jeudi 15 octobre 1998

L'Ecole Buissonnière

Fragonard (1732-1806)

Mon professeur de philosophie, un nommé d'Arcy, homme intelligent et tête bien remplie, jugeait mes compositions relativement peu à propos en cela que ma plume avait quelque tendance à « battre la campagne », pour reprendre son expression. Battre la campagne! Cela pourrait passer pour un compliment, une marque de fraîcheur, de vivacité et de curiosité d'esprit dont se nourrit l'essence même de la recherche philosophique. Sauf que cela ne rapportait que pauvre maille à mon escarcelle bachotante du moment.
Je crois que j’étais à ma manière un de ces disciples de la bonne vieille école buissonnière, celle de l'enthousiasme pour la libre inspiration et l'amour de la nature, à me complaire ainsi, avec une réelle ferveur, dans cette sorte de vagabondage de la sensibilité et de l’imagination. J’ai, en revanche, toujours dû m’infliger une sainte violence pour tenter de m’appliquer à l’exercice de l'ânonnement scolastique, à l'observation minutieuse des procédures et des limites conventionnelles, au respect sérieux du consensus et de la norme, enfin à toutes les trivialités des contraintes ordinaires. Ma constitution mentale, trop nerveuse et encline à l'attente, à la rêverie, à la pensée analogique plutôt que synthétique, semblait pour le moins revêche au principe de stricte observance des méthodes objectives d’apprentissage, d’organisation et de restitution du savoir. Les meilleurs élèves, grand bien leur fasse, sont généralement les plus dociles à la règle et au protocole, et ils seront probablement les plus aptes à embrasser d'honorables carrières dans les finances, les organismes de contrôle, l'ingéniérie et l'administration, tous ces endroits de rectitude cartésienne où je m'ennuierais à en mourir. Montaigne, sur ce point, ne me désavouerait pas et serait d'avis en cela que l'aération de l'esprit et son éloignement des atmosphères laborieuses qui sentent l'huile, est un exercice que l'on ne saurait trop recommander contre toute forme d'embolie et de constipation dialectiques.
En matière d’art et de littérature, mes choix se portèrent naturellement sur le mode suggestif de la couleur et du pittoresque, de ce qui répond aux aspirations de l'âme plutôt qu'aux rigueurs rebutantes de l'abstraction, préférant en cela au discours strict, infaillible et sans joie de la philosophie matérialiste et de la pensée utilitaire, les fuyantes et les courbes, le lyrisme de l’intuition baroque. J'aime la sonorité, la couleur de ce mot "baroque"; il évoque la beauté dans ce qu'elle a de plus spontané, la vie, le mouvement, l'instant qui passe et non celui qui se fige et se meurt, la question plutôt que la réponse, l'espérance plutôt que la certitude, qui porte en soi un devenir d'accomplissement, la sérénité d'un horizon limpide. Car il faudra à cette ardeur atteindre peu à peu une grève de repos, il lui faudra confier la vivacité de son esprit au cours régulier de la Raison. Le génie de la perfection classique, paisible et lumineux comme un suprême point d'équilibre entre le mouvement et la forme, entre l'être et le désir d'être, était déjà en germe dans l'exubérance de cette sève montante. Le destin d'un torrent de montagne n'est-il pas d'épouser le cours assagi de la rivière?
Au reste, j’ai constamment associé le qualificatif de baroque, d'ailleurs à juste titre, à ma vision de ce que l’on pourrait appeler « l’époque ou le style Louis XIII », mais qui trouve ses prémices au temps du bon roi Henry. J'en ai fait pour ainsi dire une affaire personnelle en m'imprégnant de son esthétique comme d'une coloration mentale. C'est un paysage, une saison, la patrie et le foyer, le souvenir et l'enfance. Elle répand autour d'elle des bouffées de tiédeurs rustiques, des odeurs de terre et de fermentation, des effluves domestiques de grange, des saveurs d'automne et de fruits mûrs, des traînées de crépuscules aux reflets de cuivre et d'acajou, quelque chose d'une aspiration à l'apaisement, presque mélancolique, de je ne sais quel désarroi intérieur.
Cette période dite «pré-classique», dans la vision qu'elle a du monde, a en effet ce 'je ne sais quoi" d’infiniment savoureux de l’école buissonnière, de ce réalisme affranchi des doctrines, des grimaces figées du dogme, de la "strenge ordnung" de toutes les injonctions et de tous les conformismes, qui résonne comme une initiation à la vie foisonnante, une fantaisie bienheureuse et fluide de l’existence.
