer dans mon esprit l'idée que la mission essentielle de l'art, pour paraphraser Schubert lui-même, est d'accompagner l'homme, tout au long de sa vie, dans la lumière et l'émerveillement de la Beauté.
Schubert avait mis en musique les poèmes de plusieurs auteurs allemands, à commencer par Goethe. Mon oncle conservait les livrets de ces poèmes en version originale avec leur traduction en français et je me plongeai dans leur lecture avec une certaine passion que je ne me connaissais pas. J'y trouvai également des textes qui ont été adaptés plus tard par Brahms et Strauss mais j'avoue assurément ma préférence pour les compositions de Schubert, qui me touchent profondément par leur fluidité, leur clarté, leur douceur intimiste, la délicatesse de leur sensibilité et pour tout dire, par la magie de leur simplicité. Tout s'y résume à une voix et un piano. Mais cette, voix, ce piano, élevés dans l'espace, font vibrer à eux seuls toute l'harmonie de l'Univers. Strauss et Brahms, quant à eux, font intervenir une ampleur d'orchestration dont les stridences de cuivres et de percussions ont malheureusement tendance à me rompre assez tôt les oreilles. Je suis assurément plus à mon aise parmi le chant mélodieux des sources que dans le fracas assourdissant de l'océan. J'en viens à regretter que certains auteurs comme Josef von Eichendorff n'aient pas été plutôt reçus par Schubert que par l'un de ces deux maîtres éminents. C'est le cas de son tendre poème intitulé "in Abendrot" (au soleil couchant, voir en fin d'article) qui, selon moi, eût tiré meilleur parti à être confié à la calme discrétion de Schubert. Mais passons muscade. Je donnerai ici un texte du poète allemand Friedrich Rückhert afin d'illustrer, pour la part relevant du texte, la couleur romantique, intimiste, de l'univers des Lieder.
Du bist die Ruhe (Tu es le repos) Poème de Friedriech Rückert/ musique de Franz Schubert
Du bist di Ruh' Tu es le repos
Der friede mild La douce paix
Die sehnsucht du, Tu es le désir
Und was sie stillt Et ce qui l'apaise
Ich weihe dir Je te consacre
Voll Lust und Scmertz Envahi de joie et de douleur
zur wohnung hier Mes yeux et mon coeur
Mein Aug' und Hertz Pour demeure
Kher ein bei mir Descends en moi
Und schliesse du Et ferme
Still hinter dir Tout doucement
Die pforte zu La porte derrière toi
Treib andern Schmerz Chasse de ce coeur
Aus dieser Brust Toute autre douleur
Voll sei dies Herz Remplis ce coeur
Von deiner Lust De ta joie
Dies Augenzelt Et l'auvent de mes yeux
Von deimem Glanz O, remplis-le
Allein erhellt tout entier
O füll es ganz! De ton seul éclat!
Rappelons que Rückert était professeur, traducteur de langues orientales et poète romantique allemand, né et mort en Franconie (1788-1866). Il débuta sa carrière par des sonnets patriotiques pendant les guerres napoléoniennes et fut notamment l'auteur de poésies lyriques et d'épopées historiques Ses poèmes posthumes, les kinderliedertoten, "Chants pour les enfants morts" eurent une postérité fameuse dans l'adaptation musicale qu'en fit Gustav Malher.
J'ai pris cet exemple du poète Rückert (j'aurais pu prendre en effet un texte de Müller, Neumann, Heine parmi tant d'autres) pour une anecdote qui m'a relié à travers le temps avec le souvenir de ce poète.
Au début de l'automne de l'année 1980, un grand véhicule Mercedes, abritant un couple d'une bonne soixante d'années, s'arrête dans la rue à ma hauteur. L'homme me demande son chemin dans un français heurté et approximatif. A la bonne heure, je reconnaîs là un fort accent allemand et ayant à cette époque passablement l'usage de cette langue, je prends immédiatement le relais en allemand. La destination était proche et trop heureux de sa bonne fortune, le couple, contre toute attente, m'invite avec des élans de reconnaissance à me joindre à lui pour le repas. Il y était attendu par un autre couple âgé. L'allemand et le français s'étaient connus pendant la guerre en Allemagne où ce dernier se trouvait alors en captivité ou en service de travail obligatoire. Nous n'oublierons pas, en effet, que de nombreuses et sincères amitiés, exemptes de toute compromission, se sont durablement nouées malgré les sombres circonstances de l'époque. Là, on me fit bon accueil et j'étais immédiatement adopté par la compagnie.
