samedi 10 août 2024

Animal totem




Il paraîtrait que l'ours est mon animal totem, mon ange gardien chamanique en quelque sorte. Pas le chien ni le loup, pas le cheval ni le chat non plus, mais fort probablement l'ours. Je dois cette révélation à Albert, mon voisin et ami clairvoyant sur cette terre, qui goûte fort la science sauvage et radicale de nos lointains frères amérindiens et autres peuplades touraniennes. Le côté un peu farouche et solitaire, amoureux des forêts primitives, de constitution trapue et brachycéphale à la manière d'un plantigrade (cette particularité mériterait d'être nuancée, de mon point de vue), militeraient selon lui en faveur de cette correspondance cosmique. L'esprit de l'ours veille en moi et sur moi. Il faudra donc que je m'habitue à ce nouveau visage de mon identité, celui que je ne me connaissais pas encore comme un miroir de mon être intérieur, si je veux bien en admettre quelque pertinence. Car cet animal vous place indéniablement à votre avantage, par son intelligence et sa force, bien mieux, selon toute conjecture, que le phacochère  pétomane ou la méduse urticante que le sort eût pu tout aussi bien me désigner. Le choix d'un animal totem n'obéit pas, on le voit, à des règles de dévolution bien définies. Comme pour tout ce qui relève du domaine spirituel, la part de l'intuition prévaut sur le fait rationnel.

L'être humain, aux temps de la sauvagerie, était étroitement associé à l'esprit de l'animal qui lui donnait la force et la chaleur et les représentations qu'il en fit sur les parois rupestres étaient tout à la fois une invocation de la chasse fructueuse et un remerciement fait à l'animal pour son sacrifice. En vérité, j'ignore qui de l'ours ou du loup, qui de l'aigle ou du cerf, mes frères en la Création, veille sur mes jours car je reçois indifféremment en moi la lueur de tout ce qui est. 
Si j'avais un conseil à donner, une prière à élever, je choisirais de l'exprimer sur le mode du chant chamanique, lancinant comme les cycles de la vie et de la terre, entre le style de Giono, de Bosco et du chef sioux Seattle:
Tu ne tueras pas les "bêtes".
Tu ne calomnieras pas les oeuvres de la Création.
Ainsi tu élèveras ta conscience morale
Ainsi tu te grandiras toi-même.
Respecte tout ce qui est,
En tout vit l'âme du monde...
Hahé!

Honorius / le 7 août 2024


mercredi 17 juillet 2024

Les derniers mémoires du jour


Le symbolisme des dates, comme les bornes kilométriques, nous permet de ne pas perdre le fil du temps et de l'espace. Une façon aussi de ne pas perdre pied et sombrer dans le désespoir ou la folie. Il en est ainsi de l'idée de la mort, la mort de ceux qui nous ont précédés, avec ses pélerinages de la mémoire comme autant de jalons que nous fixons avec angoisse sur le cours de notre propre trajectoire. Tu es partie, à la même heure, il y a tout juste un an, le temps qu'il faut à la Terre, paraît-il, pour faire le tour du soleil et voici qu'une feuille luisante de peuplier, emportée par le vent, est venue choir doucement à mes pieds. Est-ce un signe de ta présence invisible, qui quelque part dans l'univers insondable veille sur le cours de mes jours? Qu'on l'appelle signe de l'au-delà, probalité, hasard ou coïncidence qu'importe après tout puisqu'il s'agit dans tous les cas d'un de ces reflets espiègles de l'immanence de l'esprit.

Dans quelques années, que je peux maintenant compter sur les doigts d'une main, j'aurai atteint l'àge de mon père lorqu'il a quitté ce monde, ce qui me laisse évaluer, en comptant une raisonnable marge d'approximatipn, les statisticiens diraient un "indice de correction", ce qu'il me reste d'espérance de vie ou de vie tout court. Si la mort était un chemin à parcourir à pied vers une sorte de Hoggard infiniment lointain et mystérieux, tu serais déjà en Chine ou bien plus loin que la Chine, à l'heure qu'il est, au Kamchaka et sans doute bien plus loin encore que le Kamchaka le temps de contourner le désert de Gobi et d'autres immenses contrées sauvages qui s'étendent jusque sur les rives d'un autre océan d'infinité. A quoi pense-t-on pendant ce long voyage de la mort? La pensée, comme je le crois, ne se fond-elle pas si bien dans l'éternité de l'univers qu'elle est une sorte de continuum de la vie dans la mort? D'ailleurs n'as-tu pas augmenté tes facultés dialectiques à force d'arpenter les cycles infinis des goufres et des nébuleuses? Le vrai sage à en croire le grand livre de Zani (celui qui était là au commencement) s'apprécie à la beauté de son silence. Ce qui signifie que le silence parfait est la parfaite sagesse.

Cette nuit tu étais assise, seule, à la table du grand réfectoire, vêtue d'une veste en laine sans manches sur un de ces chemisiers proprets que je te connaissais. Ton visage n'était pas encore ravagé des dernières disgrâces de la déchéance mais à ton regard désemparé et au mouvement de tête dépité que tu me fis je compris que tu n'avais toujours pas recouvré la parole. Comment eût-ce été possible, même si l'on peut parfois compter sur les rêves pour nous surprendre? Je t'ai alors saisie doucement par les épaules pour te presser contre ma poitrine, presser ma joue contre la tienne et dans un long sanglot de pitié et de douleur m'écrier à trois reprises: oh maman! oh maman! oh maman!

Il y a quelques jours, j'ai fait une découverte merveilleuse en la personne de Pavel Chesnokov, compositeur russe (1877-1944), auteur d'oeuvres chorales sacrées. Comme quoi le Russe, qui a pris trop souvent l'habitude de se signaler par sa brutalité et sa sauvagerie, nous réserve de temps à autre de belles surprises dans le domaine du goût et de la sensibilité artistiques.

Le chant extrait de l'opus 27 sous le n°6 intitulé "Seigneur nous te prions" nous en donne une extraordinaire démonstration. Une voix de basse sombre et profonde qu'accompagnent, dans une ascension mystique, les sublimes harmonies d'un chœur séraphique. Ce chant, d'une puissance d'émotion tout-à-fait bouleversante, est comme l'apparition d'une lumière miraculeuse qui nous submerge d'un immense sentiment d'espérance et d'humilité. Je m'avise que lorsque viendra notre tour, munis de ce précieux viatique, nous pourrons enfin nous endormir dans la confiance et dans la paix et, quittant doucement la beauté du monde, nous élever, ô Seigneur de la Création, purifiés, sanctifiés, vers ta divine clarté.

Il y a dans un lieu sombre et impénétrable une caverne, une hypogée oubliée des hommes et du temps oû trône, sous une épée blafarde de lumière, une divinité de pierre à la double face, symbolisant l'ambivalence de l'être et ses mouvements contradictoires. Les nuits où je ne peux trouver le sommeil, pour ainsi dire presque toutes les nuits, je dépose à son piédestal une luciole que l'on offrait jadis en ex voto, mais aujourd'hui non pas pour solliciter un conseil ou conforter une espérance mais pour y méditer l'angoisse irrémédiable du destin, du temps et de la mort.

Je crois que la mort peut s'envisager en toute lucidité avec ce sentiment d'anxiété qui n'est pas sans rappeler celui qui nous saisit à la veille d'un événement important, dont il nous tarde qu'il soit définitivement derrière nous. D'autres s'y préparent comme on prépare un départ en voyage avec fébrilité et surtout la crainte de ne rien oublier à faire ou à dire avant de quitter la place. D'autres se lamentent et s'agitent de toutes parts, poussant des cris d'orfraie à l'idée de devoir rendre gorge, tandis que les derniers (est-ce le privilège de l'âge?) s'y résolvent avec quelque apparence de calme et de sérénité. Dans la plupart des cas, on s'étonne d'avoir à se résigner plus vite qu'on n'eût espéré, à voisiner avec cet hôte inquiétant, comme une chose que nous tenons encore à l'écart, jusqu'au jour oû des bruits de pas l'annonceront à notre porte.

D'ailleurs je sens déjà tout se réduire autour de moi comme une sournoise peau de chagrin. Ce qui était encore présent cède peu à peu la place et je ne peux voir la terre qui me soutient sans y sentir mon propre tombeau. Je ne recherche plus dans l'homme que ce fantôme d'insondable pudeur, un rêve inexprimable de moi-même et peut-être encore la grande fraternité tragique de l'âme. Car je m'avise qu'au delà des vicissitudes et des passions du monde c'est bien notre jeunesse enfuie ou perdue qui devrait être, ami, au nom de la vie, notre trésor commun, notre plus belle fierté et notre plus grand honneur. Mais je suis là à mon tour, comme le Lucifer vieillissant des mondes finissants, sur le point d'accomplir "les derniers mémoires du jour".