Le caractère résolument créatif et souvent optimiste de l’esprit baroque se révèle dans toute sa splendeur dans l'univers des Beaux Arts, mais nous le retrouvons avec bonheur dans le domaine des lettres comme une invitation à un voyage agreste, un peu cahoteux, mais empli de curiosités et de découvertes. Je pense en effet à de vieux auteurs inscrits dans les registres mordorés de l’Histoire, si bien représentatifs de l’ancienne veine gauloise et humaniste, mêlée de "néo pétrarquisme", comme on dit dans les écoles, auprès desquels une sollicitude chaleureuse et empathique m’a permis de goûter d’intimes résonances. Le "Lagarde et Michard", ce pensum de mes années de lycée, en dit quelques mots fort justes. Combien cependant j'eusse préféré à cette époque m'attarder plus longtemps en leur compagnie! Ce sont des auteurs comme Régnier, Mainard, Viau, Saint-Amant, Tristan, Scarron, Cyrano, et, bien sûr, l'intransigeant Malherbre, l'initiateur, l'inspirateur autant que le censeur, l'arbitre au-dessus de la mêlée, qui fut la girouette orientée au vent de l'histoire qui porta le futur avènement du siècle classique et du règne d'un grand roi, lequel eut au moins ce mérite de le rendre possible. Tout ce pêle-mêle d'esprits et de sensibilités fort disparates, sont tous les héritiers du réalisme pathétique de Villon, de la truculence rabelaisienne, du lyrisme érudit de la Renaissance. On prend chez l'un ce qui fait défaut ou brille moins chez l'autre, le style, le thème, le ton, la forme, mais ils appartiennent au même monde en devenir, qui a hâte de se connaître lui-même et de s'accomplir. Ils relèvent pour cela de la race des aventuriers, des bretteurs de l’image et du verbe, des débraillés folâtres ou des libertins géniaux du style qui en imposent par leur sens du panache, doués même d’un sentiment profond et sensuel, presque panthéiste, de la nature. Ce sentiment s’élève par moment, ai-je entendu dire, au souffle d’un romantisme avant l’heure, ce qui est du reste mon opinion. A cette différence cependant qu'il ne saurait y avoir de romantisme avant ou après l'heure lorsqu'il s'agit d'éprouver avec force et vérité, le sentiment de plénitude de la vie.
Par ailleurs, l’atmosphère des mœurs littéraires de ce temps, riche en verve et en couleurs expressives, s'est également  nourrie de l’influence du genre picaresque et de l’esprit de la « Commedia dell’Arte », qui se présentent, par la mise en scène d’un burlesque parfois trivial, comme une pédagogie de la satire sociale. Cette influence, qui a produit dans ses excès les tabarinades et les farces grossières des tréteaux de foire, n’en a pas moins fécondé l’évolution de la comédie jusqu’à Molière, dans un courant de gaîté, de naturel et de franche spiritualité. 
Ce sens de l’exubérant et du pittoresque, que traduisent les effets spectaculaires de l’art dramatique, avec ses rampes vacillantes de clairs-obscurs, relève par excellence de la sensibilité baroque et de son goût souvent maniéré pour la pose et les couleurs théâtrales. La Nature elle-même devient un décor et une toile de spectacle et les rapports qu’entretient avec elle l’esprit baroque, loin de recéler aucun caractère sombre ou inquiétant, rayonnent au contraire de cette aspiration, tantôt turbulente, tantôt mélancolique, à l’harmonie, à la tranquille et profonde apparence des choses, parfois jusqu’à l’enivrement ou l’extase. 
Du reste, l’univers baroque resplendit comme un hymne, une louange perpétuels à la Nature en tant que représentation idéale, où les charmes de la vie rustique évoquent la réminiscence lumineuse d’un âge d’or. Cet âge d'or qu'invoquèrent longtemps dans leurs espérances les contemporains d'un monde traumatisé, ruiné et affamé par les guerres de religion, où régnerait de nouveau la paix dans l'abondance des nouvelles moissons. Célébrés depuis Théocrite et Tibulle, chantés par Ronsard et Du Bellay, ces charmes résident avant tout dans le spectacle, l’ordonnancement d’une nature sage et domestiquée par le travail de l’homme, vivant au rythme calme et lent des saisons. 
Parmi les chantres du genre bucolique, je voue une place de choix à Racan, qui, ô homme bienheureux, préféra aux vaines ambitions du monde la « plaisante solitude » de ses terres tourangelles. J'aime ce thème de "la retraite" qui a inspiré tant de belles pages de littérature sur l'introspection du "Moi" et le sens de la condition humaine. Sainte-Beuve, dans ses « causeries du lundi », qui est ordinairement peu amène et fort sourcilleux en matière de critique, ne sut pourtant mieux rendre compte du sentiment de calme plénitude qui se dégage des rêveries contemplatives de l’auteur, fleurant bon cette harmonie dorée des vieux terroirs et cette veine profonde de la permanence paisible des choses. Tout cela, dira-t-on, procède d'une perception très idéalisée du monde, mais qu'importe; la représentation que nous en avons individuellement n'est jamais qu'un spectacle à interpréter, une oeuvre d'art à contempler et les stances de Racan sont d'une poésie magnifique!