Quelques mois plus tard, je me rendis à l'invitation de mes hôtes allemands à Wahlheim an der Teck, petite ville paisible, propre et bien ordonnée du Bade Würtemberg. Il y avait un fils, plus âgé que moi, très entiché de culture française qui parlait d'ailleurs notre langue avec beaucoup d'application et de justesse, et une fille, blonde et enjouée, à qui il ne manquait que les tresses et le costume coloré de Graetchen pour se croire revenu au temps de Schiller, et qui commençait une carrière dans le commerce de véhicules Mercedes. J'arrivai le soir où l'on trinqua pour fêter sa première vente. L'atmosphère était à une petite fête. Je le révèle maintenant: Mes hôtes se nommaient Karl et Marlène Rückert. Ils furent tout à la fois flattés et étonnés qu'un jeune français de ma génération puisse connaître l'existence du poète allemand Friedrich Rückert et je fus ravi d'apprendre que Karl en était le descendant direct.
J'avais apporté dans mon bagage une bouteille de vin rouge, un Bordeaux, ou un Côte du Rhône, je ne sais plus, un breuvage certes très familier chez nous en France, mais que je savais particulièrement recherché auprès des populations plus septentrionales. C'était une manière de me conformer avec bonne humeur à l'image familière du jovial Français pinardier, tout en honorant délicatement mes hôtes. Ne voilà-t-il pas que des verres à liqueur sont sortis de la commode de bois ciré et emplis aux trois-quarts, avec un soin des plus méticuleux, du noble filet de mon jaja noir. La lumière irisait les petits verres ciselés de riches lueurs de rubis. J'admirais décidément cette représentation idéalisée que les allemands et les nordiques se font souvent du vin français, cette valeur de luxe et de perfection morale qu'ils lui attribuent, comme s'ils pensaient goûter-là un nectar. "Heureux comme Dieu en France", dit le proverbe allemand. Cela vaut sans doute pour la mythologie de ses vignobles (Je fais l'impasse sur les pesticides).
Un jour on voulut me faire goûter je ne sais quelle liqueur. Par politesse, je priai que l'on ne m'en servît qu'"une larme", "eine Träne" étant la traduction littérale en allemand. L'usage de cette métaphore, courante en français, provoqua une hilarité inattendue, car la langue allemande, le coup m'avait échappé, n'use pas des métaphores ou si peu. Chaque mot désigne une action ou un état distinct. Battre la campagne sémantique est "streng verboten". Pour évoquer l'idée d'une larme, dans le sens d'une toute petite quantité, j'aurais dû utiliser le mot "ein bischen", qui veut dire simplement "un tout petit peu", un point c'est tout, sans autre moyen de se distinguer. Il existe bien entendu des synonymes et des liens de comparaison, mais l'on ne peut généralement, substituer en allemand un mot par un autre, qui n'a aucun rapport de signification avec le premier, pour satisfaire la fantaisie bien gauloise de l'analogie. Comment! J'étais dans la maison des hoirs d'un des chantres de la poésie et de l'esprit romantiques et l'on ne comprenait pas le sens raffiné de la métaphore?
Quelle n'aurait cependant pas été ma disgrâce s'il m'était venu à l'esprit de substituer au mot Träne (larme) le mot Finger (doigt) comme on dit d'"un doigt de porto", ce qui équivaut de toute façon à seulement à peine plus d'une larme; c'eût été là prendre le risque de mettre un pied disgracieux dans le plat, plonger l'assistance dans la consternation et m'exposer à de graves soupçons d'inconvenance. Car, ainsi dépouillé de l'onction de la métaphore, ce doigt n'eût été qu'un appendice trivial barbotant dans la coupe où l'on porte les lèvres. Et cela n'est pas tolérable pour des gens corrects.
Il faisait nuit, mon séjour s'achevait sur la terre des rêveries allemandes, de l'idéal, du romantisme, du sentiment esthétique de la nature, des Festbiere et des poëles en faïence... Un vent du sud s'était mis à souffler sur les plaines recouvertes de neige. De ma chambre, je contemplais la clarté blanche des champs, la coulée sombre des bois et les collines en forme de petits mamelons herbeux et solitaires où j'étais parti marcher la journée. Au matin la campagne était devenue verte.
Je dois à Schubert et Rückert, hôtes et bons génies des Fours, mon éveil à l'essence de la poésie. J'étais alors à peine un adolescent. Ils me désignèrent les premiers l'orée d'un voyage sentimental, le chemin d'un éveil et d'une quête intérieure, dans la nostalgie de la lumière.