Honorius/ Les Portes de Janus/juillet 2024


mardi 16 juillet 2024

Oh Rus!




La campagne, la terre des champs, comme lieu de calme et de repos, n'est plus depuis longtemps ce qu'elle était du temps de nos pères: la paix bucolique, la beauté pittoresque, tout cela appartient désormais à l'imagerie du passé, celle qui prévalait d'Horace à Racan et à Rousseau, du temps où l'homme, humble devant ses œuvres, lui accordait encore quelque considération. Ce n'est plus aujourd'hui, à force d'impiété et de calomnie, qu'un de ces nouveaux purgatoires qu'il faudra bientôt aussi tenter de fuir en s'inventant une nouvelle nostalgie. Le chaos de la civilisation humaine s'y est répandu partout comme un catarrhe, vous faisant regretter vos naïvetés de bonheur et d'espérance.
D'ailleurs c'est bien simple, je ne peux aujourd'hui vaquer plus de cinq minutes sur ce qui fut jadis nos paisibles chemins de poésie sans être outrageusement incommodé. Cinq minutes en effet, c'est en moyenne le temps qui vous est imparti avant d'être rattrapé et fustigé par toutes sortes de diableries. Si je prends le ton du sociologue je dirai que les choses nuisibles et vides de sens qu'on ajoute chaque jour à toutes celles qui les ont précédées, ne sauraient continuellement prospérer dans un monde déjà accablé de tant de forfaitures. Si je prends le ton du philosophe je dirai, hélas, que si le long processus d'hominisation a parfois abouti à des formes supérieures de conscience, il n'a pu donner dans notre ordinaire qu'une sorte de borborygme fort éloigné du génie du langage, ce qui est bien assez cependant pour exprimer de vagues nuances de néant. Si vous mettez bout à bout toute la collection des bougreries qui donnent à nos terroirs cette espèce de couleur locale, vous aurez sous les yeux en une saison, l'admirable achalandage socio-ontologique de la guenillerie humaine. Et tout recommence, d'année en année, de jour en jour, encore et encore, dans une pénible routine que seule viendra clore la fin heureuse des temps. Un de nos classiques, cité par l'éminent professeur Haudry, disait en latin " Sunt qui odiosi sint". Avec le rapport de l'expérience je dirai plus sûrement: "Sors homini est odiosus orbi esse", ce qui justifierait pleinement la sentence fatidique : "Hic odiosus mundus delendus". Il faut dire qu'il n'y en a guère parmi cette grouillerie pour montrer l'exemple de la vertu. La pauvreté de notre rapport au monde est si imprégné du vide dominant que nous nous renvoyons de toute part l'image de notre propre inanité.
Car je vous le demande un peu: Pourquoi, vérole de moine, reconduisons-nous continuellement dans leur mandat tous ces entichés de l'oeuvre de violence et de destruction? Tous ces élus corneculs qui ne bichent que pour ces projets inutiles, qu'ils chérissent plus que leurs propres enfants, et qui nous rendent la vie tellement laide et insupportable? Manquons nous à ce point d'imagination que nous nous accommodions du mauvais comme du pire sans état d'âme? Notre cervelle s'adapte décidément fort peu aux nécessités de l'évolution dialectique, trouvant meilleur compte à se vautrer dans la bauge des inerties et des croyances primitives. A tel point que même les furieux retours de bâtons du réel, qui suffiraient à déciller n'importe quel obstination de bourricot, n'ont sur nous aucun pouvoir de raison. Toutefois, je bénis ceux, les plus humbles et les plus clairvoyants, qui ont encore le courage de se battre contre la mécanique de la bêtise et du mensonge, ils sont le dernier honneur de ce qui se proclame encore humain sur cette terre, de ce qui ne se résigne pas à devenir idiot ou fou et que la beauferie dominante désigne avec véhémence comme une horde de malfrats et de terroristes. J'ai quant à moi épuisé mes plus valeureux élans de colère et d'indignation, je n'ai plus assez de traits pour faire mouche et n'en puis mais. Le bruit du monde se fait en moi toujours plus sourd et c'est comme si je m'apprêtais lentement à en quitter les rivages. Amis, je vous laisse, comme Achille, la tristesse et le courroux en héritage, et comme Ulysse, de votre héroïque abnégation, ma plus profonde reconnaissance.

Honorius "Les Portes de Janus" juillet 2024

mardi 16 avril 2024

Causerie sur le temps qui passe et autres babioles


L'humeur, qui ne se commande pas et qui est l'expression de nos émotions, semble visiblement invariable chez certaines personnes, tant en bonne qu'en mauvaise part. Il est par exemple étonnant de voir certains visages éternellement souriants quels que soient la couleur du jour et le cours des événements. Etonnant en tout cas pour moi dont le front s'assombrit à la moindre contrariété, cédant aussi facilement aux emportements de la colère qu'aux dépressions de l'abattement. L'optimisme qui aide à vivre et à supporter philosophiquement le réel n'est assurément pas une composante de ma constitution. C'est ainsi. A quoi bon sermonner les Mânes de mes géniteurs qui doivent bien y être pour quelque cause d'hérédité! Il m'ont donné cette chance unique d'exister, exonéré de ces tares ou infirmités qui affectent tant de mes semblables, que c'est bien le moins de m'en satisfaire sans y porter encore quelque mesquine réclamation. Alors je me contente d'être le plus commodément ce que je suis, avec le meilleur allant et les meilleures dispositions. J'essaie bien d'appliquer à ce mauvais pli de mon tempérament quelque gymnastique corrective en m'astreignant à considérer les choses du bon bout de la lorgnette, mais que voulez-vous, mon naturel reprend le dessus à la moindre relâche, comme il en advient dans ce qui suit.

J'ai dans le cerveau une sérosité que l'on nomme mélancolie. Je regarde obstinément le monde tel que je souhaiterais qu'il fût mais qu'il n'est assurément pas et ainsi par la faute des hommes et de leurs passions coupables, et qui s'éloigne chaque jour de l'idéal que j'en ai. Ce ne serait pas une montagne si je ne m'en faisais pas une sorte de maladie. Car l'idée, il est vrai partout corroborée, de la déchéance physique et morale du monde est une idée que je porte en moi comme un fardeau. J'ai longtemps étudié avec ferveur et enthousiasme ce qui a valu à l'humanité, dans un long processus d'accomplissement, l'élévation de sa conscience morale. On eût pu penser que l'avenir ne pouvait lui réserver encore que le meilleur. Hélas, la roche tarpéenne n'étant jamais bien loin du Capitole, je suis de cette race désespérée qui sent vibrer sous ses pieds les grondements menaçants du pire. Chaque jour qui passe me plonge encore plus dans le sentiment de l'horreur, me donnant grandes vergogne et douleur, par l'essence et la substance, d'appartenir à cette engeance nuisible qui en est la cause. Car cette engeance au destin ontologiquement exceptionnel a fini, contrairement à ce qui aurait dû ou pu être, par produire une telle montagne d'ignominie que ce ne serait que pure justice et bonne délivrance que cette montagne, toute flageolante sur ses pieds de pourriture et de vent, l'emportât avec elle dans son écroulement. Si je devais mourir de lassitude ce serait bien plus de la lassitude de l'homme que de celle de la vie.

Ce qui introduit fort à propos ce qui suit: "La mort résout tous les problèmes.  Pas d'hommes, pas de problèmes" disait un certain Joseph Staline, qui savait parfaitement de quoi il parlait pour avoir lui même mis son axiome en pratique.

Tout ne vaut que par l'idée que l'on s'en fait autant que par l'usage que l'on en fait. Cette autre maxime se vérifie dans toutes les applications de notre existence, dans les petites comme dans les grandes choses. Les grandes choses, toutefois, ne sont plus ce qu'elles étaient, du moins les hommes d'aujourd'hui (les femmes itou qui ne valent généralement guère mieux) ne sont plus de taille à les concevoir et à les affronter. D'ailleurs y a-il seulement encore aujourd'hui de grandes visions collectives d'idéal et d'avenir? Peuh! Nous ne produisons tout au plus que des gestionnaires de carton sonnant le creux, de ces petites marionnettes aussi inconséquentes que ridicules pour gouverner le destin des peuples. Quant à l'idéal, il n'y a plus grand chose de valable à en dire, soit que ce mot ait perdu depuis longtemps de sa substance dans la médiocrité ambiante et l'esprit dominant d'iniquité, soit qu'il ait pris ailleurs la forme du pire comme chez ces moujiks dressés à passer au hâchoir pour la Sainte Russie. Il y a au moins une chose que nos démocrates aux affaires partagent avec les dictateurs, c'est l'esprit de dissimulation et l'art, tout autant scélérat que cabotin, du mensonge. La censure et la propagande sont, ici ou ailleurs et à des degrés variables mais tout aussi réels, étroitement liés à l'exercice du pouvoir et de la politique. Le pouvoir! Ce ver insatiable qui ronge le coeur des bonnes intentions et fait commettre tant d'irrévérences contre la sainteté de l'intelligence. Le vide ressassé des idées et des mots, le fiel de la mauvaise foi, nous tuent à petit feu, tout autant que notre veulerie et nos petites lâchetés de collabos avec les coteries dominantes.