Puis, avec l’avènement de l’ère romantique s’affirme l’attrait pour une nature sauvage, vaste et indomptable, une nature de grands espaces qui « ne manquent pas de nous rendre plus nobles et plus vigoureux », comme disait Hölderlin. Si le lyrisme baroque privilégie la peinture du sentiment et de l'émotion par rapport aux normes discursives de la raison classique, il ne se départ pas d'une netteté de la diction propre au génie de la langue, mais ose des contrastes inédits, expérimente de nouvelles associations d'images mentales, enrichit l'âme de nouvelles lueurs intérieures. Le romantisme du dix-neuvième siècle invente quant à lui un nouveau langage, se fait visionnaire, magnifie le souffle de l'inspiration. L'instinct lyrique y est porté vers des exaltations sublimes, là où s’agitent les grandes émotions de l’âme, les transports mystiques, les élans d'émancipation morale dont les résonances, dans la continuité de la révolution française, s'étendent jusqu'aux revendications des peuples. Ce souffle de liberté rayonne au-delà des grâces de la littérature, il amplifie et accroît ses forces dans ce que le génie humain a produit de plus digne de rédemption: la création musicale.
Rousseau et ses inoubliables « rêveries du promeneur solitaire », inspirées des forêts d’Ermenonville, mais surtout des magnifiques paysages de la Suisse, inaugure dans la littérature française le retour au sentiment de la nature, comme principe spirituel, en réaction au rationalisme mécanique du siècle des Lumières. L'univers a bien d'autres messages à nous délivrer sur le sens de notre destinée et sur nos connexions avec l'énergie de l'esprit que la loi de la gravitation et la structure des monades. J'ai goûté en la lecture de Jean-Jacques un écho à mes premières inquiétudes morales et esthétiques pendant ces heures délicieuses de méditation que je détournais sans regret, mais à mes dépens, de celles que je devais consacrer à mes ennuyeuses récitations scolaires.
Je découvris par hasard Ramond, le peintre autant que l'ascensionniste des paysages montagnards de l’Auvergne, des Alpes et des Pyrénées, dont le style descriptif et inspiré s’apparente à celui de Rousseau. Encore un qui préférera herboriser au grand air plutôt que de se morfondre dans l'administration départementale du temps du 1er Empire, où il était Préfet. 
Tout ce qui touche à la sensibilité de la nature me captive et me transporte. Je peux à cet égard passer de longs moments devant des peintures et des estampes où l'on voit des voyageurs solitaires, élevés dans la contemplation de la majesté du monde. Les peintres allemands du début du 19ème siècle nous livrent un très beau florilège de ces faces-à-faces mystiques où la nature se révèle à l'homme comme une émanation du divin. Sénancour nous arrive naturellement après Rousseau dans le genre de la grande nature alpestre. Je fus saisis, dans certaines de ces pages admirables de son «Oberman », par cette aspiration au sublime et à l’absolu qu’offre l’évocation intense de ces paysages infinis, où la présence de l’homme se trouve anéantie dans l’intuition formidable et irrésistible de Dieu. 
J'ai sans doute raté l'école pour avoir préféré "battre la campagne" plutôt que de me contraindre aux apprentissages besogneux et utilitaires, surtout ceux qui suivirent l'enseignement salutaire de mes humanités. Car c'est sur des voies contraires à ma complexion que m'orientèrent les injonctions d'une tutelle dont la hâte légitime était de me voir "faire quelque chose de concret". Certes apprendre à penser renforce les capacités de l'intelligence, et c'est la mission des maîtres que de préparer leurs disciples aux défis moraux de l'existence, et j'en sais gré à mes bons professeurs. De ce point de vue j'en ai conservé ce qui m'était nécessaire, la nature de mon "Moi" a fait le reste avec persévérance. Mais quoi, sommes-nous sur terre pour compter nos misérables avoirs, pour briguer, intriguer, faire du gras? Ou bien grâce à l'élévation de notre conscience, entrevoyant le néant de la condition humaine, ne sommes-nous pas apparus au sein du Mystère pour comprendre que le temps qui nous est donné sur terre est un don de la Providence? 
Ni docteur en Sorbonne, ni Maître en Système et Faribole ne suis. Je consacre humblement ce peu de temps qu'est l'existence à admirer la beauté de la Nature et à vivre comme une espèce d'éternité le cours de ma liberté intérieure.

