mardi 30 juin 2009

Contre l'ennui du quotidien

Contre l’ennui du quotidien et les vaines agitations du monde, dont se gardait déjà la philosophie d'Horace et de Lucrèce, nos premiers modernes, j’ai trouvé dans l’exercice, dans la tentative de l’écriture une consolation qui me vaut tous les divertissements. Je m’y suis livré avec toute la fantaisie digressive de mon tempérament. J’aime musarder où me conduit mon humeur, dans les tours et les détours d’un promeneur pensif et sentimental. Mon naturel se plaît dans les divagations et les causeries, dans les méditations buissonnières et les rêveries, à travers la poésie illimitée du langage. De quoi s’agit-il ? D’un désir que chaque homme sensé doit avoir au fond du cœur ; d’une tentative, ô combien dérisoire, de restituer une parcelle d’éternité à cet écoulement permanent des choses, de sauver de la nuit définitive ce que Verlaine appelait « l’inflexion des voix chères qui se sont tues ».J’ai placé dans ces témoignages de « l’intériorité » toutes les facultés de sens et de sincérité dont je me crois capable, dans l’espoir de hisser au-dessus du sort commun du silence et de l’oubli, un reflet, une idée de ce beau rêve d’être. Car je m’associe de toute mon âme à cette désespérance profondément humaine face à l’angoisse de la fuite du temps, à l’effroi de la déchéance et de la mort. Je souhaite enfin dédier ces lignes à ma fille Clémence, lumière de ma vie, qui a dû regretter de me voir passer bien du temps, à l’écart de la sollicitude que mon affection lui devait, « au milieu de tous mes papiers »

A Saint-Romain-de-Popey

Le 30 juin 2009

mercredi 10 juin 2009

Le journal de Dario (9): Au sommet de la Colline




Au sommet de la Colline 

Dario se laissait emporter par son cheval de vent. Il chevauchait, buvant au galop l’azur infini des champs de bleuets qui étaient comme un reflet éblouissant de l’azur du ciel. Mais Dario ne s’enivrait plus de la beauté du monde. 
Il chevauchait toujours plus vite sur son coursier bai à la noble crinière noire, qui portait avec lui, tout le poids de sa mélancolie. 
Les vieilles croix de pierre au bord des chemins, le vol des aigles au-dessus des nuées, jadis adorées et vénérés de ses pères, n’arrêtaient pas même ses regards. 
Dario ne frémissait plus aux voix mystérieuses du sacré. 
Longeant des houles de blé d’or, fendant l’océan des prairies ondoyantes, il s’engouffra bientôt dans la pénombre d’une forêt, comme un réprouvé qui voudrait y enfouir sa honte. Le dos courbé sur sa monture, il sentait les frondaisons fouetter son corps et son visage. La forêt autour de lui resplendissait de longues épées de lumière se brisant sur un lit d’ombrages apaisants. 
Mais Dario ne sentait plus la grande paix de la forêt. Il croyait fuir la vérité, mais la vérité lui faisait face sans relâche et sa course n’avait pas de fin. 
La fatigue, un moment, eut raison de son élan, l’obligeant à faire halte près de l’onde d’un ruisseau où son cheval essoufflé se désaltéra. 
L’eau chantait son refrain argentin entre les rochers, sous l’ombre des frênes. Le scintillement de la vie vibrait et florissait autour de lui, mais Dario, perdu dans des pensers amers, ne le sentait pas. Combien il eût souhaité de toute son âme que l’oubli de la vérité coulât aussi comme l’eau de ce ruisseau ! 
Mais la vérité, cruelle et tenace comme une malédiction, ne lui laissait pas de répit. 
Puis le vent se leva, les nuages sombres de l’orage se rassemblèrent, faisant soudain planer une ombre menaçante, et le ciel sur sa tête se déchira. Mais Dario ne sentait pas l’eau du déluge s’abattre sur son front las et brûlant. 
Puis il talonna de nouveau au galop jusqu’au sommet d’une haute colline où son regard embrassa le vaste horizon incendié de brumes. 
Mais Dario ne percevait plus la splendeur du monde. 
Son regard se perdait au loin vers un point vague et incertain qui semblait mystérieusement attirer son attention. Là, il savait des amours fidèles et heureuses avant qu’elles ne se meurtrissent, se mentent ou se méprisent à leur tour. 
Il se rappela l’espoir insensé, il se rappela le doute, il se rappela le temps où ses sens en éveil le portaient naguère comme dans un rêve improbable. 
Mais la vérité et sa sœur jumelle, la certitude, avaient resplendi de leur clarté définitive sur l’ombre de cet espoir et de ce doute, et lui brûlaient avidement le cœur. Il y avait au loin des femmes et des hommes qui s’aimaient, ou feignaient de s’aimer, d’autres qui se haïssaient et se maudissaient et Dario enviait leurs pauvres amours juvéniles ou corrompues, il enviait les ardeurs de leur haine. 
Une solitude sans fin régnait au sommet de la colline. 