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Mais ne serait-il pas temps de brosser ne serait-ce qu'une courte esquisse de la personne de mon oncle Henri?
Je n'ai jamais pu conserver d'autre souvenir de son apparence que celle d'un petit barbu au corps maigrelet mais nerveux et énergique, toujours vêtu à la bohème d'un chandail de grosses mailles et d'un pantalon à cotes de velours. Son visage, rehaussé d'un nez du genre aquilin, ce qui souligne, dit-on, une incontestable force de caractère, avait une expression ouverte et intelligente, bonifiée avec le temps des cernes et des rides respectables du philosophe ou du sénateur romain. Il avait une voix énergique et timbrée, une élocution sonore et articulée, presque scandée, ce qui là aussi apparaîtrait comme la caractéristique d'un esprit ordonné, entreprenant et volontaire. Il usait invariablement d'une langue à la grammaire et à la syntaxe surveillées, qu'on qualifierait aujourd'hui de "vieille France", avec le choix des mots justes et appropriés, dans le goût littéraire mais sans rien d'affecté ni de prétentieux. Je crois que cette urbanité de la langue, qui fut longtemps notre ambassadrice dans le monde en matière de clarté, de finesse et de bon ton, aura bel et bien disparu avec lui et ceux de sa génération. Il employait encore la forme interrogative, le pronom personnel placé après le verbe. "Avez-vous fait bon voyage?," "Reprendrez-vous une part de quiche?" Il avait ce rire qui m'amuse toujours en y pensant, un rire pour ainsi dire intelligent, sans esclafement vulgaire ou disgracieux, que provoquaient de bon coeur le comique d'une boutade ou d'un bon mot, le récit d'une anecdote savoureuse, un trait d'esprit espiègle et malicieux. Et puis un humour décidément brillant et infatigable, à la gaîté spirituelle communicative, lui donnait comme un air de jeunesse éternelle. C'était toujours un plaisir de l'écouter, il maîtrisait l'art de la conversation comme pas un, en faisait comme la matière d'une mise en scène, attentif à la faire vivre et rebondir sans cesse avec brio et habileté sur les sujets les plus variés, avec un sens aigu de la critique salonnière, de l'à-propos et de la répartie. Il était un soleil de vivacité et de drôlerie, puisant dans des ressources intellectuelles et de passions intérieures toujours renouvelées, un héritier des grandes causeries de salon du siècle des Lumières, si bien qu'on eût pu le reconnaître comme l'un des Diderot de son temps, pour le moins comme le Voltaire du Pays Sénonais. Il faut dire qu'il savait s'entourer des meilleurs protagonistes, hommes et femmes, pour le stimuler et lui donner la réplique. Cela venait des milieux d'artistes de tout poil, des universitaires, des diplomates, des antiquaires, ou des chercheurs, d'un tout cosmopolite, de Vancouver à Oslo, de Vienne à Tunis, de Copenhague au Caire, en passant par Berne, Paris, Prague et Varsovie, avec je dois l'admettre, un de ces parfums typiques de parisianisme dans l'esprit et la manière de donner le bon ton. D'ailleurs, lorsque nous étions bien plus jeunes, nous riions sous cape des airs supposés maniérés et snobinards de tous ces personnages qui nous donnaient l'impression de papillonner dans leurs bulles étincelantes, en parlant "cômme schâ", ce qui était d'autant plus risible lorsqu'on les voyait le couteau à éplucher ou le torchon de cuisine à la main. Pour autant, mon oncle ne s'est jamais privé, et je lui rends grâce de cela, d'avoir entretenu les meilleures relations avec les gens d'éducation modeste et honnête de son environnement. Il s'adressait avec la même franchise, le même naturel, à la laitière du village qu'avec l'agrégé de métaphysique. D'ailleurs je peux l'assurer, sa compagnie n'était pas qu'une sorte d'intelligentsia délocalisée en séminaire de province. Nous y trouvions des gens comme vous et moi, des étudiants, des employés et même des aventuriers et routards de hasard. Pour l'anecdote qui me revient à l'instant, il y avait cette jeune fille de Vancouver, parfaitement bilingue, avec qui nous faisions des parties endiablées de ping-pong sous le préau, du nom d'Ulla (prononcer Oulla) Fischer. Mon oncle la surnommait "Ouh la vie chère!!" et cela faisait rire l'assistance et l'intéressée la première.