Honorius/ Les Portes de Janus/octobre 1998 (réédition octobre 2020)


Caspar Friedrich (1774-1840)




mardi 13 octobre 1998

Le jardin secret

L’esprit a son jardin secret, son domaine élyséen où errent, comme des fantômes familiers, les visions de la personnalité profonde, d’autres diront peut-être les intuitions d'une vie déjà vécue, une sorte d'éternité de soi-même.
Aussi, j’ai en mémoire le songe d’un vieil âge doré, une espèce de « fantaisie » nervalienne de vallons et de collines au soir couchant, des terrasses à balustres, des allées de sommeil et de silence, des boiseries irisées d'acajou, enfin, quelque chose comme l’atmosphère exquise d’un automne idéal, dans la douce et chaude mélancolie des couleurs et des lumières. Toute présence de corps et de visages, de surface rugueuse d'humanité, toute velléité de communication et de mouvement, semblent savamment cachée et enfouie dans la trame même de ce qui est et qui repose dans cette sorte de nécessité mystérieuse de l'évidence. Je n'y ressens que l'haleine subtile et l'ondoiement poudroyant et suspendu de ce que j'imagine comme des formes. Serait-ce un décor de toile peinte de l'onction incertaine et mouvante des saisons, qu'imprègnent l'illusion patiente de la profondeur de ses perspectives, une sorte d'abstraction des sens épurée de toute dissonance? Et moi-même que suis-je dans la perception de cette lenteur fuyante, de cette limpidité aux contours d'évanescence?
J’y tiens la place invisible d’une ombre attentive parmi l’équilibre immobile des choses…Une ombre toute aussi immobile, absorbant et recréant à l'infini le flux des sensations et de la conscience de ces semblants de choses, de ces soupçons d'apparence, comme une émanation évidente et confiante de moi-même. Leur essence surannée exhalent ces bontés de langueur et de plénitude où je reviens trouver le repos, car mon âme cherche sans cesse le repos où est sa véritable demeure.
Je sais que cette étrange dissolution du rêve, cette trouble aspiration de la volonté à créer des espaces illimités de bonheur et de liberté, est indissociable de la poésie et de la musique, ce qui est tout un ; et je ne sache pas de meilleur motif qui permette de reconnaître une valeur quelconque à l’obligation mentale de vivre, et qui rachète la condition d’une humanité condamnée à l’éternelle abjection de sa grossièreté.
Mozart, à lui seul, pourrait en effet racheter le genre humain. Voire, la beauté bouleversante de la «chanson du mal aimé » de Guillaume Apollinaire, présentait aux yeux d’un mien et cher ami la preuve incontestable de l’existence de Dieu. 
Je le prends volontiers au mot : la poésie est le langage de l'esprit, la seule promesse de paradis et de vérité de l’homme. 