10 juin 2009 

samedi 2 mai 2009

Le journal de Dario (8): L'écheveau des Parques



Nos ancêtres Grecs et Latins imaginaient que la vie de chaque être humain est un écheveau filé par les Parques ou les Moires, ces déesses un peu sorcières. 
Elles tenaient ainsi entre les mains le cours de chaque destinée qu’elles pouvaient s’aviser de rompre à tout moment par un simple coup de ciseau. 
La science psychiatrique estime, avec quelque teinte de légitimité et d’à propos par endroits, qu’en remontant ce fil au grand jour, en examinant sa trame, en démêlant en quelque sorte ses nœuds et ses embrouillements, en y jetant un regard d’aruspice sur les degrés de sa coloration et sa texture, il est possible de lire dans le passé, de comprendre le présent et d’appréhender les enjeux de l’avenir, d’en atténuer les déroulements incontrôlés et les penchants fâcheux. 
Dois-je à mon tour remonter ce fil jusqu’aux langes, pour ne pas dire jusqu’aux limbes, pour satisfaire aux requêtes de la Science quant à ma capacité à recouvrer la foi dans l’avenir ? A rétablir cet équilibre, cette assiette du cavalier, qu’un écart de sa monture a pu un instant désarçonner ? 
Pendant des années, j'ai témoigné pour moi-même, comme un miséreux, comme un prisonnier reclus dans l'ombre de la solitude, de ces convulsions de la vie intérieure. Je me suis épuisé du récit des angoisses qui m’oppressaient le cœur, de toutes les inquiétudes et les révoltes qui faisaient le siège de mon existence, de mes désirs réprimés (par qui?) de «l’autre » et de « l’ailleurs ». J’ai été un de ces gyrovagues d’obscurité poursuivant les promesses du vent, sans audace et sans confiance en mes propres forces, faute de ces exemples vivants qui eussent pu m'emporter dans leur sillage, par l'éducation de l'assurance et de l'action, comme on faisait jadis des preux et des guerriers.
Hélas, on finit par se lasser soi-même de ses propres jérémiades, de la foi candide sans cesse invoquée de l'enfance, même si j'ai appris, comme bien d'autres et non sans quelque raison, à haïr la misère laborieuse et sans foi des adultes.
Je croyais même à mon début, par l’effet de quelque pudeur maladive, que le hasard pouvait encore venir à la rescousse de ma nullité, donner le change en quelque sorte à la perception que le monde pouvait avoir de mon inconsistance, pour me servir sur un plateau la réalisation de mon désir de vivre et d’exulter. A quoi bon! C'eût été là resquiller à la vie. Il faudrait d'ailleurs pouvoir disposer de deux vies, la première pour essuyer les plâtres, la seconde pour rattraper le temps perdu à n'avoir pas su vouloir ni oser.
Telle fut sans doute ma première erreur, ma première et grande faiblesse ; j’en eus bien d’autres encore sous le manteau qui m’ont joué leurs mauvais tours de saltimbanques. 
Nous devrions très tôt savoir pour notre salut et notre préservation que si le hasard n’est pas provoqué à son heure et à bon escient, il ne daignera jamais plus répandre le bienfait de ses heureuses probabilités sur la destinée humaine. 
Et même s’il se trouve débusqué devant vous comme un fauve aux abois, faut-il encore avoir le cran de le saisir vigoureusement par « la chevelure », comme le Kairos des anciens Grecs. 
Aussi, dépourvu de cette volonté insolente d’exister, préférant par tempérament m’abandonner aux langueurs de l'attente contemplative des neurasthéniques plutôt qu’aux élans compétitifs et virils de l’action, j’en fus bientôt réduit à ne subsister que de mes seules et maigres ressources. 
Ma vie ne fut que tergiversations et manies d'érudition, un cabinet mental à la Huysmans, une fantasmagorie de fables anachroniques, un long parcours de solitude volontaire dont je m’accommodai comme d’une sorte de fatalité pour ne pas dire d’une seconde nature. 
Certes, j’ai connu moi aussi comme tout être humain doué de l’intégralité de ses facultés, mes instants de réussite, de bonnes rencontres et d’agréments, mes élans d'initiative, mais comme un pauvre hère troublé d’inconséquence, je n’osai profiter des fruits de la Fortune et restai planté-là en rase campagne, « les pieds dans le ruisseau, la tête dans les étoiles », comme chantait Arthur Rimbaud. 
Ce long régime d’idéalisme austère me donna le fond et l’apparence d’un sombre Gringoire transi de mélancolie et d’imaginaire. 
L’imaginaire ! voilà donc le nœud de l’affaire, cher docteur, le succédané à l’accomplissement du désir, et partant, à l’épanouissement de la vie. 
Contre ce monde d’agitations et de toutes sortes de médiocrités bruyantes, que j’ai renoncé, par goût, ou plutôt par dégoût, à combattre, l’imaginaire, le romanesque et tout ce qui s’y emboîte, jusqu’à l’idée même de l’honneur et de la vertu, furent le dernier asile, le dernier refuge où mon âme sauvage et intraitable de poète, eut la vision de se retrancher. 