Un matin d'avril 1993, Henri nous fait, sur le ton cabotin du mystère, une annonce: "Devinez qui doit venir nous rendre visite cet après-midi? Et sans attendre les supputations de l'auditoire, il lance tout de go: Georges Moustacki! Une exclamation générale s'éleva, des Hoo!, des Haa!, de petits cris aigus de jeunes filles pâmées. Quelle surprise extraordinaire! Nous vîmes effectivement Moustacki, qui se présenta peu après sur le pas de la porte, et après le "Bonjour cher ami" de mon oncle, s'installa parmi nous, comme un voisin en visite. Un petit homme à la chevelure et à la barbe chenues, le regard doux, une voix calme et nonchalante, ni plus, ni moins. Il était accompagné d'une femme bien plus jeune que lui et d'un ami qui lui parlait en l'appelant Jo. Nous passâmes l'après-midi assis à la table oblongue, autour des services à thé ou à café et les pâtisseries domestiques, à faire connaissance, à bavarder, à plaisanter et à rire, de la manière la plus naturelle qui fût. Rien de plus simple et de plus ordinaire à vrai dire. Pouvait-il seulement en être autrement?
Qui connaît Georges Moustacki aujourd'hui?
Mon oncle Henri avait fait sa connaissance au début des années 50, je pense à Paris, et le présenta à ses parents à Cassis, où la famille passait les vacances d'été. Mon père, qui avait le même âge, se lia naturellement de sympathie avec lui. Georges Moustacki grattait la guitare, mon père aimait chanter, et nos deux compères coulèrent leurs jours d'été à jouer les ménestrels à la terrasse des cafés. Puis notre artiste en herbe retourna à Paris avant de se faire peu après un nom dans le show-biz. C'était le temps d'avant le tout rock'n roll, c'était encore la grande époque de la chanson française réaliste. Mon oncle un jour me lâcha, sous le sceau de la confidence: "Entre nous, sa chanson le Métèque, c'était du genre un peu facile!".
************
Mon oncle Henri avait cette passion de la terre, héritée d'un fonds lointain et jamais renié de paysannerie, où il puisait et rendait tour à tour l'énergie qui épanouissait son existence. Il plongeait les mains dans la glèbe comme un créateur dans la glaise, épandait la fumure, bêchait le sol, soulevait la brouette, plantait, ensemençait sans relâche toutes les promesses d'avenir et de lumière, façonnait obstinément son jardin terrestre de rêves de fécondation et d'abondance.
Né à Lyon en 1928, et après une adolescence passée sous l'occupation, il monta à Paris et se jeta dans la vie comme un cadet de Gascogne, sans les tourments délétères de l'ambition, mais avec le désir effréné de découvrir et d'apprendre le monde. Il fut successivement, moniteur de colonies de vacances, éducateur d'enfants réputés difficiles, artiste marionnettiste, acteur et amateur de théâtre, voyageur intercontinental avec une prédilection pour l'Italie et les pays scandinaves, créateur, coureur d'expositions d'art et d'opéras, de cercles littéraires, enfin, nous l'avons-vu, une vie consacrée à la passion trépidante d'exister, de communiquer, de s'extasier.
Il était un farouche défenseur de la cause animale. Il dénonçait constamment la souffrance et la maltraitance ordinaire dont sont victimes les animaux, à la ville comme à la campagne, cherchait constamment à en soulager la détresse, était fidèle donateur de la SPA, et nourrissait une aversion exaspérée pour toutes les formes de bêtise qui se font comme une espèce de devoir et de fierté d'en glorifier les bourreaux et les tortionnaires. Il faut dire que les confréries d'abrutis ne manquaient pas dans cette région rurale. Ces grouilleries de chasseurs grossiers et brutaux qui écumaient la campagne à traquer et massacrer la vie, à en écraser du talon le coeur palpitant, étaient ces ennemis invétérés. Le chasseur pour lui, était par excellence le symbole, l'hypostase de la beauferie conquérante et nuisible, l'antinomie de la dignité de la conscience, un fléau à combattre, une hydre à abattre. Sans parler de la cruauté ou de l'indifférence de ceux qui martyrisent dans l'ombre, qui humilient, meurtrissent et abandonnent, tous les geôliers de la solitude et de l'agonie, toute la saloperie bien remisée de la France profonde...
*************
Il lui en fallut à mon cher oncle, des trésors de patience, des dons d'organisateur, des ressources d'improvisation, pour encadrer et occuper pendant les vacances scolaires des ribambelles d'enfants plus ou moins turbulents. Il pouvait certes compter sur la collaboration des plus grands ou des autres adultes, mais son autorité naturelle pourvoyait à elle seule au respect d'une discipline joyeusement consentie, de l'heure du lever à celle du couvre-feu. Ses spécialités étaient le gâteau au yaourt, le pain perdu, le rata aux légumes et au poulet fumé, et pour ceux qui rechignaient pour cela ou le reste c'étaient "trois coups de sifflet".