Honorius/ Les Portes de Janus/Octobre 1998 








samedi 10 octobre 1998

Alma Mater (22): La Terre Baroque

Mais comment chanter les grâces de l’Italie sans évoquer la gloire qui revient, après l'ordre classique, au deuxième versant de son identité culturelle : l’ordre baroque, ou plutôt l’envoûtement, la magie du baroque, qui apparaît dans ce pays comme une véritable seconde nature. Quoique je ne prétende discourir en savant de ces choses de l’art, ce sujet est pour moi affaire de sensibilité et j’aime me livrer, tout ingénu, à l’évocation des beautés qui séduisent l’âme. 
Certes, le baroque, comme forme artistique, est née d'une décision politique et religieuse, ce qui, au seizième siècle, est tout un, contre l'austérité et les prétendues ténèbres de la Réforme. Il s'agissait de frapper l'imagination par des profusions de luxe, de lumière et de splendeur pour maintenir les âmes dans l'exaltation de la vraie Foi. Cette débauche de ferveur et de sensualité mystique a marqué l'expression artistique comme une affirmation exubérante du sentiment de l’existence ; en cela il ne pouvait pas trouver meilleure destination qu’au service du tempérament méditerranéen, si riche en vivacité et en pittoresque. 
Artifice, charme, profusion, éblouissement, invitation à l'extase, le baroque illumine de ses flamboiements les cités latines. Rome a été son berceau, il s’est répandu sur le monde. 
Il s’oppose par essence à la sévérité académique de l’ordre classique hérité de la clarté hellénique, qui est un état d’équilibre, de stabilité, de justesse, de régularité, de sérénité dans l'idée de perfection, et qui, édifié à la mesure de l’homme, constitue le fondement de la culture occidentale. Le baroque en illustre le pouvoir d'imagination, le lyrisme, la volonté en mouvement, la part de dynamisme et d’émotion si chère aux instincts de liberté et d’émerveillement. J'irai jusqu'à dire que le baroque est un peu l'esprit de finesse pascalien face au rationalisme cartésien. L'esprit ne peut en effet se contenter éternellement d'ordre, de symétrie, de discipline cérébrale et de géométrie, il ne peut accroître sa force par les voies mesurées et dogmatiques de l'analyse et de l'ordonnancement. Il a besoin de déborder du cadre dialectique de la loi pour libérer son élan vital, sa volonté de créer. Car comment exprimer la vitalité de la passion et affirmer l'instinct de création, l'énergie jubilatoire de la vie, sans élargir l'horizon des possibles, sans l'audace de la couleur, l'intuition de la forme et la vertu du mouvement, sans se fondre dans le chant trépidant des louanges et dans la mélodie universelle?