Bernanos disait, par la voix de son curé de campagne: "Il est difficile d'imaginer à quel point les gens que le monde dit sérieux sont puérils..." S'il pouvait encore passer naguère pour une force de caractère, le masque de "la gravitas" ne fait plus guère illusion aujourd'hui. Les gens prétendument sérieux, et particulièrement ceux qui s'enflent d'importance, apparaissent de plus en plus tels qu'ils sont, histrions impuissants, vaniteux, hypocrites ou ridicules, c'est selon, à la jactante péremptoire et incapables de concevoir l'avenir au-delà du lendemain. Les temps ne sont plus à la grandeur, il faut se contenter des parodies mesquines de l'histoire et de la goujaterie du désenchantement.

Parvenu dans l'antichambre de la vieillesse, ayant reçu quitus de mes devoirs et résignations, je dois me contenter, quant à moi, mais plutôt comme une source de plénitude que comme un pis aller, de ce que Bernanos encore lui, nomme avec beaucoup de philosophique tendresse "les petites choses":

"Les petites choses n'ont l'air de rien", dit-il, "mais elles donnent la paix. Dans chaque petite chose il y a un Ange". La course du monde qui nous emporte ne permet pas de nous arrêter comme nous le voudrions, à la grandeur de ces petites choses. Il faudrait pour cela être assez éloigné " du bruit et des fâcheux", comme disait Théophile de Viau, se sentir le coeur enfin libéré du poids des injonctions, mais l'est-on seulement jamais? Las, toute chose a un terme et n'est-ce-pas dans cette paix annoncée du soir qu'apparaît enfin, comme un beau visage, la calme félicité du temps? Alors que tout fuit loin devant moi, au point que j'en ai déjà oublié les noms et les raisons, il me semble revenir insensiblement à une perception étrangement trouble de ce monde, comme un brouillard étincelant dont je ne sais de qui, des vivants ou des morts, il recouvre le mystère et sans que je puisse précisément en distinguer la joie de la tristesse. Suis je encore le jouet de ce rêve improbable qui me parlait encore naguère de bonheur et d'espérance?  Tout est désespérément simple lorqu'il s'agit, dans cette grande plaine verte et monotone, d'attendre sagement la fin de l'histoire. On n'a jamais su au fond ce qu'est vraiment l'espérance car on l'a souvent confondue avec l'aspiration au bonheur, voire, avec le bonheur lui-même. Pourtant l'une appartient au ciel, au choeur séraphique, à la foi en la résurrection des corps, tandis que l'autre appète obstinément les jubilations éphémères du monde, jusqu'à ces "petites choses qui n'ont l'air de rien", mais qui contiennent si bien toute la saveur de l'existence. 

Mes mains, comme celles de tous mes prédécesseurs, n'ont jamais été emplies que de poussière. "L'ambitieuse vanité" que brocardait Tibulle ne m'aura jamais atteint dans ce monde d'llusions. Je n'en ai sollicité ni reçu aucune faveur, ni prébende ni honneur, ce qui m'épargne, comme une vraie bénédiction, la crainte pitoyable de les devoir perdre. Les humbles, pourrait-on dire, sont naturellement mieux disposés à la philosophie de l'existence car ils ne possèdent rien que lorgne la cupidité et il y a toujours plus humble que soi pour nous enseigner l'humilité.

On ne s'imagine pas assez à quel point le souffle du vent dans les prunus en fleurs, cette brise que je sens avec délice s'élever chaque année au printemps, regorge de cette poésie infinie et "inutile" de l'existence. Nous ignorons bien trop souvent, comme des être stupides et aveugles, ces expressions éphémères de la beauté à laquelle n'importe quel être humain suffisamment sensible et intelligent devrait pouvoir rendre grâce. Je ne sais quelle image de cette terre j'emporterai à l'heure de quitter la carrière, sans doute une de "ces petites choses qui n'ont l'air de rien",  un dernier reflet furtif de la splendeur du monde. Le temps me semble une paroi de verre derrière laquelle j'assiste avec impuissance à la dérive des êtres et des choses. Mon regret serait de partir à mon tour sans avoir donné mes meilleures preuves d'amour.

On peut rester toute sa vie un imbécile, un imbécile triste ou heureux, selon sa constitution, depuis le premier vagissement jusqu'au dernier râle d'agonie. Quand je dis un imbécile, je veux parler surtout d'un être stupide qui n'eut jamais d'ouverture à rien, sûr de son ignorance comme seul jugement. De ceux là on peut remplir des stadiums. Mais il faut être équitable en reconnaissant que chacun de nous a quelque chose du con, car la connerie est ce qui est le mieux partagé, avec peu ou prou d'intensité et d'épaisseur, parmi l'espèce humaine. Je n'aurai certainement pas l'outrecuidance de m'extraire du lot, bien au contraire, je suis une sorte de con, plein d'imperfections et de manquements envers moi-même, envers la vie et envers mon prochain, doté cependant d'une dose (assez limitée) d'imagination, ce qui peut parfois donner le change mais qui n'est cependant pas encore suffisant pour se faire une conscience de valeur. Et puis n'allez surtout pas me demander quelle définition je donne à cette connerie dont je me fais expert en gloserie lorsqu'il s'agit de faire soi-même son examen intérieur pour en avoir la meilleure représentation.

Je suis retourné au royaume où les morts d'aujourd'hui étaient encore des vivants en sursis sacrifiant à leur lente agonie, où l'avenir accompli était encore dans l'ébahissement de l'enfance. C'était d'ailleurs davantage une songerie à travers le miroir du passé, qu'une improbable entreprise d'Argonautes. J'y ai fait toutefois des retrouvailles touchantes avec l'invisible. Là aussi, on ne s'imagine pas à quel point nous sommes faits d'invisible, à quel point même nos corps et nos âmes sont livrés à la caresse insatiable des fantômes. Se peut-il que j'aie moi-même traversé cette vie sans en connaître suffisamment le prix? Que j'aie compté pour encore trop peu de chose ce temps obstiné qui a passé? Parfois je vois ma jeunesse, avec ce visage qui me ressemble, marcher dans son printemps et qui déjà ne m'entend plus et n'a plus rien à me dire. Alors je la laisse vivre sa vie radieuse et muette, et s'effacer lentement dans la lumière, sans regret et sans tourment car cela est du bon ordre des choses.

Aujourd'hui 21 mars j'ai entendu le chant du coucou. Il ne pouvait pas mieux choisir que le premier jour du printemps pour signaler son retour. Le coucou est un oiseau que l'on dit discret et doué d'une vue particulièrement aiguë lui permettant de voir la tête d'un lombric jusqu'à une distance de 20 mètres  ce qui pour un étre humain équivaudrait à voir une prune quetsche tombée dans l'herbe à 200 mètres.

Vois-tu, on voudrait pour toujours entendre chaque année le premier chant du  coucou, car c'est le début d'un nouveau cycle qui nous emplit d'allégresse. On se dit qu'il ne saurait étre question de mourir au printemps, il y a trop de désir d'avenir et d'envie de bonheur au printemps, et pourtant. En revanche, mourir sous le ciel blafard, au coin du feu, devant la bûche qui se consume, semble naturellement plus admissible, du moins pour le vieillard qui sent finir son temps. De toute façon, on ne meurt pas à sa convenance ou si peu. C'est tout juste, à ce que j'en sus, si on peut hâter ou retarder un peu l'issue fatale, comme si on luttait contre le sommeil ou qu'au contraire on s'y abandonnait sans résistance.

Le sommeil est d'ailleurs une fatalité étonnante, une sorte de trou noir, de non étre qui absorbe la conscience comme un poids inerte. Je dis bien le sommeil, et non pas le rêve en dormant. C'est pourquoi je me surprends parfois à redouter le moment de m'endormir comme on redouterait l'instant d'être emporté dans un boyau sans fond, dans un glissement visqueux vers quelque chose de répulsivement ignoble. 