Il y avait les chorégraphies dans le jardin où nous minaudions en des carrousels fantasques au son de musiques de ballet. Je laissais cela aux plus petits ou aux filles, car les falbalas et les fanfreluches m'ennuyaient vite. Il y avait les jeux de société, notamment le jeu des "petits papiers", lequel consistait à composer selon un schéma préétabli, une histoire de hasard aux conséquences souvent burlesques. Chacun écrivait sur une feuille le nom d'une personne, "Monsieur un tel"; puis il pliait le papier de manière à camoufler cette première ligne, et le passait par la droite à son voisin de table, qui en avait fait autant pour ce qui le concerne. Chacun notait ensuite le nom d'une femme, "Mme une telle". L'opération se répétait, pour venir y ajouter, le lieu et les circonstances où Monsieur un tel et Mme une telle se sont rencontrés, ce que Monsieur a dit à Madame, ce que Madame a répondu à Monsieur, et enfin, comment leur rencontre s'est terminée. Puis les rouleaux de papier étaient placés au centre de la table. Chacun à tour de rôle en tirait un du tas, le dépliait et lisait à haute voix le petit récit ainsi créé par cette composition de hasard. Cela donnait généralement des résultats loufoques et drôlatiques, des effets de comique de l'absurde qui déclenchaient l'hilarité. On peut s'imaginer à quelles extravagances et à quelles sortes de débordement cet exercice pouvait donner lieu. En tout cas, ça vous occupait de bonnes fins de soirée et vous donnait l'occasion d'envoyer ensuite tout le monde au lit.
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Les Fours, avril 1993 (les enfants ont grandi) Henri au centre de la fenêtre |
En fin d'après-midi, nous nous rendions en délégation "à la ferme", munis d'une ou deux berthes en fer-blanc à chaînette qui en retenait le couvercle, que nous confions ordinairement au plus jeune, qui se sentait ainsi fièrement investi d'une mission. Nous traversions le hameau des Fours en suivant la petite route des Roches, côté Ouest. Dans un renfoncement, sur la gauche, à l'angle du mur extérieur d'une vieille bâtisse, il y avait un puits, un ancien puits de pierre, dont la margelle atteignait les premiers temps la hauteur de ma poitrine, si bien que je pouvais juste pencher la tête pour apercevoir la perspective de l'excavation. Ce n'était d'ailleurs qu'une bouche sombre entourée d'entrelacs de ronces et d'orties, qui s'enfonçait dans une obscurité insondable tout autant que le mystère qu'elle semblait renfermer. Le puits, lourd de symbole cosmique, nous attire comme un sortilège et nous invite à nous plonger en nous-mêmes. Nous nous arrêtions toujours quelques minutes autour de la margelle et nous jetions un caillou dans l'abîme. Nous entendions les échos du choc contre les parois du vide, deux, trois coups secs espacés, puis au bout d'un instant, que nous guettions tous de l'oreille, le "plouf" final dans les entrailles inquiétantes de la terre.
Nous entrions ensuite dans la cour de la ferme. Il y avait à gauche un hangar à foin où l'on rangeait le tracteur et les carrioles. Un chien, du genre terrier à poil long, enchaîné à un pilier, nous accueillait de ses aboiements sourds et rauques. Ce pauvre animal nous faisait pitié à le voir tirer sur sa chaîne tout le long du jour, entre son écuelle et sa niche, laissé là comme un objet de rebut et dont la seule raison qui en justifiait la misérable existence était d'avertir ses maîtres, comme une cloche fêlée, de l'entrée de visiteurs. Ce chien est resté attaché à ce pilier toute sa vie. Mon oncle m'informa plus tard que le dernier jour, vieux et perclus, fou de détresse et de désespoir, il fut détaché pour la première et dernière fois et s'enfuit sur le chemin pour mourir. Ainsi, il ne découvrit l'horizon du monde qu'à l'instant de lui dire adieu.
Face à la cour il y avait la maison d'habitation, avec une porte d'entrée vitrée à carreaux dépolis, devant laquelle j'ai toujours vu flotter, au-dessus d'un paillasson, un rideau synthétique en lamelles jaunes, bleues et vertes pour chasser les mouches.
