samedi 26 septembre 2020

Un coup au Moral


La morale est une science pratique, objet premier de la philosophie, qui se fonde sur le sens que l'on croit devoir donner à son action en considération de la finalité que l'on assigne à sa présence au monde. En conséquence de quoi, l'objet de la pensée et de la vie morales consiste à poser des principes guidant son action dans sa relation à autrui et au monde extérieur.
Il n'y a pas trente-six finalités de la morale. Elle se résume ontologiquement à une fin principale, qui est la recherche du bonheur, par la pratique de ce que l'on considère être le bien, pour soi et en soi, en relation avec la réalité extérieure à laquelle nous appartenons. Ce n'est donc pas le but recherché en tant que tel qui nourrit l'essentiel du débat éthique, car qui voudrait discuter que l'homme poursuive le contraire du bonheur ou de toutes autres formes de contentement, de béatitude ou d'extase, le temps de sa vie sur terre? L'analyse et la dispute concerne essentiellement la valeur des principes ou des règles, dans leur contenu et leurs conséquences, que l'individu se donne pour tenter d'atteindre ce but. La morale est donc, dans une acception particulière, la conduite de l'individu dans ses rapports avec la société, dans la conception qu'il se fait des fins à atteindre. Néanmoins, la morale, dans une société donnée, n'est pas seulement l'addition de conduites particulières autonomes mais a vocation à se vivre comme une pratique collective de règles et de fins communes apparaissant valables et acceptables pour le plus grand nombre, comme une sorte d'idéal collectif. Les effets de la culture, de l'histoire, des circonstances ou de la tradition concourent à la formation à la fois de cette pratique et de cette finalité partagées. Les progrès de l'éducation et des moyens d'information donnent lieu aujourd'hui à des questionnements, des débats, suscitent des contradictions toujours plus vives, des luttes d'influence dans l'espace public et politique. C'est ce que l'on nomme le débat démocratique, qui a sa propre arène et ses propres règles du jeu, mais aussi ses coups retors, ses verrouillages et ses chausses-trappes.

Cette contradiction qui agite les luttes et les débats est aujourd'hui particulièrement sensible dans les domaines parfois inconciliables du développement économique et de la préservation de l'environnement, qui sont les deux voies contemporaines concurrentes, car ressenties chacune comme exclusive l'une de l'autre, du sens de l'action humaine. Dans un tel cas, chacun pense qu'il agit pour le bien et qu'il est en cela investi d'une mission, guidé par une conscience morale et fait de sa conviction un apostolat. Qui songerait à donner tort, en théorie, à l'un ou à l'autre dès lors que chacun déclare agir à bon escient pour le bien de l'humanité? Comment alors les départager? Jugeons sur pièces:
Si (pour prendre l'exemple de l'actualité), je suis un acteur de développement local, comme on dit dans le jargon, nourri à l'idéologie de la croissance et aux thèses libérales du "ruissellement", je suis intimement persuadé, encore aujourd'hui, que le développement économique est prioritaire par rapport à l'urgence écologique, qui selon moi est un sujet d'actualité, certes, mais que l'on peut aussi bien traiter accessoirement. Si je suis, qui plus est, un décideur, un élu local, j'userai de tous les moyens dont je puis disposer pour investir, par exemple, de nouvelles terres agricoles, des forêts, des prairies, des cours d'eau, afin d'y réaliser mon rêve de bonheur et d'accomplissement: des hypermarchés, des zones d'activités, des "centers-parks", des entrepôts logistiques géants, des ronds-points, des routes et des infrastructures autoroutières, des complexes hôteliers, des équipements publics, des parkings etc; 
La finalité de mon action n'est-elle pas en effet, la création d'activités, de richesses, de recettes fiscales et d'emplois, toute une manne de plaisir et de profit à laquelle aspire le plus grand nombre et dans laquelle il donnera la pleine mesure de son épanouissement? Comment douter que mes concitoyens ne m'en soient pas reconnaissants? Et qu'on ne me dise pas que je n'ai aucune préoccupation pour la qualité de l'environnement. Mon cahier des charges prévoit d'installer des panneaux photovoltaïques pour alimenter divers bâtiments en eau chaude, une couverture végétale sur le toit d'entrepôts et l'aménagement au milieu de toute cette superbe réalisation, des massifs de verdure et des perchoirs à mésanges à l'enseigne de "Vinci" et d'"Eiffage", avec les compliments de la Smadeor! (L'établissement public d'aménagement que je dirige).