Un jour, devant subir une intervention chirurgicale, je m'étais présenté à une visite préalable chez l'anesthésiste. Au terme de l'entretien, celui-ci me demande: Avez-vous peur de quelque chose? Et j'insiste sur le fait qu'il avait bien utilisé le mot peur. Sur le ton de la boutade, mais qui avait son fond de sérieux,  je lui réponds: oui, de ne pas me réveiller. L'éminent praticien ne trouva rien de mieux que de me ricaner fort désobligeamment au nez comme si j'avais débité une niaiserie inconsidérée. J'ignore à quelle peur il pensait lui-même et à laquelle je pusse faire naturellement référence. Mais il est curieux que ce sot ne se soit jamais avisé, malgré la science dont il se prévaut, que la peur de mourir puisse étre associée à la peur de s'endormir, et partant, que la sensation clinique de la mort, dans l'instant particulier du "passage", soit apparentée à celle d'un endormissement sans retour. Voilà donc, me dis-je, un bel exemple d'inconséquence dialectique  en blouse blanche.

Nous arrivons au temps de Pâques, au temps du printemps qui s'éveille en habits blancs. Combien parmi la multitude connaissent la signification du temps de Pâques? La résurrection de Christ? Connais pas. C'est comme toutes ces choses, tous ces sujets dont on parle sans y rien connaître. En ce siècle qui n'a de désirs qu'en la subordination aveugle à la matière, la foi en Christ résuscité est une affaire incompréhensible. C'est pourtant la plus belle œuvre de l'esprit humain que la pureté de l'espérance! Si tu crois en moi, en ce que le cœur de l'homme a de meilleur, tu vivras éternellement! Croire en cela a quand même plus de sens que de ne croire en rien, et surtout de ne penser à rien. Pourquoi sommes-nous sur terre? Ce ne sont certes pas les prétentieux et les ahuris qui nous gouvernent et qui croient savoir plus et mieux que tout le monde, qui nous le révéleront. La réponse est à la fois simple et évidente: Pour élever chaque jour notre conscience, c'est-à-dire nous améliorer moralement. Vivre, c'est vouloir faire ainsi chaque jour, selon l'esprit et selon le coeur, ce qui est juste et bon. Cela vaut bien toutes les religions.

Au temps de Pâques l'air est un peu vif et craque comme le givre sous les clartés matinales. Pâques me rappelle toujours les vacances chez mon oncle Henri, la vieille maison bourguignonne qui fumait dans la brume des terres crayeuses. Une maison toujours pleine d'amis et d'enfants qui garde comme les vieilles armoires le parfum séché de nos meilleurs souvenirs. Il y avait les aprés-midis pleines de rires et de soleil et les jardins bourgeonnant où l'aubépine et le prunus faisaient leurs premières dents blanches de l'année. Certaines années, c'est la neige qui s'invitait dans la campagne redevenue frileuse, ce qui faisait déjà dire aux commères du village qu'il n'y a plus de saisons. Pâques évoque en moi un état de netteté et de blancheur, soyeux comme une coquille d'oeuf, immaculé et fragile comme une hostie, un matin lumineux de rosée et de frimas s'ouvrant peu à peu à tous les bonheurs du monde.

Parvenus au soir de la vie, que nous reste-t-il de nos fois violentes ou désordonnées en l'avenir? Toute notre sensibilité, notre àme, est désormais tournée vers le cœur des souvenirs. Nous mettons tout notre art à dialoguer avec l'invisible. Comme eût dit ce peintre ou ce poète, qui aime peindre à sa manière les secrets frémissants du monde: Je préfèrerai qu'il reste de moi une trace de vérité et de passion plutôt qu'un simple brevet de pension, la trace d'avoir aimé profondément plutôt que la preuve d'avoir bêtement passé. Le devoir accompli dont parlent tant de Tartuffe, ce n'est certes pas le plus important dans une vie, comme si nous étions tous sur cette terre de ternes fonctionnaires. Nous y préférerons, de loin, la jubilation du bonheur accompli.

Mon père se vantait d'avoir en toute circonstance un si bon sommeil qu'il eût pu dormir sans broncher dans un cimetière. Je veux bien accorder foi à la métaphore, mais j'ignore au demeurant si l'on peut passer une nuit, seul, comme ça, sans crainte, inquiétude ou sans quelque terreur, dans un cimetière. Alors de là à y pioncer sur un lit de camp, comme un sonneur! Je ne suis pas adepte de paris loufoques ou de rodomontades. Je ne prendrai donc pas le risque de me trouver en grand malaise à courir de nuit ces lieux funéraires, que les superstitions tout autant que notre imagination nous mettent en peine de braver. Je me contenterai tout simplement d'y venir vaquer de jour, comme il se doit, si quelque motif adéquat m'y appelle. Au demeurant un cimetière est une sorte de jardin sacré propice au recueillement. J'y ai déjà trouvé d'opportuns instants de calme et de paix. Cependant, il n'est pas de cimetière dont on voudrait faire son séjour, et on a beau être averti et avoir ses opinions, un trouble finit par nous saisir au spectacle pitoyable de ce qu'il faut bien reconnaître comme celui de notre propre condition. Comment dire, c'est comme si un immense rappel philosophique à la vie s'élevait sourdement de cette mélancolie sépulcrale, de cette cité des morts pleine de nos regrets, de nos douleurs et de nos silences. La vie, la vie si belle et si généreuse est si proche pourtant. A celle qui peut tout donner, pour peu qu'on la courtise avec déférence, est-on seulement sûr d'avoir tout demandé et en retour de n'avoir rien négligé de ses offrandes? Parfois, la stupeur de ce silence funèbre est telle qu'on voudrait s'échapper du cimetière en soufflant ou en criant. D'autres, s'ils en avaient le pouvoir, y répandraient le feu pour n'avoir pas à y revenir. D'autres encore ne peuvent s'empêcher de lancer quelque trait d'humour, pour se donner du coeur et de l'allant mais qu'il vaut mieux toutefois garder pour soi par convenance.

Un jour de Toussaint alors que je déambulais justement dans les allées d'un cimetière, je passe avec mon père devant une sépulture monumentale où figurait,  gravée sur la stèle, le nom de la famille Dégaine. "Dégaine trop tard", s'exclame alors mon père sur un ton de "pince sans rire". Cette saillie pleine d'à propos, dont on saisit immédiatement tout le burlesque, nous soutira un rire, certes contenu, mais franc et sincère. Notons que si la jovialité n'est pas de mise dans les allées d'un cimetière, ce n'est qu'une question de point de vue, selon l'époque ou la latitude. Nos ancêtres banquetaient bien près de leurs défunts, dans un grand concert de rires et de chants, pratique que l'on observe également de nos jours chez certains peuples d'Asie. 

Il faut très peu de temps au cerveau, au sortir d'une bonne nuit de sommeil,  pour remettre les représentations mentales dans l'ordre. En principe, ce processus est quasi-immédiat. Mais parfois, au matin, quand j'ouvre les yeux aux douces clartés du jour, j'ai comme une seconde de flottement, une hésitation à me situer sur l'échelle du temps. Je crois un instant que j'ai trente cinq ans. Je ressens, je revois tout ce qui était le monde quand j'avais cet âge, tout ce qui autour de moi et en moi était encore en germe et plein d'avenir, et aussi tout ce qui n'avait pas encore disparu. Puis, dans un rapide enchaînement, la réalité me saisit violemment. Certes, le monde ne s'est pas écroulé entretemps, bien qu'il soit affreusement mal en point aujourd'hui. Car on peut dire que loin de s'amender (comme on peut s'attendre à ce que l'expérience amende le caractère), il s'est affermi dans ce qu'il a de pire, qu'il est devenu encore plus con, encore plus moche et encore plus désespérant. Et puis, je n'ai moi-même rien qui soit bien différent de ce que je fus, avec les mêmes désirs et les mêmes colères. Et si je cède encore trop souvent à ces colères, par des accès d'exaspération ou d'abattement, je gagnerais à empaumer enfin le chemin de l'apaisement, en buvant une bonne fois pour toutes le fiel de mes rancoeurs, en admettant enfin que rien de la laideur et du fracas du monde ne peut atteindre celui qu'anime, dans sa conduite et son action,  l'idée du bien et du beau. Ne plus compter en effet que sur ce que je pense être la bonté de ma pensée et la justesse de mes actes, me libérer des entraves des regrets et du souci, rejoindre avec confiance l'utopie poétique, ce devra, je l'espère, être le sens de mes dernières années.

Quant à ce monde sans esprit et sans vertu, nous savons qu'il disparaîtra bientôt dans sa propre insignifiance et, avec lui, la pensée misérable qui en fut le soutien et la cause 

Quand j'étais enfant on m'avait inculqué la croyance commune selon laquelle les défunts sont au Paradis et qu'il y vivent heureux pour l'éternité. Je demandais naïvement à mon père: "Alors pépé, il pourra regarder tout le temps des matchs de rugby à la télé?" L'éternité est un concept plutôt déstabilisant pour un enfant et qui brave même la faculté rationnelle des consciences d'adultes. Quand j'avais environ sept ans, je me représentais l'éternité comme un chemin qui n'en finit pas d'avancer, d'avancer devant moi, toujours plus vite jusqu'à m'en donner une espèce de vertige.