Honorius les portes de Janus/Octobre 1998

Goethe disait que la façade flamboyante de la Cathédrale de Strasbourg, qui lui causa une forte émotion, lui apparaissait comme une musique gelée ». 
Je pourrais utiliser une métaphore analogue en ce qui concerne le style baroque, aux ornementations mouvantes et chantournées, en disant qu’il évoque quelque chose comme du lyrisme pétrifié, comme le suggère notamment son architecture et sa sculpture. 
Car l’esprit du baroque, nous l'avons vu, est inséparable de l’idée de brio, de fantaisie, de vivacité et de mouvement. Aussi a-t-il trouvé en Italie, ce riche terreau des arts et de la création jaillissante, son domaine naturel d’élection, pour germer, s’épanouir, si l'on puit dire, dans un flux d’azur infini, en ruissellements d’or et de lumière. 
Le Baroque organise la représentation du monde sur le mode de l’extase et de l’émotion. Il aime briller d’illusions de formes et de couleurs, séduire l’esprit de galbes enluminés, d’images éblouissantes au drapé enflammé, portant l’ivresse même de l’apparence jusqu’au sentiment du sublime. Le sublime, dans l’art, et en particulier dans l’art baroque, a toujours quelque chose de pathétique, comme une énergie, un désir, une émotion, un trop plein déversé en quête d’apaisement. Il traduit une magnifique inquiétude de l’âme dans l’attitude de l’imploration mystique et de l’espérance en la vie éternelle. 
Aussi, selon l’axiome que la métaphysique du Beau communie dans la félicité avec celle du Divin, le génie italien, à travers le souffle exalté de l’inspiration baroque, a porté le premier jusqu’aux plus hautes formes de l’art ce qu’on pourrait appeler le vertige esthétique de Dieu. 
Pourtant, il a dû lutter jusqu’au cœur de la vie religieuse et morale contre l’influence douloureuse d’un sombre héritage espagnol, à la psychologie tournée vers les visions d’horreur, de châtiment et de mortification, et dont le tempérament tyrannique a pesé pendant des siècles sur les destinées de l’Italie. 
Mais il n’est décidément rien de plus étranger à l’esprit italien, dans l’expression de l’art comme dans celui de la vie, ce qui, chez lui, est tout un, que ce sens ombrageux et cruel de l’honneur, que l’arrogance de cette espèce de virilité sans joie, ce goût morbide et brutal du supplice expiatoire, cette obsession lugubre de la désolation et de la mort. 
Il y a pour ainsi dire autant de points communs entre ces deux sphères de la civilisation méditerranéenne qu’il y en a entre l’angoisse froide et pesante d’une toile de Zurbaràn et le sourire serein des madones de la peinture italienne; autant qu’il en existe entre la morgue pesante du palais de l’Escurial et l’élégance aérée des villas de Toscane. 
Au reste, l’Espagnol fait de Dieu et de la femme une affaire bien trop sérieuse pour connaître la grâce et la douceur du rayonnement italien. Baroque, il l’est assurément dans le fanatisme et les flammes de l’Inquisition. 
Et puis, comment un peuple longtemps éduqué dans les principes de terrorisme messianique pourrait-il prétendre aux vertus et aux raffinements de l’amabilité ? 
Dans le roman de Thomas Mann, « la Montagne Magique », Hans Castorp se représentait la mort sous le portrait d’un de ces gentilshommes castillans du seizième siècle, en habit noir rehaussé d’une rotonde blanche, l’air hautain et sinistre. Pour Hans Castorp, et sans doute aussi pour Thomas Mann, la mort est espagnole ! 
Certes, l’action éclairée de la civilisation, accompagnant l’urbanisation des consciences, a porté un baume sur l’état des anciennes cruautés. Il n’en subsiste plus aujourd’hui, aiguillonné par un instinct tenace d’obscurantisme, que ce penchant odieux pour le sang  et les convulsions des tauromachies. 
Ne pouvant plus opprimer l’homme sur les bûchers ou dans des geôles de fer, l’Espagnol s’enorgueillit comme il le peut de sa supériorité incontestable sur l’animal de compagnie, jouant en expert de cette superbe et hautaine cambrure des reins et de l'art de planter des banderilles, dont il s’imagine encore impressionner l’univers. 
Loin de toutes ces méchancetés, l’esprit italien, naturellement vif et trépidant, jusque dans l’ennui des choses sérieuses et solennelles, excelle comme nul autre en effets de virtuosité dans la peinture de ses plus graves, comme de ses plus futiles passions. 
Il y a même quelque chose d’extravagant, comme un sommet psychologique de l’art au quotidien, dans cette puissance dramatique, cet emportement magnifiquement théâtral avec lesquels il se plaît à représenter le petit comme le grand. 
Les gestes de la vie quotidienne, amplifiés par un excès héréditaire d’énergie et de sentimentalité, deviennent de ces démonstrations splendides, dans le registre de la comédie de mœurs et de situation, prenant l’humanité à témoin de tout et de rien. 
La plastique même de la langue, claire et mélodieuse comme une source scintillante sous un beau ciel d’été, comme un roulis d’entrain et de gaîté, se prête prodigieusement aux tonalités expressives du mouvement et de la vie. 
Aussi, les fioritures du baroque ont-elles paré cette âme souriante et heureuse des ornements les plus conformes à son génie : l’art inlassable du Bonheur et le sens éploré du Beau ! 

