vendredi 12 mars 2021

Les Portes du Royaume



Mon professeur de philosophie, comme je l'ai précédemment narré (Cf L'école Buissonnière), me reprochait d'un ton désolé de ne pas suffisamment me concentrer sur mon sujet et de "battre sans cesse la campagne". J'aurais pu me dédouaner auprès de ce docte enseignant de mon penchant pour la divagation en excipant de l'exemple de Montaigne, qui n'était pas en reste sur ce point et l'avouait ingénument lui-même: « Mais pour en revenir à notre propos duquel je m’étais quasi perdu », disait-il fort aimablement sans que l'on pût lui en tenir rigueur. On dira bien sûr que ce n'est pas à un esprit de la trempe de celui de Montaigne que des maîtres à penser appointés, même des plus distingués, s'aviseraient d'adresser leurs sourcilleuses remontrances. Mais venant d'un esprit de ma modeste constitution, ma répartie eût été jugée inconvenante, car Montaigne, m'aurait-on fait remarquer, est comme un vaisseau pouvant s'offrir le caprice de s'éloigner au large des côtes, dès lors que sa solide carène l'assure de se maintenir toujours en vue du cap.

Je n'ai jamais eu de goût à porter d'autre fardeau que le mien. L'histoire de la philosophie nous démontre l'incroyable propension de l'esprit à construire autant d'univers théoriques sans fondement ni aboutissement, de ces systèmes intellectuels dont on abandonnerait volontiers la garde à leurs seuls démiurges, sans devoir jamais s'en mêler plus qu'il n'en faut. Nous nous passerions aisément de tous les Kant et les Hegel de la terre pour ce qui est d'apprendre à bien vivre et à bien mourir, ce qui devrait déjà abondamment solliciter le meilleur de notre fonds. Les systèmes philosophiques sont en eux mêmes des produits de l'imagination où les facultés de la réflexion s'appliquent à analyser, comparer, combiner les divers concepts entre eux pour alimenter sans fin de nouvelles créations imaginaires, s'ajoutant ou se substituant aux précédentes, accumulant de nouveaux termes et surchargeant les rayons des bibliothèques du poids de nouveaux volumes. Une imagination qui ne serait pas strictement rationnelle dans l'acquisition du savoir et construite sur la rigueur de la logique, est dénigrée par la critique comme une qualité désordonnée et de peu de conséquence, comme réfractaire et impotente à la nécessaire Vérité. J'ai souvent l'impression que l'esprit humain ne sait plus que faire du fardeau de la rationalité. S'il a pu se gorger de son lait depuis le siècle des Lumières, il tète désormais une mamelle asséchée.  Mais la raison n'est pas prédestinée à se trouver là où l'on croirait. Ce désir de "la divagation" dont mon professeur de philosophie écrivait et soulignait sur mes copies le mot au stylo rouge, est chez moi le symptôme de l'ennui que m'inflige la solitude de la pensée des autres, quand j'ai déjà bien à faire avec les vicissitudes de la mienne. Au reste, je me suis rendu compte suffisamment tôt, pour ne pas le souffrir comme un handicap, que cet esprit de "divagation" dont on semblait me faire grief, c'est-à-dire l'influx, l'intelligence, en quelque sorte, de l'intuition et du sentiment, l'évocation inspirée de l'inconscient, sont des modes tout aussi valables que la raison, la méthode rationnelle, la logique mathématique, dans l'expérience de la connaissance. Emil Cioran nous rappelle à juste titre que la méditation pratiquée par les moines bouddhistes, est un exercice tout-à-fait ignoré dans l'histoire de la culture occidentale. N'est-elle pas non plus un autre mode de connaissance, une manière de "connexion" avec notre réalité profonde?
J'admets la nécessité de maîtriser la langue, sa grammaire, son vocabulaire et sa syntaxe, pour exprimer intelligiblement sa pensée, tout en les nourrissant, l'une et l'autre, de la fréquentation des bons auteurs. Certes chacun est libre aujourd'hui de penser et d'écrire selon sa fantaisie, avec ou sans faute de syntaxe, quoique les moins armés dans l'usage de la langue se heurtent bientôt aux bornes de leur champ.  Mais qui s'engage sur la voie de la réflexion philosophique ne saurait s'assurer quelque crédibilité s'il ne sacrifiait avec persévérance au jargon des vieilles rhétoriques, s'il n'était en mesure d'évoquer, avec assez de science et d'art, et au prix de longues veilles et insomnies, les mânes compassés des vieilles idoles, quitte à en faire ensuite table rase, une fois forclos l'examen des classes. Mon esprit n'a jamais montré que peu de zèle à singer ces tensions et contorsions spéculatives dont les grandes consciences universelles ont fait leur miel, et marqué l'histoire des inventions avec autant de génie que de vent.