J’étais intérieurement comme ce promeneur décrit par Lucrèce, qui contemple à son aise, du haut des falaises, les navires se débattant et se fracassant dans la tempête. 
Cette attitude de retrait ne fut certes pas exempte d’un certain enseignement, car elle me désignèrent les voies étroites et silencieuses menant aux contrées apaisantes de cette espèce de consentement résigné que l'on nomme la Sagesse où mon âme, si elle trouva à s’épurer au contact des éléments sains et revigorants de la Nature, à se prémunir avec délectation contre les scories turbulentes et nauséabondes du siècle, en souffrit pour autant de longues saisons d'errance comme un loup solitaire qui s’éloigne et se sépare volontairement de la meute. 
Il est de par le monde d’immenses terres qui resteraient à jamais stériles sans les crues régulières des fleuves qui les traversent, des terres à jamais sèches et arides comme une savane que la foudre embraserait au premier coup de tonnerre. De même un cœur asséché par l’exil qu’il s’inflige lui-même hors du cercle des passions communes s’expose, s’il n'a pas fait voeu solennel d'un oubli définitif au monde, il s'expose, disais-je, au risque de s’enflammer au premier rayon triomphant de l'aube.
C’est précisément ce qui advint ce jour encore récent où je fus comme atteint d’un accès de goutte mentale. 
J’eus des mirages d’oasis verdoyantes au milieu de ce qui ne m’apparaissait plus de ma vie qu’un désert, une sorte de jour sans fin. Une illumination impromptue, d’une intensité extraordinaire, qui ne fut et ne sera à jamais qu’un innommable malentendu, une sorte de vision trouble, une anomalie de la perception, vint me réveiller en sursaut de ma torpeur philosophique. 
Je pris soudain conscience à quel point mon esprit étouffait sous sa chape d’indépendance besogneuse et d’irréprochable discipline de principe où cohabitent l'orgueil et la misère. Au reste, un praticien qui aurait examiné de près quelques unes de mes humeurs tirées du foie ou de quelque autre viscère aurait en effet qualifié ma complexion d'atrabilaire.
Je me pris à rêver d’innovations, d'expéditions dans la Pampa ou en Terre Sainte, je fus saisi comme de bouffées d’aventure et d’évasion ; mes visions prirent la forme de cette Epouse Radieuse, ou plutôt des splendeurs d'un paysage élyséen que je contemplais benoîtement dans mes songes de vingt ans, en qui je crus apercevoir selon le jusant de mes espérances, tantôt les offrandes généreuses de la Vie, tantôt le Désespoir et la Mort. 
Ce fut hélas cette dernière vision qui l’emporta au contact rugueux et sans joie de la réalité des choses. 
Ce fut alors le début d’un long calvaire d’agonie qui me réduisit, en l’espace d’un an, dans un état de délabrement à faire peur. Je n’étais plus qu’une ombre muette divaguant parmi la société des vivants, le visage et le corps effroyablement émaciés, le regard effondré et hagard. 
Le pied au bord de l’abîme, j’implorai de mes vœux l’intercession d’un acte de suprême délivrance, des torrents de miséricorde déversés du ciel, qui seuls pouvaient venir à bout du brasier inextinguible qui me dévorait l’esprit et le corps. 
Les quelques personnes qui méritent autour de moi la qualité d’amis conçurent les plus vives alarmes. 
Pensant deviner à juste titre la terrible résolution qui me marquait le front, elles me pressèrent charitablement de leurs objurgations, surent détourner mes pas de la pente fatale. Elles me guidèrent jusqu’au froid piédestal de la Raison, m’incitèrent à plonger dans le bain glacé de la régénération mentale. C’est là un insigne mérite dont elles doivent être louées. 
Cependant pour paraphraser la fameuse Madame Du Deffand, je dirai sans crainte de la trahir ni de me trahir moi-même, qu’il n’est pas vrai que « la Raison triomphe des passions» ; que la Raison « nous fait vivre en nous faisant sentir le Néant » et qu’elle est « cent fois plus contraire au bonheur que ne peuvent l’être les mouvements passionnés de l’âme » ; même si ces derniers, ajouterai-je, nous jettent parfois sur les sentiers du chagrin, de la mélancolie ou de la douleur. 
Et puis comme disait fort bien, une autre femme, la Duchesse de Fontanges, « on ne saurait quitter une passion comme on quitte une chemise ». 
Cela dit, la Raison s’admet parfois contre les passions par nécessité vitale absolue, si on tient au fond encore un peu à la vie, pour nous délivrer positivement, nous extraire au forceps de cette espèce d’enfer du Désespoir et de la Démence où leurs élans manquèrent de nous précipiter. 
J’ai donc entendu (l’ai-je seulement écoutée ?) la voix de la Raison. J’ai renoncé à la poursuite éperdue de mes chimères. 
Peut-être, pour un temps seulement, qui me vaut un précieux sursis de vie, je laisserai close la porte du jardin merveilleux, qui se dresse dans la lueur du couchant au sommet du chemin solitaire.. . 