Dans le prolongement du préau à gauche, c'était l'étable. Le bruit des machines à traire électriques faisaient entendre ce vrombissement rythmé caractéristique, comme un gros essaim bourdonnant. L'odeur de la paille chaude et du fumier nous accueillait à l'entrée de l'étable, de son haleine âcre, avec la rangée des culs des vâches en perspective. Nous y trouvions la fermière affairée à ses bidons et ses trayeuses, avec le fichu sur la tête remonté derrière les oreilles, son tablier à petits carreaux bleues et ses bottes vertes. Elle avait un accent un peu heurté et roulant que je pensais être celui du terroir, mais j'appris qu'elle était belge. L'étable a toujours été un lieu d'attraction pour les enfants, surtout après la saison du vêlage où l'on peut apercevoir les veaux près de leurs mères. On nous donnait l'autorisation de les approcher un court instant mais en se gardant bien de les effaroucher.
Les deux berthes étaient bientôt emplies du lait chaud de la traite, les oeufs enveloppés dans la boîte alvéolée. La fermière nous rendait la monnaie en allant piocher dans une boîte en fer posée sur le rebord d'une fenêtre. Puis c'était le retour à la maison dans la fraîcheur du soir tombant.
A Pâques, nous organisions pour les plus jeunes, et assurément pour l'agrément des adultes, la chasse aux oeufs, que les plus lève-tôt, mon oncle en tête, avaient soigneusement dissimulés dans les buissons et les massifs alors que les premiers rayons du soleil viennent iriser au matin frileux la rosée des champs. C'étaient des oeufs en chocolat, ceux naturellement que nous préférions, enveloppés d'un film d'aluminium multicolore, mais aussi, de vrais oeufs de poule, préalablement cuits durs et qu'on nous avait donné à colorer de pointes et de motifs de feutre. Il m'est arrivé d'en retrouver par hasard bien des années après, luisant au creux d'une fourche d'arbre, comme un clin d'oeil de l'enfance.
L'été, c'étaient des courses au trésor qui nous conduisaient à l'aventure au fond des bois, bien loin après les champs, sur la piste des signes et des énigmes, dont mon oncle, encore une fois, s'ingéniait à jalonner le parcours jusqu'à la cachette finale, où nous trouvions sous les feuilles de grosses boîtes emplies de babioles enrubannées.
Pour nos
promenades quotidiennes, nous avions le choix entre deux principales
directions, qu’à l’exemple de mon oncle nous nous plaisions à désigner par les
locutions : « du côté de chez Swann » et « du côté de
Guermantes ». Je trouvais cette image littéraire pleine d’esprit et
d’agrément.
Bottés et
encapuchonnés sous le ciel humide d’avril, nous partions au cœur de la campagne
verdoyante, sur les vieux chemins herbeux où s’exhale, à travers les pâturages
et les emblavures, la mémoire nourricière de la terre. Au sentiment bucolique
qui imprégnait si agréablement l’atmosphère de notre séjour, venait s’associer,
pour notre plus grande édification, un sens éveillé de l’observation
scientifique. Mon oncle nous enseignait les principales espèces d’oiseaux
nichant dans les bocages, nous arrêtait devant les traces d’un lapin de
garenne, d’un blaireau, d’un renard ou d’un chevreuil que leur passage furtif
avait laissées au creux des ornières ou à l’orée des bois. Nous apprîmes aussi
à distinguer les différentes espèces d’arbres à l’examen de leurs
feuillages : chênes, charmes, frênes, érables champêtres, aubépines, églantiers, noisetiers, fruitiers de tous ordres. Cela n'a l'air de rien, mais l'éveil de l'intelligence commence par l'approche de ces petites choses sensibles de notre environnement naturel, qui nous fait prendre conscience que nous ne sommes pas, nous les humains, les prétendus maîtres de la terre, n'ayant d'autre vocation que celle de consommer, de jeter et de détruire, d'autre finalité que celle d'asservir et de s'asservir et que notre destin repose sur la bonne volonté d'hospitalité de notre terre mère.
Aussi, rien ne me plaisait comme cette école buissonnière qui me semblait la plus belle école de la vie.
Aussi, rien ne me plaisait comme cette école buissonnière qui me semblait la plus belle école de la vie.
Une fois,
mon oncle nous fit aviser dans les champs, au hasard des sillons, maints éclats
de silex que nos ancêtres du Néolithique taillèrent jadis au flanc des
collines. Nous découvrîmes même, avec une chance plutôt inouïe, quelques
spécimens inattendus de pointes de flèches que ces chasseurs magdaléniens
travaillèrent de leurs mains et utilisèrent pour leur survie quotidienne, il y
a peut-être quinze mille ans.