Si, je suis un défenseur réfléchi de l'environnement, je prendrai le parti contraire. Je constaterai que l'état alarmant du monde et l'effondrement du vivant ont pour causes identifiées l'imperméabilisation des sols, la déforestation, la surconsommation, la corruption de l'air, des terres et des océans générée par les activités humaines, les transports routiers et aériens polluants, un modèle économique à bout de souffle qui exploite la misère humaine, qui épuise les ressources, détruit les écosystèmes, et contribue à l'emballement climatique. Je considérerai que le projet de cet élu local d'imperméabiliser dans la vallée de la Turdine en région lyonnaise, quarante hectares supplémentaires de prairies, de labours et de vallons pour y construire un nouveau temple du productivisme et de la consommation constitue une aggravation intolérable de la misère écologique qui pèse sur nos existences et une menace supplémentaire contre notre autonomie alimentaire. Je proposerai des alternatives de développement inspirées de pratiques plus vertueuses, et il en est, qui peuvent tout aussi bien être créatrices d'emplois puisque c'est de cela qu'il s'agit. Les idées, les propositions, les expériences, les réussites ne manquent pas non plus dans ce domaine. Alors pourquoi un tel antagonisme? Quelle est la véritable raison qui oblige mon décideur local à s'accrocher coûte que coûte à un vieux modèle exclusif de développement qui consomme irrémédiablement la ruine du monde? Pourquoi ne tend-il pas l'oreille aux projets innovants, mieux adaptés à l'urgence des enjeux écologiques, dont il est impossible de faire l'impasse, et qui ont au moins le mérite de tenter une conciliation entre les deux impératifs de l'action humaine?

Se pose alors plus que jamais cette question: Dans quel monde voulons-nous vivre? 

Ce qui conduit chacun à s'interroger sur la préséance qu'il entend attribuer à ce qui se définit chez chacun de ces deux protagonistes comme le bien et la raison, mais vers deux orientations diamétralement différentes. Serons-nous plus sensibles à préserver la dignité du vivant, à sauvegarder les équilibres écologiques et les conditions d'une existence vivable sur terre, réconciliée autant qu'il se peut avec la liberté humaine? Ou bien jetterons-nous résolument cette option aux orties pour persévérer dans les illusions réconfortantes de la boulimie libérale? Toute morale collective n'est que le résultat de l'adhésion du plus grand nombre à un projet de société et de rapports avec son environnement, en fonction du compte que chacun pense pouvoir y trouver. Rien ne garantit de ce point de vue que la majorité ne se rallie au choix du pire. Il suffit souvent d'observer le résultat des consultations électorales pour vérifier que le choix fait par une majorité peut encore s'orienter vers des options rétrogrades.

Il n'apparaît pas moins que nous sommes jetés aujourd'hui au coeur de la plus grande des batailles. Nous voyons où se situe le côté obscur dans lequel s'efforce obstinément de nous maintenir la collusion du pouvoir politique et des puissances de l'argent.
Mais l'obstination n'est pas raison, car le centre de gravité de l'impératif moral change d'axe et de repère, même si les institutions démocratiques, noyautées par les réseaux de la réaction, restent encore en défaveur d'une réelle modification du cours de l'histoire.
Le sens de notre action fut longtemps dirigé vers le développement matériel de l'humanité, sans limite et sans entrave. Cette situation fut longtemps la norme de ce qui doit être accepté comme l'intérêt général. C'en fut même une religion, par l'onction d'une prédestination divine, qui ne nous a pas moins menés sur les voies du chaos. Il en résulte que l'idée que l'on se fait du bien, surtout pour les autres, peut souvent se fonder sur une erreur de jugement, sur une croyance illusoire et périmée, sur notre propre carence à appréhender dans un plus long terme ou dans une vision plus élargie, les conséquences de nos actes. Le matérialisme ne peut plus aujourd'hui constituer le sens exclusif de notre action sur terre car notre destin dépend de la prise en compte d'autres dimensions, notamment celle du respect de notre environnement dans l'intérêt vital de notre propre préservation. Il y a en nous et autour de nous, une énergie, une réalité de l'esprit que nous ne pouvons plus continuer de calomnier et d'asservir.
Mais les progrès de la pensée et de la vie morales, qui éclairent la dignité de la conscience, sont toujours apparus comme un combat incessant contre l'instinct de la réaction, une lutte émancipatrice de l'esprit contre les forces de sa négation. 
Le monde meurtri et épuisé gît là, devant nos yeux, qui agonise et s'effondre. Il n'y a plus de place aujourd'hui pour les options à courte vue, les demi-mesures, les raisonnements "bas du front", la dissimulation, les boniments et les discours sans suite. Le véritable sentiment moral dont nous devrions faire preuve aujourd'hui, c'est de prendre enfin conscience du mal que nous faisons, de la nécessité de nous anéantir dans l'expiation et de renaître dans une nouvelle aube du monde.


Honorius/ Les Portes de Janus 25 septembre 2020





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