Je ne suis cependant pas en reste avec mes propres objets d'étude, qui sont cependant, merci mon Dieu, moins téméraires. C'est en effet dans la matière littéraire que je trouve ma véritable émancipation, dans la jubilation de la vie intérieure. La vérité se révèle obstinément dans la représentation que l'esprit s'en fait. Si notre présence dans l'univers ne semble pas avoir de finalité, chaque individu a au moins la liberté de donner un sens à sa propre existence, d'en fonder les arguments de pensée ou d'action dans les mille héroïsmes de la Foi ou de la Science.  Pour ma part, je place dans la poésie prophétique de la Nature l'immersion de ma destinée, de ma raison profonde d'être au monde. Je ne ressens pas le besoin de m'en justifier rationnellement, par des arguments, des démonstrations cartésiennes censés irréfutables. J'admets, sans avoir recours à un tel arsenal, que la vie de l'esprit, la faculté perpétuellement renouvelée de l'émerveillement nous guident vers les portes mystérieuses du Royaume. Au fond, je ne suis pas si foncièrement différent de ces inventeurs d'Absolu qui cherchent éperdument leur paradis, sans doute par des voies différentes des miennes, par des voies plus arides, plus inhumaines et plus intransigeantes.
L'imagination est la part de notre sensibilité, ouverte sur un monde invisible et qui échappe au jugement et à l'emprise du raisonnement, lequel recèle en quelque sorte sa raison propre. Je retire plus de sujets de connaissance dans l'étude de ces tableaux de la vie et de l'âme purifiante, dans les subtilités indémontrables de l'intuition, les splendeurs de la contemplation, que dans ces dialectiques impératives et laborieuses de la finalité de l'être et du temps. Il fait beau voir en effet toutes ces philosophies appliquées à la finalité ontologique prétendre imposer à l'existence de l'homme et à celle de l'univers, un plan, une intention, une direction absolues qu'elles leur assignent de leur propre chef, et sans doute en cela plus conforme à l'intention de leurs inventeurs. Cela fait penser à ces autres inventeurs de la "Prédestination", selon laquelle Dieu réserverait au compte-goutte les effets de sa Grâce, et qui n'oublient pas de s'inclure parmi les heureux élus. L'humain laisse toujours l'empreinte de ses fantasmes et de ses névroses dans l'essence même des objets de sa pensée. Je ne peux certes douter qu'il n'existe des explications scientifiques au principe physique de la vie et des dynamiques de l'Univers. Mais quel rôle l'être humain s'imagine devoir jouer dans cette infinité? Nous découvrons régulièrement de nouvelles réalités, nous apprenons que de nouveaux objets ou de nouveaux phénomènes jusqu'à lors insoupçonnés et inconnus, comme des planètes couvertes d'océans de méthane, ou de volcans gigantesques, des étoiles qui s'effondrent, des trous noirs engloutissant la matière, des cascades de galaxies, des odyssées de lumière dans des abysses glacés, toutes ces horreurs intersidérales qui stupéfient notre entendement. 
Pour autant la nature de ces réalités confinées dans les dimensions de L'Espace et du Temps semble aussi virtuelle que celle de nos anciennes chimères scolastiques ou de nos univers numériques. Existe-t-il une nécessité à vouloir fuir continuellement hors de nous-mêmes, à dénigrer, calomnier sans cesse dans nos comportements et dans notre conscience en déshérence, le caractère intangible de notre innocence? Pourrions-nous réapprendre les vertus vivifiantes de la sagesse des humbles, l'humilité du bonheur?
L'être humain s'est ingénié à se détourner avec un entêtement méthodique de sa patrie primitive. La Raison dont il arme son instinct de pouvoir et de domination le conduit peu à peu sur les voies de l'irrémédiable. Le pire dont sa nature est capable ne compensera bientôt plus le meilleur.