Au fond nous n'avons vraiment pas à regretter de ne pouvoir être éternels, pour de nombreuses raisons ontologiques et morales évidentes, et en premier lieu pour cette raison que nous ne pourrions tolérer un instant l'idée de devoir vivre éternellement sous le joug de la bêtise et de l'absurde. D'ailleurs l'idée de quitter le monde nous soulage philosophiquement des pesanteurs de l'être. Je sais maintenant la signification de cette manie récurrente qui me prend à vouloir mettre de l'ordre dans mes affaires et dans mes pensées. C'est de pouvoir apprécier nettement à quoi se réduit mon existence et partir le moment venu, allégé de toute confusion et  l'âme apaisée.

Les représentations de la nature nous renvoient à des états intérieurs que nous qualifions ordinairement de sentiments esthétiques ou d'états d'âme. C'est ainsi qu'un paysage nous inspirera,  c'est selon, un sentiment diffus de bonheur ou de mélancolie. La nature contenant la totalité de l'Etre en tant que réalité donnée, nous relie en cela, de manière intuitive, à l'essence du Divin et du sublime. C'est en tout cas, le sens où me porte le mouvement de la morale et de la dialectique. De ce point vue, je n'ai pas hésité à affirmer que la nature est le visage de Dieu. Ce panthéisme romantique m'eût valu en d'autres temps la mise à l'index ou le bûcher. Las, qu'avons nous à retirer pour notre salut de tant de contorsions sous nos pauvres crânes! Et dire qu'une fois trépassés les grands dialecticiens que nous sommes, n'ayant plus la faculté de délibérer, n'aurons plus à se soucier de la nature du Beau et de Dieu. Ce qui ne peut être pensé n'existe pas et rien n'existe si nous n'existons pas. Il y a des moments, pourtant, sans attendre d'avoir trépassé, j'aspirerais à une sorte de clôture des débats, afin de laisser ma pensée reposer paisiblement comme une jeune pâte. Et de cette pâte pourrait éclore une nouvelle représentation vierge et innocente du monde qui ne se poserait cette fois-ci que des questions simples auxquelles elle ne pourrait faire que des réponses simples. Peut-on seulement vivre heureux, éclairés et en paix sans avoir toujours à ruminer et à cogiter?  

L'utopie c'est étymologiquement "le lieu qui n'existe pas", ce que les fondateurs du terme, More et Rabelais, décrivaient comme "la cité idéale", passée ou à venir. L'utopie a un équivalent dans la Chimère, l'animal imaginaire de la vie intérieure que l'on poursuit sans jamais l'atteindre. Quoi qu'il en soit,  que vaut la vie sans rêve utopique ou sans chimère, je vous le demande? Rien d'autre qu'une vie de cloporte égoïste enfouie dans les recoins obscurs de la médiocrité? Ce serait sans doute le cas si nous n'avions jamais eu, au cours de notre existence, une seule occasion d'y croire ou d'y espérer. Je suis toujours heureux de rencontrer une personne animée d'une sorte d'utopie, d'un idéal, je dirais d'un idéal d'humanité. Cela me redonne de l'énergie et surtout cela me conforte dans l'idée que nous pouvons tous, par nos intentions et par nos actes, faire oeuvre de sainteté. 

Voyez-vous, le curé de ma paroisse dont j'ai depuis lontemps déserté les bons sermons, le rappelle inlassablement: accueillir en nous l'esprit de paix et de solidarité et, lorqu'on le peut, soulager la détresse et la souffrance, c'est redonner vie et espérance, c'est donner corps au royaume d'Utopie, pardon, au Royaume de Dieu...

Il ne nous aura pas échappé qu'un arbre est plus utile à la Terre qu'un être humain. Abattre un arbre, sans souci de compensation, est sans doute un des actes fondateurs de la connerie universelle, encore qu'on y trouvera toujours de bonnes raisons de la justifier. Au commencement les hommes étaient certes peu nombreux alors que les arbres recouvraient la surface du monde, ce qui avait pour effet de rendre le principe de vacuité moins visible. Aujourd'hui, il ne reste de cette immense forêt que de misérables lambeaux et pour autant rien n'émeut moins notre conscience. Nos actes comme nos mots ont été vidés de leur sens, ils ne font plus que produire de la mort. Comment croire encore aujourd'hui au cabotinage déprécatoire et aux fausses vertus d'amendement (que le style relâché nomme le "greenwatching") devant cette verité qui  fâche et qui tue? Peuh, on n'arrête pas un désastre en train de s'abattre par un froncement de sourcils. Comme disait ma grand-mère, "Il faut se faire une raison du pire", comme le spectateur dont parle Lucrèce qui assiste stoîquement, du haut de la falaise, au naufrage annoncé de l'homme.  Rien ne sert de s'agiter et de crier sur cette scène dévastée où personne ne vous entend, lorsque le mieux est encore d'attendre que tout finisse de soi-même dans le mur ou au fond du gouffre.

Dans le film de Costa Gavras, un homme de trop, je retiens la toute dernière séquence où l'on voit un groupe de résistants emmenés par les allemands sur un viaduc pour y être exécutés. Ils espèrent, avant de mourir, assister au loin à l'explosion d'un pont ou d'une route dont la mise à feu doit étre effectuée par leurs camarades. Les condamnés descendent des camions et sont conduits sans ménagement au milieu du viaduc. Les minutes s'écoulent et l'explosion tant attendue, celle pour laquelle ils se sacrifient, ne se produit toujours pas. Les cordes sont attachées autour des poutres d'acier et les premiers condamnés sont poussés sur le bord du parapet. Perdu pour perdu, un des hommes s'élance dans le vide en hurlant, emportant dans sa chute un soldat allemand. Les exécutions, une à une, suivent aussitôt dans les cris et la confusion. Le dernier homme est mené en équilibre au bord du gouffre. On va lui passer la corde au cou mais il résiste et se débat de toutes ses forces, dans le fol espoir qu'une ou deux secondes gagnées sur la mort lui permettront d'être le témoin "in extremis" de l'événement. Alors qu'il bascule à son tour dans le vide, son dernier regard fixé obstinément sur les collines, la déflagration retentit enfin comme un tonnerre de délivrance. Et l'homme n'est plus à cet instant qu'un poids inerte ballottant au bout de la corde.

On a longtemps glosé sur ce film, sur son approche cinématographique des faits de Résistance et le traitement psychologique des situations et des personnages. Fort bien. Mais, curieusement, il semble que la force pathétique qui se dégage de cette dernière scène, mettant un individu aux prises avec quelque chose d'incroyablement plus puissant que la mort, ait échappé à l'analyse, peut-étre parce que le trait est négligeable par rapport à la grande fresque de l'action. Ce trait m'a véritablement fasciné au point d'en faire le véritable et secret intérêt de l'œuvre. Nous ne saurons jamais précisément dans quelle gouffre de pensée est plongé un condamné dans les dernières secondes précédant sa mort. On peut imaginer que l'idée même de la mort emplit avec horreur tout le spectre mental de l'individu, alors qu'ici, toute son attention est violemment tendue vers un point, une cause extérieure, comme si son esprit avait déjà fui hors de lui-même. 

Tiens, une information qui pourrait être intéressante si je savais quoi en faire: Les neuroscientifiques viennent de démontrer que le mécanisme de la pensée, qui est également celui de l'imagination et de la mémoire, est activé par la cassure du double brin d'adn enfermé dans les cellules nerveuses (neurones) afin d'accélérer la communication entre elles. Ces mêmes cellules, par une réaction inflammatoire, réparent les brins d'adn éparpillés en de multiples morceaux. Cette découverte ouvre des perspectives utiles pour la compréhension des maladies neurodégénératives, car il est établi qu'à la longue le mécanisme de réparation de l'adn contenu dans les neurones est de moins en moins infaillible.

Heureusement pour la philosophie, cette découverte inouïe, que le bougre moyen que je suis a du mal à se représenter, explique certes les ressorts d'une machinerie incroyablement complexe, mais lève-t-elle pour autant le voile sur le mystère ontologique de la pensée et qui plus est de celui de l'âme? Une telle trouvaille résoudrait dans le même temps la question de l'existence de Dieu et tout serait dit du jour au lendemain une bonne fois pour toutes. Non, non, fort heureusement que l'explication, sans doute encore partielle, d'une réalité ne constitue pas la preuve scientifique d'une plus grande réalité qui la dépasse. Et d'ailleurs, n'est-ce pas encore un de ces préjugés des plus opiniâtres de croire que la compréhension du monde ne dépend que de preuves scientifiques? Nous avons trop besoin de rêve, de sentiment et d'imagination pour tout devoir confier aux inquisitions de la science.