Mai 2009 

jeudi 23 avril 2009

Le journal de Dario (7): Vers les Champs Elysées




Vers les Champs Elysées

Les mouvements de l’âme sont à l’image de ceux de la Nature. Une simple étincelle provoque parfois des brasiers dévastateurs. 
Mais il n’est rien de plus désolant, rien de plus affligeant qu’une passion effrénée qui emporte toutes les digues du bon sens et de la raison. 
Elle naît d’un rien, d’un germe insignifiant qui attend patiemment son heure d’éclore pour répandre soudain d’insondables ravages dans le cœur de l’homme. Elle attise sans discernement et sans répit les braises d’un désir dévorant, enfle démesurément l’esprit comme un génie emprisonné dans sa lampe et qui, soumis à la torture, se contorsionne avec furie vers son impossible délivrance. 
Sa violence est telle qu’elle en bouleverse toutes les données de la complexion mentale. 
Elle est comme un océan de feu hanté de tempêtes mystiques, d’élans de sauvageries, de vertiges éplorés et extravagants. Elle est cette rage obstinée d’amour et de haine mêlés meurtrissant dans un conflit sans fin, par cet héroïsme sombre et muet de la douleur, sa propre chair et son propre sang. Puis, harassée, exténuée, consumée du feu de sa propre énergie, elle finit par s’étrangler, par agoniser lentement entre les chaînes écrasantes du chagrin et de l’abattement. 
Oh j’ai connu moi aussi ces heures de fièvre et d’égarement, ces longues quêtes solitaires et désolées, croyant pouvoir, un jour ou l’autre, être attendu quelque part, « comme on attend le roi ». 
J’ai connu moi aussi le temps des loups et de l’hiver, ces saisons impitoyables où l’on traîne son désespoir comme un gueux traîne sa misère. 
Je sais aujourd’hui à quel point un silence de dédain, de stupide et aveugle incompréhension, peut exalter de souffrances, je sais à quel point une espérance sans écho ouvre les portes hallucinantes de l’Enfer. La vie est une belle garce capricieuse qui se plaît parfois à décliner vos offrandes et vous congédier comme un fâcheux.
Mais comme le sang coule et s’épuise, une telle épreuve ontologique doit pouvoir connaître un jour ou l’autre comme une apparence de tarissement. Elle finit dans tous les cas par rencontrer son propre destin : celui de la chute brutale et violente, celui de la rédemption par la grâce du repentir, de l’humour ou du pardon ; ou bien encore le long hébétement vers le crépuscule de l’oubli, ce que Gérard de Nerval appelait fort à propos « un désespoir presque serein, sans contorsion ni colère ». 
J’ai atteint aujourd’hui les grèves infinies de l’ennui et de la tristesse, l’horizon vide et sans avenir. Mon cœur a tant saigné de l'Aube promise, de la Délivrance espérée..
Je revis maintes fois le rêve de ce chemin solitaire où mon pas avance entre des rochers et des forêts, vers le sommet absolu de l’âme. L’horizon s’enflamme une dernière fois des feux mourants du crépuscule, illuminant de leurs doux rayons dorés les prairies et les vallées embrumées de la montagne. 
J’entends encore autour de moi le bruit cristallin de l’eau qui coule et les sonnailles des troupeaux lointains. Le froid me saisit dans l’ultime ascension, sur la pente bordée de mousses et de fougères, jusqu’à la porte du Grand Mystère. 
C’est là, au détour de ce chemin que foulèrent bien avant moi les pas de mes prédécesseurs, que je me présenterai bientôt, très bientôt peut-être, l’âme humble et dépouillée de toute vanité. Cela est écrit.
Oh, je l’ai tant de fois imaginé ce rêve troublant d’un jardin merveilleux de printemps où la Divinité Radieuse séjourne paisiblement parmi la lumière éternelle. 
Je sais que derrière cette porte sombre marquant l’orée des deux mondes, le sourire de la vie, le grand Oui du véritable Amour, le seul Grand Amour dont l’âme humaine soit digne, s’apprête à m’accueillir enfin, moi le pêcheur et l'implorant avide de perfection, dans ses éternelles prairies célestes. 
Je ne ressens déjà plus le désir de replonger mon regard sur la terre des hommes, de leurs misères et de leurs tombeaux. 
Je m’approche lentement de la grande porte, si vétuste et si vermoulue, qu’entourent les noires frondaisons du soir ; et je lève enfin la main pour en pousser le vieux battant vers le sublime espoir qui m’attend… 