Honorius/ Les Portes de Janus/Octobre 1998


Gentilhomme Castillan
   


Eglise du Gesù à Rome (La coupole)



mercredi 7 octobre 1998

Faire ses gammes





Il est maintes fois vérifié que le talent seul de l’artiste, c’est-à-dire, sa seule inspiration, sa seule capacité de création, ne suffit pas à la maîtrise complète de son génie.
Car il ne peut y avoir d’art accompli, tant utilitaire que libéral, sans l’apprentissage préalable des fondements qui en déterminent l’équilibre et sur lesquels reposent toute vigueur et toute élévation créatives. En cela mon vénérable maître en philosophie n’avait pas tort de houspiller le béjaune que je faisais alors en me représentant la rebutante nécessité de me conformer aux règles qui ordonnent la méthode discursive, c’est-à-dire la formulation rigoureuse et précise de la pensée, avant que de prendre mon propre envol vers les sommets de la libre inspiration. Car cet axiome pourrait être aussi bien celui d’un de nos fameux moralistes : il s’agit de connaître son outil avant que de connaître sa matière. Au fond, il n'y a rien d'original dans ce propos. Qui penserait à nier qu'il faut d'abord faire ses gammes en toutes disciplines pour jouer de son art sans entrave?
Cette nécessité n’en est que plus frappante dans le domaine des Beaux-Arts, et en particulier du dessin dont je peux dire assurément un mot pour l’avoir éprouvé quelque temps de ma personne.
Pendant des années les néophytes doivent consacrer les premiers soins de leur formation aux tâches les plus rébarbatives que sont les sempiternels exercices au fusain. Sans cesse répétés jusqu’à l’obstination et l’étourdissement, ces exercices tendent à développer la maîtrise la plus rigoureuse de l’expression du réel à travers les modèles exposés à leur vue et dont les plâtres trônent comme la lumineuse Vérité sur les estrades poudreuses.
C’est ainsi que les Vénus, les Doryphores et autres Discoboles exhibent leur perfection plastique devant l’assistance studieuse, sous l’œil intransigeant du « magister ».
Ordre, proportion, justesse, précision, tels sont les mots d’or de cette discipline, comme ils le sont de l'usage décent de la langue dans l'affermissement de la pensée. Et il en va de même encore pour l’apprentissage des couleurs, des nuances de l'ombre et de la lumière et des combinaisons primaires et secondaires, qui dans le principe constituent une sorte de science tout autant physique que chimique, nous pourrions dire une alchimie élémentaire de la création.
Une fois la science des techniques acquise et l’œil entraîné à la pénétration du réel, l’artiste est enfin armé pour contrôler sa force créatrice ; libéré des velléités et maladresses de l’ignorance, il peut exprimer son sujet tel qu’il le conçoit en pensée. Car l'on ne peut compter toujours sur la seule inspiration et sur le seul hasard en matière de création artistique, la frontière entre le hasard et l'ignorance est souvent ténue et la matière reste vaine et impuissante sans l'action qui crée la forme, sans la main séculière, l'instrument de l'esprit. Comment imaginer qu'un concerto de Mozart, si fluide, si divinement libre comme un jaillissement spirituel, puisse aussi aisément être ainsi le résultat d'un mécanisme de la matière, c'est-à-dire l'application d'une technique et d'un savoir-faire? Comment imaginer que Giono puisse exprimer "le Chant de la Terre" sans la connaissance exact du sens des mots? Le sens premier de toute chose en détermine la force et la profondeur. La force du Verbe repose sur le socle de la grammaire et de la syntaxe et dégénère à défaut en borborygme.