Ce jour-là mon oncle consigna notre escapade sur l'épais l'agenda Rhodia qu'il tenait ouvert en permanence sur la commode en noyer du séjour. Chaque jour, et toute sa vie durant, il notait ces menus riens qui font la vie à la campagne: l'état du temps, du jardin, l'avancée des plantations, des floraisons et des récoltes, les humeurs du chien, le premier chant du coucou, les visites, les arrivées, les départs...
Ce jour-là mon oncle consigna notre escapade sur l'épais l'agenda Rhodia qu'il tenait ouvert en permanence sur la commode en noyer du séjour. Chaque jour, et toute sa vie durant, il notait ces menus riens qui font la vie à la campagne: l'état du temps, du jardin, l'avancée des plantations, des floraisons et des récoltes, les humeurs du chien, le premier chant du coucou, les visites, les arrivées, les départs...
Ces belles
saisons passées près de la terre, dans la simplicité des champs, dont les
Anciens louèrent jadis les vertus, imprégnèrent pour toujours mon tempérament, révélèrent en moi le goût et surtout le sentiment profond de la nature, dont le regard posé sur la permanence, la richesse et la plénitude des choses, le cours de leurs joies sacrées et éternelles, élève l'âme et grandit la conscience.
Ah donc, la paix agreste, les paysages sylvestres et campagnards, c'est bien aux premières rencontres que je fis de vous aux Fours, dans la maison de mon oncle, que je dois ma longue quête intime à la fois de l'origine et de l'oubli. L'origine, comme "ouverture" de la conscience au monde, comme instinct de connaissance, de lumière et de paix intérieures, comme le besoin d'enracinement pour m'élever à la vie; l’oubli comme l'apurement des scories du passé, de l'ombre inhibée de ses névroses, l'oubli aussi de la laideur et de l'inhumanité du monde, de ses violences et de ses règlements de destruction.
Je me reconnais pour cela si bien dans ce chant d’Horace : « Un ruisseau d’une onde pure, un petit bois de quelques arpents, une moisson qui ne trompe pas mon attente, me rendent plus heureux que le dominateur de la fertile Afrique ». Car le royaume de l'esprit est aussi humble et frugal que le domaine heureux de quelques arpents de terre; mais ils recèlent tous deux, dans la même entité, toutes les richesses du Paradis. Si tous ces ambitieux, tous ces prétentieux stupides ou malfaisants qui gouvernent les destinées du Monde pouvaient seulement "se contenter du bonheur", la terre leur rendrait grâce de leur sagesse.
Hélas, ce royaume de l'esprit et de la terre doit faire face à tant de calomnie, tant de menaces d'aliénation et de destruction, qu'il se trouve aussi fragile et précaire qu'un jour de printemps qui passe.
Ah donc, la paix agreste, les paysages sylvestres et campagnards, c'est bien aux premières rencontres que je fis de vous aux Fours, dans la maison de mon oncle, que je dois ma longue quête intime à la fois de l'origine et de l'oubli. L'origine, comme "ouverture" de la conscience au monde, comme instinct de connaissance, de lumière et de paix intérieures, comme le besoin d'enracinement pour m'élever à la vie; l’oubli comme l'apurement des scories du passé, de l'ombre inhibée de ses névroses, l'oubli aussi de la laideur et de l'inhumanité du monde, de ses violences et de ses règlements de destruction.
Je me reconnais pour cela si bien dans ce chant d’Horace : « Un ruisseau d’une onde pure, un petit bois de quelques arpents, une moisson qui ne trompe pas mon attente, me rendent plus heureux que le dominateur de la fertile Afrique ». Car le royaume de l'esprit est aussi humble et frugal que le domaine heureux de quelques arpents de terre; mais ils recèlent tous deux, dans la même entité, toutes les richesses du Paradis. Si tous ces ambitieux, tous ces prétentieux stupides ou malfaisants qui gouvernent les destinées du Monde pouvaient seulement "se contenter du bonheur", la terre leur rendrait grâce de leur sagesse.
Hélas, ce royaume de l'esprit et de la terre doit faire face à tant de calomnie, tant de menaces d'aliénation et de destruction, qu'il se trouve aussi fragile et précaire qu'un jour de printemps qui passe.
Déjà au
seizième siècle, Ronsard, dans ses élégies, s’attristait de l’œuvre
funeste de la cognée du bûcheron, qu'il désignait comme le "sacrilège meurtrier", ravageant la forêt de Gastine. Aujourd'hui, le mal sacrilège a répandu son oeuvre d'anéantissement jusqu'au fondement de la vie. Notre planète n'est plus qu'une seule et maigre forêt de Gastine, meurtrie, mutilée, défigurée, promise à sa complète destruction.
