J'ai voulu fuir la meute humaine jusqu'à des refuges de sauvagerie. Mais ce n'était pas encore assez loin. Le flot tumultueux me rattrapait inexorablement. Des brumes de la vallée, je le sentais peu à peu revenir à mes trousses, comme une marée montante, d'abord lointaine et sourde puis se faisant peu à peu vacarme et brouhaha. Je voyais avec stupeur toute cette grouillerie avide de jouissance désordonnée et de possession se répandre comme un fleuve en crue, de nouveau investir, accaparer, piétiner, enlaidir partout ce que j'espérais toujours voir demeurer inviolé. Il n'est plus nul endroit, pensais-je, où se fondre dans le silence, où planter une cabane solitaire, au-delà des derniers sentiers battus dans la paix où s'endort le monde.
Le temps est loin de la Comté verdoyante, de la vie calme et harmonieuse dans les jardins et les collines. Oh les nuits poudroyantes et la prospérité du sommeil! Mais tout échoit. Les forêts et les lointains sans nom, tout a été dévoré par l'appétit obscène. Quelle pauvreté d'âme a permis que cela soit, quelle odieuse vanité du destin a créé l'intolérable évidence? Il faut désormais, pour survivre à l'enfer des exactions et des incendies, pour se purifier des cris de douleur et de folie qui obscurcissent les voies de la piété et du coeur, viser enfin les cimes, l'austérité de l'altitude minérale, se préparer à affronter le froid des derniers repaires inaccessibles, un autre défi de suprême liberté. En ai-je encore la force? Je reste immobile à écouter les rumeurs et les calomnies, à savourer le dégoût des perversions ordinaires, à maudire les désirs de salissure. Revenir à l'intérieur de soi, fermer les yeux au monde souffrant pour y quêter le vrai royaume, ne serait-ce pas le dernier chemin qu'il reste maintenant à parcourir? Je voudrais vénérer cette dignité première qui a été bafouée, rendre justice à la conscience animale, ausculter son innocence, retrouver le langage commun de mes frères, rejoindre dans leur chaleur la beauté énergique de la vie. Et puis surtout ne toucher à rien. Laisser la foi opérer, l'amour recréer la beauté, comprendre, contempler, faire naître le consentement sans empoigner grossièrement avec des mains malpropres. Quelle brute je ferais donc là! J'ai l'impression d'avoir vécu quatre ou cinq vies. Je ne me suis pas réincarné, je laisse cette vision aux vénérables et aux mystiques. J'ai seulement traversé plusieurs fois une lisière, la même lisière de la même vie, comme un jour sans fin où j'ai gagné chaque fois en accroissement de pensée et en épuisement de fatuité. Ce n'est pourtant pas de la maturité, l'enfant obstiné que je suis se refuse à l'admettre et je laisse cela aux barbons qui se font teindre les cheveux, mais un sentiment contradictoire qui entretient cette tension permanente de l'être. J'y perçois comme un éternel recommencement de ce que je suis et de ce que je ne voudrais pas ou ne plus être, où je me sens porté à chaque cycle plus loin en moi-même ou plus profondément. Je me sens à la fois appesanti de trivialité, de l'emprise accablante du passé, et à la fois dépouillé, libéré du poids de mon ignorance sur la voie d'une "sainteté", d'une sorte de purification intérieure, tout cela donc, comme si je marchais sur les degrés de cet escalier absurde, où chaque marche me hausse et m'abaisse en même temps. Une chose ne m'aura jamais laissé de répit, se sera toujours nourrie de mes viscères: c'est un sentiment inaltérable de rage et de révolte inassouvie où a puisé l'instinct du fugitif. La révolte contre ce qui, de la perfection primitive, s'altère et dépérit, contre ce qui me contraint au spectacle de la désolation et à l'oeil sombre des rancoeurs, enfin contre tout ce qui m'interdit d'être en paix avec moi-même. Comme disait Bergson, être soi-même est une épreuve épuisante. Cela vous emporte parfois dans la folie ou peut vous faire perdre la mémoire, vous laissant sur le chemin dans l'errance de l'hébétement.
Lorsque je vois un homme je vois sans doute un frère, ou plutôt un semblable, trop semblable au fond, j'en éprouve comme une sympathie fastidieuse, car j'y vois aussi une part insupportable de l'espèce, ce destin de trivialité et d'indiscrétion.
Les flambeaux de la horde ont maintenu en vie le noyau initial de l'humanité dans l'horreur d'un monde hostile peuplé de monstres, d'hallucinations et de forces obscures. Depuis que l'être humain pullule en pouillerie et a asservi partout le monde sauvage, la solidarité consiste à se prémunir des menaces de son semblable, de la folie outrageante de l'absurde, de l'aliénation, du harcèlement et de l'injustice. L'aridité des rêves de bonheur, la foi du caniveau, la stupeur technologique, l'aveuglement des foules, le cynisme des hiérarques, tout un monde d'incarcérations mentales et d'angoisses numériques qu'un souffle de tempête, en un soir, emportera. Car, dans ce mouvement tragique, tout échoit, même le pire.
Et cette pestilence qui s'est emparée de nos vies, qui nous poursuit de tous ses alibis pernicieux et d'appels à la soumission!
La Comté était une contrée radieuse où vivait le Hobbit, cette figure de l'humanité heureuse, villageoise et fraternelle. Ses chemins traversant les derniers champs dorés se perdaient peu à peu dans une lande obscure où culminaient au loin les montagnes noires, là où régnaient l'inconnu et la peur. Mais que sont devenus la Comté, l'Esprit, l'Horizon, la rive paisible où nous ne vécûmes qu'en rêve? Le ciel a pris des couleurs d'abandon, la terre s'étend partout tristement, comme un jardin souillé et dévasté. Le chaos et la peur ne sont plus ces spectres menaçants tapis derrière l'ancienne frontière sauvage, leur ombre de désolation s'est désormais étendue sur le monde.
Existe-t-il encore quelque part une échappatoire secrète, où parvenir par des moyens insoupçonnés? La dernière frontière au terme de la mémoire, juste cet oeil-de-boeuf par où passer même en rampant, où rien ne retient plus des injonctions misérables du passé ni des lassitudes à mourir du présent, où tourner résolument le regard vers la vie invisible, vers l'indicible lumière?
Ah briser la chaîne des anciens maléfices, des conforts, des béatitudes de l'humiliation, des servitudes bienveillantes, dans l'éclat tonitruant de joie et de terreur du fugitif!
Les Portes de Janus/ Le fugitif/ le 2 novembre 2020
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La Comté |
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