Honorius/Octobre 1998

samedi 4 juillet 1998

Alma Mater (21) La Terre Classique

Dans la chaleur accablante du mois d’août où grésille le froissement strident et rèche des cigales, mes yeux se fondent dans cet azur parfait et immobile, comme dans le bain brûlant d’un implacable paradis. Je me trouve au sommet d’une montagne pelée à l’aridité biblique, à San Felice di Cancello, aux confins d’une route de pèlerinage, où se dressent les arêtes tranchantes d’une chapelle votive. Quelques kilomètres à l’Est, perdu dans l’oubli de la désolation, poudroie le mirage des Fourches Caudines, où jadis les armées vaincues de la République passèrent sous le joug des Samnites. 
La solitude du Sud m’est apparue ce jour-là dans toute sa nudité, et je pourrai dire, dans toute son éternité, comme un temple de Poséidon au-dessus de la mer. 
C’est une sorte de pesanteur fascinante qui enveloppe l’âme dans l’orbe d’un espace indéfini, où le ciel prédomine comme une obsession d’air et de feu, onde impalpable et aveuglante de l’éther originel. 
Et cette terre brune, brute et stoïque, qu’ont façonnée les avidités et les peines de mille labeurs séculaires, éclôt les parfums secs, les âpres saveurs de l’irrépressible survivance humaine. 
D’où vient que même la dureté d’une terre et d’un paysage peut receler tant de faculté d’émotion et de beauté ? Le spectacle de la nature place l’homme devant l’étendue de sa condition terrestre, et c’est la sensibilité désintéressée de l’art que d’en puiser toute la poésie et le pathétique. 
Terre du Sud, patrie méditerranéenne de l’antique civilisation, terre de la primitive harmonie, tu renfermes en ton sein, dans la paix des dieux et des hommes, le mystère unique d’où s’épanchent les sources intarissables de l’art et de la beauté, d’où s’élève l’architecture lumineuse de l’éternelle pensée classique, l'énergie domptée et le miroir universel de l’Etre. 
Combien j’ai appris à considérer que rien ne saurait égaler en rigueur et en clarté l’équilibre de la forme achevée de l’ordre classique, qui est conscience lucide et victorieuse du monde et de l’existence. 
De ce modèle de raison et d’intégrité procèdent à la fois le caractère des mœurs et des institutions, la structure de la syntaxe et l’organisation de la pensée, la conception de l’Etat et du Droit, la cohésion des sciences et des techniques, tous les aspects d’un type rationnel et éclairé de civilisation tendu vers la perfectibilité et la permanence, l’unité et la stabilité. Et la nature entière semble imprégnée de cette géométrie de l’esprit par où l’homme affirme sa volonté et discipline ses passions dans l’accomplissement d’une espèce de plénitude. 
Présence prégnante ou solitaire, la nature humaine a modelé cette terre ainsi qu'une œuvre d’art qui s’offre en exemple nécessaire au monde. Ô alma mater Italia ! Toutes choses sous l’empire de tes vertus semblent répondre à l’agencement sage, juste et harmonieux de l’antique Constitution comme une évocation permanente de l’âge vénéré de Saturne, où, comme le rêve le poète, « tout n’est qu’ordre et beauté ». 
Certes, Rome a perdu depuis longtemps le pouvoir d'opposer à la barbarie les légions de Marius et de Germanicus. Mais en vérité, Rome reste à jamais victorieuse des peuples et des siècles. La mère patrie des arts, de la paix et de la liberté demeure comme l'éternel flambeau du monde. 

Honorius/ Les Portes de Janus/Juillet 1998 




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