Tout sur cette terre épouse les cycles mystérieux de l'esprit et du temps, tout coule et s'élève en d'incroyables trajectoires de volonté et d'intelligence, dans un désir irrésistible d'accomplissement, comme la graine accomplit sa destinée prodigieuse dans l'arbre. Nous confier éperdument à la beauté que nous ressentons, à cet au-delà qui exulte en nous, à cette puissance invisible qui nous conduit vers la grande clairière de lumière, est-ce encore cela, malgré le cauchemar de l'homme, la voie du bonheur et de la sagesse?

Édouard Cortès, dans son ouvrage intitulé "Par la force des arbres" vient à point nommé nourrir mon propos. On trouve ainsi, au gré de nos expériences littéraires, résumé en quatre lignes, ce que l'on a mis soi-même parfois des années à formuler. C'est dire que tout a déjà été pensé et exprimé avant nous et sans doute bien mieux que nous. Édouard Cortès a mené une expérience immersive en forêt, logeant dans une cabane construite entre les branches d'un grand chêne. Il nous livre la réflexion suivante: "Les arbres en savent plus que nous. Ils nous offrent une compréhension du grand jeu de la Terre. À quoi nous servirait d'acquérir toute l'intelligence de l'univers si c'est pour ne plus rien saisir de l'existence? Quand on aime la forêt, nul besoin de tout comprendre car nous la comprenons déjà par ce qu'elle joue en nous."

Une fois qu'une telle chose est dite nous pouvons aisément refermer, et sans regret, le grand livre des présomptions.

Il est d'ailleurs grand temps de tirer cette révérence épistolaire. Je ne sais plus peindre cette vie, cette existence des hommes dont je dépends, que comme un piège qui se referme, qui me comprime et m'étouffe, où je n'ai plus la force de crier et de me débattre. J'ai perdu l'énergie et pour tout dire le romantisme du rebelle. Hélas, qui sait, j'ai peut-être atteint l'âge sans grâce où ma (prétendue) clairvoyance, à force de croupir dans le ressentiment des lâches, est devenue une sorte de désespérance, une de ces choses stériles et mornes qui ne valent pas qu'on s'y arrête, où je me sens finir tout gris dans un monde décidément tout gris.

Honorius/ Les Portes de Janus/ le 16 avril 2024



jeudi 15 février 2024

Au commencement était Zani

Zani


Tout ce qui est, est la réalisation, la formulation d'une intention. Ne me demandez pas qu'elle est cette intention puisque c'est précisément le coeur du mystère. On peut cependant imaginer, c'est-à-dire penser avec des images et toutes sortes d'inventions ou projections mentales, et pour ainsi dire avec toute l'intuition du possible, que chaque forme est le résultat, la conséquence, la continuation d'une autre forme. Voici posé un des principes d'une philosophie dynamique de l'être, où viennent nous titiller tôt ou tard la question brûlante de l'impulsion première et l'appel diffus et sauvage de l'esprit, comme volonté universelle. C'est là que nous croyons entrevoir la ligne fuyante de la Finalité, celle aprés laquelle courent toutes les coterie métaphysiques, jaillissant comme une comète à travers la terrifique soupe cosmique pour aller se perdre, in partibus incognitis, dans des confins insondables d'obscurité et de brouillard. Car je m'avise que malgré toutes les bonnes dispositions de notre entendement, nous ne pouvons tirer en fin de compte aucune vérité eschatologique de l'état des choses et des événements car rien ne se vérifie exactement, de près ou de loin, comme on l'espère, comme on le croit, comme on le craint ou l'imagine. Malgré tous les télescopes et microscopes dont nous fouillons en nous et hors de nous, les abîmes d'infini, malgré tous nos voyages mystiques dans le cours éthéré de l'ineffable et de l'invisible, que connaissons-nous réellement du monde? Les plus clairvoyants ont même inventé une science, l'épistémologie, définissant notre incapacité à connaître le fond et le sens du réel. Du reste, une fois qu'on a passé le Styx, le visage masqué et les pieds devant, les invocations à la communion cosmique, si chère à l'esprit métaphysique, se dissipent dans un désert de silence, de même que nos lamentations, de même que nos cris ne sont que les échos mélancoliques de ce silence. Hélas, ajouter de la stupéfaction au vide, de la douleur à l'absence, du désespoir au néant, c'est le sort piteusement réservé aux vivants dont ils ne sauraient rien tirer qui vaille pour leur gouverne ni surtout pour leur salut. A moins bien entendu d'être soi même acoquiné avec le tout puissant Zani, le prestidigitateur cosmique, d'aucuns disent le frère ou encore le vrai nom d'Aton, qui, de ce vide, de cette absence et de ce néant débite ad libitum et en un tour de main des orgies d'univers. (Car au commencement était Zani, comme le prophétisait mon cher ami Saint Amant, ce qui, soit dit en passant, ne permet nullement de confondre iceluy Zani avec l'histrion Zanini, disgracié d'une tête d'Hilarion Lefuneste, et qui incarna plutôt la fin que le commencement).
Las, il faut bien reconnaître que la fameuse espérance des âmes ne semble avoir aucun effet mobilisateur sur les morts, les pauvres morts, c'est le moins qu'on puisse dire. Car il n'y a que les vivants pour invoquer cette chose aussi naïve qu'un au-delà de la mort où nous pourrions renouer, comme le sentier des loups se fond dans la voie lactée, avec une trame d'absolu et d'éternité. Je m'en tiens rigoureusement à cette seule vérité, cette seule évidence, dirons-nous, selon laquelle il n'y a pas d'autre absolu ni d'autre vie éternelle que celle qui nous est donnée dans la présente réalité. N'est-ce pas déjà un miracle absolu de vivre? une chose extraordinaire qui ne peut nous arriver qu'une seule fois? Pour autant, que l'on ne vienne pas me faire un procès en renoncement matérialiste, car je n'ai pas faute, malgré mes accès de dépression, de sentir chaque jour opérer en moi l'esprit de l'être et du monde. Il remue en moi comme un fluide brûlant qui ne me laisse guère en repos. Et même si je désespère de recevoir la grâce des belles assurances, je ressens ce désespoir comme une épreuve de purification, d'édification. La foi nous grandit, certes, mais le désespoir de l'avoir jamais perdue, le combat pour la recouvrer, sont d'autant plus héroïques. Mais celui qui a la foi n'est pas pour autant tiré d'affaire car il doit lutter sans cesse pour la conserver, tant les épreuves du temps et de l'existence nous aiguillonnent, nous déchirent parfois, de leurs doutes et de leurs incertitudes. Mon tort est sans doute de trop cogiter si bien que je perds le fil et m'épuise sans cesse à me chercher moi-même, à me pousser dans mes propres retranchements. Je devrais, comme les morts, prendre quelque recul et observer une pause. Ah! me reposer le cerveau, n'entendre que le murmure des ramures et de l'eau vive, contempler seulement la vie passer devant mon regard en me laissant vivre à mon tour, n'être plus que ce nuage miroitant emporté doucement par le vent, cette feuille d'aulne ou de hêtre dérivant mollement au fil du ruisseau. Nom de Dieu, ce serait vraiment trop me demander à moi-même? Je voudrais tant me pénétrer, ne serait-ce qu'une journée et une nuit, de la sérénité de celui qui a reçu cette lumière intérieure que l'on nomme la confiance, cette lumière qui rayonne jusque dans notre sourire et nous assure, pendant 9 ou 10 heures d'affilée, la quiétude d'un doux sommeil.
Te reverrai-je un jour, Toi l'être absent, au-delà des rivages de la mort? Te reverrai-je un jour, au-delà de l'immensité stérile, dans une réalité dont je rêve sans toi, dont je rêve sans trop y croire et qui, sauf avis contraire ou coup de théâtre, n'existe que dans les pieuses fabulations? J'ignore si, d'où tu te trouves, dans quelque nébuleuse et autre poussière de firmament, dans quelque molécule des entrailles de la terre ou de l'océan, tu observes le visage soucieux de ton fils traînant ici bas le poids des regrets et des imperfections. Vois-tu encore à travers mon regard les dernières beautés de cette vie, les couleurs du temps qui passe et de l'aube qui se fane? On dit en effet que les morts, sur le chemin de l'Erèbe, se retournent encore pour contempler le monde avant de disparaître...
Croyez-vous que ce soit dans les livres qu'il faille espérer trouver quelque vérité sur la réalité fondamentale de l'être? Chez moi, les livres, que je prends certes la peine de lire, font ployer des étagères et encombrent même le passage. De leur fréquentation, à part de la poussière allergogène et quelques éternuements, j'en retiens quelques belles idées, de profonds sujets de réflexion mais n'y ai rien vu pour autant qui me rassure ou m'éclaire seulement sur le sens de ma destinée. Même les livres des prétendues Révélations ne m'apportent rien de décisif, pas une seule parole libératrice sur ce sujet. Serais-je un peu dur d'oreille ou d'entendement, de n'avoir rien trouvé à ma main et à mon pied dans ce vaste marché didactique, dans cette gigantesque brocante de la pensée humaine? Il est vrai que je tiens les écoles en horreur, je veux dire les pensées à système où tout semble tellement laborieux et contraint lorqu'il ne m'apparaît pas, dans le pire des cas, affreusement vain ou suspect. N'étant pas précisément en quête de conversion au tout et au n'importe quoi, je m' éloigne de ces monstruosités avec prudence.
D'ailleurs est-ce seulement dans les livres, dans les enseignements qu'ils contiennent que nous apprendrons, tiens, vlan, par exemple, dans ce bouquin-là, dès la dixième page, après la préface et le prologue, qu'il est réellement une vie aprés la mort? Nous avons été tellement enfumés jusqu'ici par ces soutrates de mystères et de paraboles, lesquelles ne firent que renforcer l'incompréhension, l'angoisse et le doute, que nous réclamons désormais du concret: une évangile qui tienne enfin ses promesses, ici et maintenant, sonnante et trébuchante, exacte et ponctuelle comme une colonne de comptes, enfin, de la véritable rédemption en barre, quoi! A quoi bon alors les millions d'autres ouvrages me direz-vous? A quoi bon en effet se cogner Platon et Aristote, Saint Thomas d'Aquin et Spinoza, Schelling et Kierkegard, Hegel et Schopenhauer, tous les bavards hallucinés ou renfrognés de la terre, avec leurs crécelles et leurs lanternes, s'il suffisait de trouver dans ce livre-là la seule vérité qui vaille, la démonstration irréfutable de la vie éternelle? Face à une telle garantie, nombreux pourraient illico et sans aucune crainte se faire passer de vie à trépas, en cas qu'ils souhaiteraient vérifier les délices de "l'après" sans attendre.
Au reste, eût-elle épargné à l'humanité bien des souffrances et du malheur, cette folle certitude de la vie éternelle pour tous l'eût peu à peu jetée, qui sait, dans une telle frénésie d'insouciance, de désordres et de licences, qu'elle pourrait, le cours de l'existence rendu impossible, lui faire regretter l'ancienne certitude de la mort.
Alors quoi, puisqu'il s'agit de revenir au prosaïsme de notre condition commune, je m'avise que ce n'est pas la vérité, la grossière vérité dévoilée de notre vie et notre mort, qu'il s'agit de déceler dans le monceau des livres, comme on trouve, c'est selon, une pépite dans un tamis ou un caillou dans une chaussure, mais bien plutôt l'invitation à imaginer avec infiniment de calme et de patience et un grand désir de sagesse, la voie de notre propre accomplissement. Ce n'est ni Hegel ni Schopenhauer ni tous les fatigués de la bande, qui ne connurent du monde rien de mieux ni de plus que les autres, tout au plus ce qu'ils en rapportèrent du bout de leur lorgnette de myope ou d'astigmate, qui m'instruiront particulièrement sur le devenir de la conscience après la mort. Pour cela, je devrai plutôt compter, si j'en ai seulement le pouvoir, le talent et la force, sur le regard que je plongerai au fond de moi-même. Car c'est dans l'être poétique et la poésie de l'être que roucoule, comme la Colombe du Cantique, la fontaine d'éternité..