L'immersion dans la conscience et le prodige d'un monde infiniment, inexplicablement vivant me semblent une réalité plus profonde que celle que nous imposent les prétentions d'une intériorité rationnellement réglée, formée à la procédure et à la géométrie, vide de la moindre notion de mystère et de sacré. Car le mystère et le sacré sont à la source jaillissante du monde. Le mystère est l'indéfinissable nécessité de l'être, il est l'immanence où s'accomplit le monde, le message caché de l'esprit, le don inexplicable de la création. Le sacré, c'est ce qui est confié à la garde de notre conscience, c'est le respect dû au "principe d'émerveillement", à ce mystère inviolable de la vie. Le dessèchement moral d'une société, dont l'énergie mentale est exclusivement tournée, jusqu'à l'épuisement, vers le matérialisme, la gestion et la technologie, est sans doute étroitement lié au tarissement des sources de la spiritualité et l'on pourrait mesurer en effet la valeur d'une société à celle qu'elle confère au sacré. Les peuples primitifs avaient acquis l'essentiel des connaissances nécessaires à la préservation de leur dignité et ils auraient bien à nous réapprendre sur nous-mêmes. L'Arbre de Vie des anciennes mythologies soutenait le principe de l'univers, c'était la représentation sacrée par excellence. Son symbolisme était vénéré dans chaque arbre remarquable de la forêt. Lui porter atteinte, c'était précipiter la ruine du monde. Nous voyons à quel point aujourd'hui ce que la désertion du sentiment du sacré, cette corruption de la conscience morale, peut avoir de ce point de vue comme conséquences dans tous les crimes commis par l'homme contre l'innocence et la pureté du monde. 
Certes, le respect du sacré ne saurait faire obstacle à la science et à l'accroissement du savoir, mais toute la science et tout le savoir ne sauraient pénétrer la raison absolue de l'Univers et réaliser en l'homme le rêve de la pensée et de la liberté totales. Jadis, le prêtre, le "sacerdos", le chaman, étaient les garants de l'intégrité du sacré, du cercle que nul ne devait briser et souiller. Mais l'être humain est aujourd'hui livré à sa propre conscience, collectivement mise à mal. Il est pourtant une frontière qu'il ne doit pas franchir sous peine de périr dans son propre corps et dans la misère de l'esprit...Il a désormais atteint la dernière ligne du cercle qui le sépare de l'enfer.