L'homme universel, sans conscience et sans mémoire, sera-t-il bientôt la fin de l'histoire? Sera-t-il de nouveau, pour un nouveau cycle, piteuse multitude grouillante et aveugle, le ver de malédiction introduit dans le fruit de la vie?
Mon oncle Henri se retira définitivement dans sa campagne des Fours comme Cincinnatus dans ses champs du Latium, couler ce qui devait être bientôt la fin de ses jours. Il les consacra au soin de la terre et à la culture du jardin que la Providence lui avait confiés, car nous sommes tous résidants et non propriétaires de ce monde, avec le sens heureux de l'artiste et la foi du paysan. Certains se souviennent encore de ses cours de théâtre à la MJC d'Etigny, de ses dernières hospitalités, des bienfaits de son entregent.
Il est mort dans son jardin, aux Fours, le 31 octobre 2009. Il ramassait les feuilles mortes et préparait les paillis à l'approche de l'hiver. Un voisin, alerté par son dernier chien "Boudu", le retrouva inanimé allongé face contre terre.
Ainsi se ferma pour moi, le livre de l'enfance. Ainsi prit fin la belle oeuvre de mon oncle Henri pour l'amour du Beau et du Bien.
Marc Aurèle nous invite à envisager que "Tout ce qu'il y a de bien n'a pas entièrement quitté la terre et il nous reste encore quelques traces de l'ancienne vertu".
C'est certainement le souvenir et surtout les bienfaits de cette ancienne vertu que mon oncle Henri nous aura laissés au fond du coeur, comme un cadeau d'éternité: plus que la foi, la volonté du Paradis.
PS: Le chien Boudu a été confié à des amis d'Etigny, chez qui il finit heureusement son existence
L'homme universel, sans conscience et sans mémoire, sera-t-il bientôt la fin de l'histoire? Sera-t-il de nouveau, pour un nouveau cycle, piteuse multitude grouillante et aveugle, le ver de malédiction introduit dans le fruit de la vie?
Mon oncle Henri se retira définitivement dans sa campagne des Fours comme Cincinnatus dans ses champs du Latium, couler ce qui devait être bientôt la fin de ses jours. Il les consacra au soin de la terre et à la culture du jardin que la Providence lui avait confiés, car nous sommes tous résidants et non propriétaires de ce monde, avec le sens heureux de l'artiste et la foi du paysan. Certains se souviennent encore de ses cours de théâtre à la MJC d'Etigny, de ses dernières hospitalités, des bienfaits de son entregent.
Il est mort dans son jardin, aux Fours, le 31 octobre 2009. Il ramassait les feuilles mortes et préparait les paillis à l'approche de l'hiver. Un voisin, alerté par son dernier chien "Boudu", le retrouva inanimé allongé face contre terre.
Ainsi se ferma pour moi, le livre de l'enfance. Ainsi prit fin la belle oeuvre de mon oncle Henri pour l'amour du Beau et du Bien.
Marc Aurèle nous invite à envisager que "Tout ce qu'il y a de bien n'a pas entièrement quitté la terre et il nous reste encore quelques traces de l'ancienne vertu".
C'est certainement le souvenir et surtout les bienfaits de cette ancienne vertu que mon oncle Henri nous aura laissés au fond du coeur, comme un cadeau d'éternité: plus que la foi, la volonté du Paradis.
PS: Le chien Boudu a été confié à des amis d'Etigny, chez qui il finit heureusement son existence
Honorius Les Portes de Janus/ Juin 2004 (réédition avril 2020)
https://lesvagabondagesdemonique.home.blog/2019/05/30/hommage-a-henri-delpeux-30-mai/
https://lesvagabondagesdemonique.home.blog/2019/05/30/hommage-a-henri-delpeux-30-mai/
Au soleil couchant (im Abendrot) Josef von Eichendorff (1788-1857)
A travers les peines et les joies,
Nous avons marché, la main dans la main
Maintenant nous nous reposons tous deux
Dans le pays silencieux.
Autour de nous les vallées s'inclinent
Déjà le ciel s'assombrit
Seules deux alouettes s'élèvent
Rêvant dans l'air parfumé.
Viens-là et laisse les tournoyer
Bientôt il sera l'heure de dormir
Viens , prenons garde de nous perdre
O calme incommensurable du soir
Si profond dans le rouge du couchant
Comme nous sommes las de marcher
Est-ce peut-être cela la mort?
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