Au commencement était Zani qui créa les cieux et la terre...

Honorius/Les Portes de Janus/le 13 février 2024


"Le ciel est pur toutefois, tendre et bleu comme un vitrail de Vence, et n'est-ce-pas un sujet suffisant pour s'éjouir d'être en vie"! (Claude Drapier alias M. de Saint Amant. Correspondance 25.02.1990)


Hilarion Lefuneste
                                                                                                   
                                                                                                    


Zanini



                             

dimanche 4 février 2024

La befana

Mater matuta

Je t'ai accompagnée dans les rues inondées de soleil, jusque dans les jardins d'été qui tressent des coulées bleues sur la colline vermeille. C'étaient, vois-tu, des clartés de Toscane et de Campanie, telles que tu les aimes, de celles qui ornèrent les douceurs de ton enfance. Je t'ai accompagnée dans le tumulte joyeux du monde, au fil de cette après-midi radieuse qui effleurait si doucement tes habits de lin. Et ton sourire donnait comme des frissons de violence aux couleurs. Mais j'avais déjà au fond du coeur le chagrin des bonheurs qui fuient. Oh vivre pleinement, près de toi, ces derniers instants de chaleur, vivre avec toi ce dernier été, le plus longtemps possible, Oh rêver avec toi et puis lentement fermer les yeux.

Tu m'as laissé de toi cette grande maison vide dont je ressens si tristement la désolation. Alors je rêve, je rêve que cette solitude s'emplit d'un jour éclatant qui ne s'éteint pas, d'un rivage sans fin que berce le murmure familier du vent et des flots, les flots tout frémissants d'écume. Des souvenirs intimes de toi me reviennent, de ton pays de labours et de fleurs d'orangers, de ton enfance trempée de soleil. Et puis, cette femme sacrée qui, dit-on, s'est penchée sur ton berceau posé comme une acanthe sur les lisières de l'azur. Je crois que ta nature secrète en a toujours conservé le signe.  En avais-tu reçu ces pouvoirs de l'être ingénieux qui sait des sortilèges et des présages, "des paroles magiques que les voix mortelles ne doivent pas répéter"? En avais-tu seulement reçu ces dons bienfaisants de la fée que l'on te prête? Oh oui certainement la bonté foncière, un peu fantasque de la Befana, la sorcière sabellienne, et puis la volonté et l'endurance des filles de bergers et de rois aux pieds nus, ceux que l'on nommait dans ta patrie, les enfants de Cérès, avec des voiles blanches au fond des yeux. Ces voiles, ce sont les rêves venus de l'aube à travers l'immensité salée, ce sont les rêves venus du septentrion, un jour de printemps sacré, dans une convergence prodigieuse de désir et de volonté. Ils se posèrent là où les augures les portèrent, jusqu'à ces promontoires inconnus, d'où les ruisseaux s'écoulent dans la "corne féconde". L'esprit est une force promise à un long voyage, une lueur grandie de flambeau en flambeau, de cycle en cycle, de vie en vie. Vois-tu, ton histoire est comme un fruit mûr, lourd de souvenir et d'espérance, dont se nourrit le destin des individus et des peuples. 
Mais tu es avant tout de la race des humbles, de ceux qui "trouvent leur récompense sur la terre cultivée", des héritiers du royaume d'éternité, qui n'ont rien à perdre car ils ne possèdent rien de la fausse richesse des hommes, et qui s'endorment chaque soir sous les ciels du Paradis.

Chaque fois que je ferme les yeux, tu m'apparais toujours dans le souvenir de ces jardins lumineux et je ressens à quel point la vie n'est plus qu'une illusion mélancolique. Pourtant, devrais-je encore longtemps me languir alors que, dans cette réalité de finitude, chaque jour qui se lève devrait m'apparaître d'une valeur inestimable, un jour de victoire et de fête?

Ovide chante dans ses Fastes les fresques de la vie et de la mort, le cycle des âges et des saisons, à travers la longue pratique des croyances et les rites. Ces chants, malgré la fatalité de la mort, n'ont rien qui désespère. Au contraire, Ils semblent comme une exultation de l'être, un hymne à la vie éternelle. Ovide nous propose de porter en nous-mêmes une vision d'infini.

J'ai vu plusieurs fois ce qu'est pour un être vivant, humain ou animal, le moment du "sombre passage". Je l'ai vu dans son regard perdu, jusqu'à l'instant où se mêlent, dans un frisson tragique, les implorations de la confiance et de la peur. Oh mourir, rendre l'âme, ce n'est l'affaire que d'une minute tout au plus. Enfin, les yeux se ferment, la tête s'affaisse et le corps s'abandonne dans nos bras, et c'est tout. Qui peut savoir, s'il s'agit d'un sommeil, d'une plongée dans un nouveau rêve, d'un réveil inversé? Qu'éprouve-t-on à cet instant précis? Un vertige, un haut-le-cœur, une sorte d'illumination intérieure? À force de m'épuiser à toutes ces dramaturgies mélancoliques, à toutes ces angoisses crépusculaires, je finirai comme le "curé de campagne" de Bernanos, à "n'avoir en tête que des images d'enfance et à penser à moi comme à un mort."

Alors, j'invoque l'intercession de ma grand-mère latine, la Befana, la vieille femme sombre aux cheveux de neige et aux yeux de braise, qui choie les enfants et commande aux loups. Elle me montrera les arbres aux fruits de miel, l'eau fraîche des fontaines... Et sa voix de sage paysanne me dira: chaque jour qui se lève est un jour de victoire et de fête...