Or donc, disais-je, mon professeur de philosophie avait pour mission d'exercer mon esprit à raisonner et non pas à imaginer. Apprendre à raisonner c'est avant tout apprendre à organiser sa pensée. C'est, de fait, apprendre aussi à structurer son discours. On appelle cela la dynamique dialectique ou l'esprit de la méthode, c'est selon. Voilà bien une prouesse qui a au moins pour vertu de prévenir l'oxydation des neurones, à défaut d'apaiser l'angoisse existentielle. Mais pourquoi faudrait-il privilégier la faculté du raisonnement sur celle de l'imagination?
D'autant qu'il est aisé de constater qu'il faut parfois beaucoup d'imagination pour parvenir à bien raisonner. Tout autant que l'on voit à quelles vacuités peut conduire l'art du raisonnement sans imagination. On peut par ailleurs conduire un raisonnement structuré et bien noté par nos professeurs sur des idées ou des objets qui n'ont rien à nous enseigner. Si un tel exercice mobilise assurément les ressources les plus vives de l'intelligence en y mettant du brillant, des facultés de pénétration et de la suite dans les idées, il n'a pas toujours pour effet de renforcer l'indépendance du jugement et de la connaissance. Car l'intelligence reste vaine si elle ne mène qu'à se conformer à des références d'école. La question principale est donc la suivante: Organiser sa pensée à la manière de mon professeur de philosophie, nous apprend-il à mieux connaître? Mieux saisir le sens de la connaissance, on le croirait certainement. Mais de quelle connaissance est censée nous enrichir la faculté du raisonnement? 
On prétend trop souvent que la faculté d'imaginer est l'antinomie de celle de raisonner. L'imagination nous ouvre pourtant bien d'autres perspectives de connaissance que la raison semble ignorer. Mais le grand avantage de la Raison, c'est qu'elle nous rassure.
D'après Cioran, elle ne modifie en rien notre "position métaphysique", mais elle nous permet de fixer un mot sur un inconnu, sur une peur ou une ignorance.
Cioran estimait même qu'on aurait pu en rester à la philosophie naturaliste des présocratiques sans avoir rien perdu à avoir fait l'économie des grands systèmes ultérieurs. "Quel avantage à savoir que la nature de l'être consiste dans la volonté de vivre, dans l'idée ou dans la fantaisie de Dieu ou de la Chimie?" En effet, si ce n'est à nous encombrer de concepts cache-misère et de bavardage. En sommes-nous plus avancés à nous gonfler le cerveau de ces inventions érigées comme des châteaux de carte, où chaque représentation mentale se relie à l'autre par la théorie d'une nécessité improbable? Cet Esprit Universel, que l'on appelle Dieu, l'élan Vital, l'Amour Eternel et de tant d'autres noms de baptême, qu'est-il finalement décidé à faire de nous à l'heure de notre mort? N'est-ce pas cela la grande affaire? En fait il n'y a rien de vraiment bien nouveau que nos prédécesseurs ne connussent déjà de la conscience et de l'essence de l'Etre, sous d'autres formes symboliques et dans leurs anciennes cosmogonies.
Devant ce spectacle de néant, je trouverai presque un alibi à avoir été un élève plutôt médiocre.  Je n'ai jamais été doué pour ratiociner sur ces inventions philosophiques compliquées et assommantes, qui mènent toutes nécessairement à des impasses et ne répondent à rien tout en reposant les mêmes questions, et qui se désolent apostoliquement de nos échecs et alourdissent davantage le poids inutile de notre angoisse.
Apprendre à raisonner, à "réfléchir", est utile certes à la gymnastique mentale et à l'hygiène cérébrale, mais ne nous apporte aucune des réponses espérées sur la finalité de l'être humain dans l'univers, sur son destin après la mort. Cette raison que l'on croit pouvoir manier à notre convenance, que l'on croit pouvoir perfectionner sans cesse à la mesure de nos fantasmes d'êtres pensants, nous maintient tantôt dans l'enflure de l'intellect à produire de superbes frustrations, mais nous prévient tout autant, par une sorte de lucidité d'indifférence, contre les charlatanismes de nos illusions et de nos inanités. Il n'y a pas d'autre connaissance que celle que notre esprit imagine pour communier avec la nature et respecter l'âme du vivant, et la vérité que tant d'idéologues tiennent sans cesse à vouloir définir s'efface devant la mort.
La connaissance est étymologiquement une naissance perpétuelle avec le monde, comme si chaque jour qui se lève devait recommencer notre aventure dans l'univers et notre survie sur terre. En cela la connaissance est l'expérience du désir et de l'instinct, de la volonté farouche d'être et de rester en vie. Elle mobilise des ressources qui ne sont pas du domaine de l'espérance, du discours rationnel et de l'hypothèse, mais de la persévérance, de l'endurance, de l'émerveillement et de l'action. On peut connaître profondément l'intérêt et la nécessité de l'existence, sans être pétri de science positive et de concepts si dérisoirement catégoriques. Faire oeuvre de "divagation" dans cet enfer humain de procédures et de normes, c'est tout l'art d'aller directement au but, par instinct, par confiance, sur un chemin de lumière, pour l'amour de se sentir exister, car nous savons que la brièveté de cette vie n'est qu'un rêve incompris. 
 Certes, j'ai persisté à vouloir encore divaguer plutôt que de me contraindre aux bornes et aux méthodes du raisonnement. Mais de quelque tournure dont je pare ou je forme mon esprit dans la manière de considérer le monde je ne serais pas plus avancé à l'heure de quitter la scène qu'au moment d'y entrer. Comme le rappelait Cioran, il n'y a pas plus de trois ou quatre comportements philosophiques qui puissent être adoptés dans notre vision du monde, et encore ne se distinguent-ils entre eux que par des nuances terminologiques. Et puis à quoi bon se rompre la tête contre tant de gloses métaphysiques, puisque nous pourrions tout aussi bien admettre que "L'univers commence et finit avec chaque individu" (Cioran)
Le vent de mars vient répandre sur la terre ses premières offrandes d'aube et de lumière. Les versants exposés au sud bourdonnent déjà des premières abeilles dans la blancheur éclose des aubépines et des prunus. Le printemps de la vie renouvelle son mystère et je je me contente si merveilleusement de ce bonheur à chérir et à cultiver. En vérité je le ressens comme la seule justification de ma présence dans ce monde.
Kant et Hegel dorment leur sommeil d'éternité dans la pénombre de la bibliothèque, et tout suit invariablement son cours.

Honorius/Les Portes de Janus/12 mars 2021



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