lundi 2 novembre 2020

Le journal de Dario (10) L'enfer



Il n'y a que le temps présent, la loyauté, la conscience d'être vivants, et cette liberté d'incompréhension qui nous séparent inexorablement des autres. Nous sommes seuls parmi les grandes espérances. Le bonheur c'est encore de ressentir que nous avons eu l'âme bonne, jusqu'aux dernières heures du jour.
L'enfer ce ne sont pas les passions qui nous dominent et nous submergent. Ce ne sont pas les regrets amers, les illusions, les contorsions et la déchéance de cette vie qui s'achèvera bientôt, pour un inconnu angoissant, non. C'est une affliction d'une cruauté bien plus fielleuse, qui plonge ses racines venimeuses si loin, dans l'innocence de l'enfance, et qui vous font détester la lumière ordinaire du jour.
Cet enfer, c'est le spectacle de ces deux êtres qui durant toute leur vie se sont déchiré l'âme. C'est le spectacle d'une femme désenchantée au pouvoir obstiné de méchanceté et d'humiliation, c'est celui d'un homme écrasé sous le poids pitoyable de l'impuissance, de la dissimulation et du mensonge. Cet enfer, c'est tout ce que l'emprise du ressentiment et de la honte extorque de volonté et de confiance. Fonder une force morale sur ce désastre, c'est tout le mérite de la quête de rédemption, cette dignité des affligés. Il est des stupeurs dont on réchappe par rage et par défi, ou qui brisent durablement toutes les audaces, qui imprègnent l'inconscient comme un suintement d'eaux troubles ou le hante comme le spectre d'une injonction. Il y a pourtant, entre toutes, la nécessité de survivre à cette maltraitance oppressante et choyée qui a rendu le cadeau de la jeunesse presque inutile. Et que reste-t-il d'une vie que l'on n'a pas eu le courage ni même si peu la fantaisie d'oser et de vouloir? Le souvenir des cris de haine, de l'ornière des matins blêmes, et de l'ombre pour pleurer.
Je suis resté à la lisière du monde comme au bord d'une rivière que je n'ai pas voulu prendre le risque de franchir. Tout juste suis-je resté les pieds dans l'eau, ou ai-je tenté un aller-retour sans trop m'éloigner de la rive. J'y ai vu cet homme, qui me devait l'exemple, croire ou feindre de croire, avant de perdre pied, de couler et disparaître, enseveli dans l'ombre du mépris et de l'exécration, lui dont le coeur recelait tant de lumière.
Qu'y avait-il d'inaccessible sur l'autre bord de la rivière? On y voit pourtant tous ces gens s'y presser continuellement en foules insouciantes, ébattre l'inanité de leur existence avec tant de naturel et de savoir-vivre. Il n'y eut jamais de réel que la souffrance lancinante de cette femme et l'agonie si pitoyable de cet homme. Je respirerai toute ma vie la pierre de leur calvaire. 
J'ai suivi d'autres sentiers en-deçà de la grand route, où l'on n'aurait vu sur mon front que la marque honteuse de ma solitude et de ma misère. J'ai renoncé au courage de l'avenir, de crainte de sombrer à mon tour et de devoir mendier l'aumône ignoble des vaincus. Mais qu'importe, l'histoire de ces deux êtres qui se déchirent, qu'importe l'effroi et la stupeur de l'enfant! Il y a une stupeur bien plus grande encore, qui immergera la terre où nous marchons, quelle que soit le côté de la rive où nous nous trouvons. Une calamité, une folie, un châtiment aveugle où même Dieu ne reconnaîtra prétendument plus les siens, où les premiers inexorablement rejoindront les derniers. Car nous serons bientôt tous des vaincus sans avenir, les scories de notre race, de cette humanité qui a exténué l'âme du monde. Je bénis notre néant annoncé qui libèrera enfin les plus belles espérances, qui rendra à la Terre son Paradis.

Le 23 février 2021


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