Honorius/ Les Portes de Janus/Le 3 février 2024





dimanche 21 janvier 2024

La traversée de Paris

 

Le gargotier

Montesquieu se demandait fort malicieusement comment on peut être Persan. Il faut dire que les Lettres persanes était un exercice fort subtil de critique sociale tel qu'il n'est plus possible d'en voir aujourd'hui. L'esprit de finesse, depuis, a changé d'orientation et de style, comme s'il n'était plus de ce temps qui a résigné toute espérance d'un avenir meilleur. La critique sociale ne passe plus guére par l'esprit et par la plume, mais par une succession de colères et de dépressions. La réalité qu'on nous fabrique nous a si bien amolli le cerveau qu'il faut beaucoup d'énergie aujourd'hui pour se demander comment il est encore possible de vivre dans ce monde si haineux de la vie, de la beauté, de la paix, de la justice et du bonheur.
Rien que chez nous, ici, en doulce France, comment est-il possible par exemple de continuer à penser l'être et la vie comme le pense un crâne d'oeuf macronien, ce spécimen de baudruche aussi prétentieux qu'il est gonflé de creux et de vide? Même la politique, qui devrait être l'aspiration à la cité idéale, en est réduite, au point où on ne l'avait encore vue, à une de ces petites choses incongrues, où l'ennui le dispute avec dégoût au dépit et au désespoir.
Et si l'on regarde plus loin, on peut se demander avec grande consternation comment il est possible d'être sur cette Terre tout simplement un Russe, oui un Russe, de ce peuple éternellement si misérable qu'on n'a su en tirer que des ivrognes et des crétins, des exterminateurs de masse, et dont le prétendu romantisme historique de l'àme slave n'est qu'un ridicule costume de singe? Certes, il y eut Dostoievski, Tourgueniev, Gogol, Tolstoï, mais comme l'espérance des Lumières, tout cela s'en est allé finir en eaux troubles. La liste d'infamie est longue. Par exemple, comment peut-on être, sans dommage pour la sauvegarde de notre planète, un Américain, un gros Américain buté et étroit à la Trump, comment peut-on être un Chinois, un Nord-Coréen, un Iranien, dans tout ce qu'il y a de pire dans leurs accoutrements doctrinaires et fanatiques, et qu'un mot de trop pourrait faire tout basculer dans l'abîme? Comment peut-on en être réduit à cette fatalité de violence et d'abrutissement, acteur tout autant que victime de la grande connerie universelle, si grande et si universselle qu'elle en atteint même une dimension métaphysique? Oui, comment est-il encore possible d'être ce que nous sommes tous collectivement devenus? Des orques, des humains décomposés, qui ne savent plus voir ni sentir ce qu'il reste de la rareté du monde. Rassurez-vous le Français n'est pas en reste, cet individu mesquin et suffisant, ne sachant plus que pérorer sur des causes dont il a lui-même affadi le sens et fourrant bêtement son nez partout. Cet orphelin du vieil idéal humaniste, ce dégénéré de l'ancienne élégance, qui s'empêtre lamentablement dans sa syntaxe maternelle comme on traîne avec soi un lourd handicap, ne représente plus aujourd'hui qu'un petit renfrogné mal-éduqué et teigneux comme un kobold, passablement malpropre, car fort peu soucieux de rapports décents avec son environnement.


J'ai revu dernièrement le film de Claude Autant-Lara (1956), "La traversée de Paris", qui fait un portrait sans concession de ce couple d'odieux gargotiers, sorte de Thénardier délateurs exploitant une jeune servante juive, et dont les visages portent à eux seuls la noirceur de la France vaincue et humiliée de 1942. Grandgil (Gabin) n'a pas de mot assez vache contre l'homoncule: "Une face d'alcoolique, de la viande grise avec du mou partout, du mou, du mou, rien que du mou" toute une vie de bêtise et de bassesse morale qui devrait, "Nom de Dieu", lui faire "honte d'exister". Ce réquisitoire, d'un noir-et-blanc tragique (non sans humour) dans un contexte oppressant (celui de l'occupation) ne renvoie pas seulement à nos lâchetés d'hier mais, selon moi, à l'errance ontologique qui fait le lit du désastre en cours. Car partout où le regard se tourne, ou si peu s'en faut, il s'agit bien de nommer désastre, tant au physique qu'au moral, ce que l'inconséquence humaine à fait de ce monde en lambeaux. Devant tant de calamités, peut-on encore espérer en l'avènement de la vraie et juste victoire, celle qui féconde toutes les  autres, je veux dire la victoire de la conscience morale contre l'aveuglement et l'obscurantisme?  A vrai dire, fascinés par nos instincts de destruction, nous sommes collectivement incapables d'être autre chose que des vaincus, des produits d'une déconfiture universelle, des naufragés de l'esprit et de l'intelligence, affichant, encore plus laide, encore plus pitoyable, la sale gueule du gargotier, sa viande grise avec du mou partout!

Honorius/Les Portes de Janus/ le 21 janvier 2024


lundi 15 janvier 2024

Coucol, mon frérot, mon poto.



Mon chat Coucol est mort le mercredi 10 janvier 2024 vers 9h40. Las, je l'ai conduit au sacrifice des innocents comme on porte un enfant sur les fonts baptismaux. Il faut dire qu'il était bien plus qu'un chat barrant la route de la cave aux rongeurs. Coucol, c'était mon ami du premier jour, mon frérot, mon poto. C'était la présence silencieuse, calme et bienveillante et la beauté philosophique dans les yeux. Je suis décidément trop empathique avec les animaux, je m'attache à leur chaleur comme à la chaleur maternelle et quand ils s'en vont, je pleure comme un orphelin. Je crois que ce qui me fascine le plus chez eux et nourrit cette empathie, c'est l'expression, souvent même la sincérité tragique de leur regard, qui renvoie à tous les mouvements profonds de l'âme. Je ne saurais toutefois rien ajouter à ce qu'ont dit du Bellay, Baudelaire, Sand, Dumas, Zola, Colette, Heminngway et tant d'autres, à propos du mystère et de la beauté des chats. Comme disait d'ailleurs Colette: "Il n'y a pas de chat ordinaire". Je dirais méme en ce qui me concerne que chaque être vivant a son caractère proprement extraordinaire et je voue à ce titre un respect infini à tout ce qui, sur cette terre, de poil, de plume ou d'écaille, exprime sa part d'intelligence et de sensibilité. L'amour que nous partageons chaque jour avec un animal est aussi fort que tout ce qui nous lie aux êtres humains qui nous sont chers. C'est sans doute rappeler là une évidence. Mais le deuil que nous éprouvons devant la perte d'un être aimé, fût-ce celle d'un chat auquel nous avons prodigué tant d'affection et de soin, est toujours l'occasion de nous interroger non seulement sur notre destinée individuelle mais sur la destinée de cet amour qui donnait force et sens à notre existence. Cette énergie, cette communion des âmes, qui est toute notre raison d'être, subsiste-t-elle d'une maniére ou d'une autre après la disparition des corps? Nous voudrions bien nous en persuader afin de nous consoler de l'angoisse horrifiée du néant. Certains trouvent la source de cette consolation dans les livres des Révélations et comprennent que la vie doit être vécue avec cette sainteté des sentiments pour accéder à la vraie lumière. D'autres, pérégrins des sentiers sauvages, quêtent le visage de la divinité dans l'infini du firmament. Mais tous suivent ces mêmes chemins de peine, de joie et d'espérance jusqu'au sommet de leur montagne. Tous savent désormais que notre part d'éternité est dans l'amour que nous vivons en partage, et qui, comme l'esprit, s'accroît continuellement de sa propre substance. Coucol a emporté le mien, dans sa nuit, comme un viatique. Celui qu'il m'a donné de toute son âme, j'en porte la chaleur en moi pour la transmettre à mon tour dans le flux universel. À vous qui avez rejoint l'ombre et le froid de la terre, à vous qui n'êtes plus que silence et que cendres ou qui le serez bientôt, je le proclame comme une évangile ou une invocation chamanique, car tout devient alors évident: l'amour qui brille en nous, plus que le souvenir périssable, est notre source d'éternité, l'indéfectible beauté de l'être et du monde.

Coucol, mon frérot, mon poto, chaque jour je crois encore entendre tes appels qui se sont tus et mon coeur, j'en fais l'humble confession, est lourd de mélancolie. Tu as quitté à ton tour, dans l'épreuve de la pitié et du courage, ce séjour d'illusion que nous avons partagé comme le seul vrai bonheur, mais, vois-tu, rien ne disparaît complètement. Car il nous reste à jamais ce que l'ancienne croyance nomme la fraternité cosmique, ce chemin de lumière qui relie les vivants et les morts et les réunit dans la vie éternelle. Dis donc, si cela n'est pas une belle consolation! 

Honorius/Les Portes de Janus/ le 15 janvier 2024


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