Le 23 avril 2009 

lundi 2 mars 2009

Le journal de Dario (6): La vie en fleurs




La vie en fleurs 

Je me suis levé, un matin de mars, le regard effaré, la poitrine oppressée, en proie à une sourde et terrible angoisse. La nuit m’avait exténué d’insomnie, de convulsions et de sursauts brutaux, qui me redressaient tout haletant dans mon lit. 
Des sanglots remués du passé, des poussées fiévreuses de hontes et de frustrations mal enfouies, tout un cortège lancinant de frayeurs et de vertiges d’agonie s’étaient pressés en foule dans mon esprit. 
Emergeant de ce chaos de rancoeurs et de ténèbres, la vision d’un jardin merveilleux m’était apparue, comme un havre alcyonien au milieu de la tempête, tout ruisselant d’une lumière blanche de printemps. 
Une silhouette de divinité déambulait, calme et solitaire, sous les frondaisons flamboyantes des vergers en fleurs, parmi les bouquets éclatants de couleurs. 
J’aperçus alors son visage, illuminé d’un sourire plein de confiance et de douceur, un de ces visages dont Ovide a pu dire que « Les roses se mêlaient à la blancheur de son teint ». 
Je reconnus alors, dans un éclair d’émerveillement, Celle de qui l’on s’énamoura jadis, Celle en qui l’on adora son beau rêve de pureté et d’idéal, et dont on garde à jamais le souvenir serré au fond du cœur. 
Mais les défuntes idoles ne reviennent visiter le sommeil des hommes que pour rallumer les braises cruelles du chagrin ou du remords, raviver les plaies cuisantes du désespoir ou du doute. 
Tout frémissant d’émotions, la gorge nouée d’un reflux inespéré de bonheur, je voulais m’approcher de ce fantôme resplendissant d’azur et de soleil, recueillir tendrement le baume de sa chaleur, déposer sur son front le baiser lumineux de rédemption, susurrer au creux de son épaule un de ces doux prénoms qui ornèrent, pleins de grâce et de fraîcheur, la mélodie des anciennes romances. 
Mais le ciel, fallait-il s’y attendre, bascula tout-à-coup. La lumière printanière s’évanouit dans une horrible pénombre, l’idole ressuscitée un instant disparut aussitôt, happée dans le tourbillon récurrent du cauchemar. 
J’errais dans un long couloir obscur de catacombes, appelant, criant, courant vers une lointaine lueur blafarde qui fuyait inexorablement au fond de la nuit. 
Puis, parvenu au faîte de cet antre noir, je voyais s’ouvrir devant moi une immense terre morne et livide, voilée de brumes délétères, hantée par des vents rauques qui emportent dans la poussière brûlée l’ombre des derniers souvenirs. C’est ici, au seuil de ce séjour de silence et de mort, que me revint une dernière fois la phrase de Dante : « Al di là di questa porta, lasciate ogni speranza ! ». 
Pendant de longs mois ces visions funestes s’emparèrent de mon être, un souffle d’effroi me saisit comme les sombres tentacules d’une maladie. 
Ce cauchemar ne se contenta plus d’accaparer mes nuits, il étendit peu à peu son emprise sur le cycle entier de mes jours. Mon pauvre corps fatigué, abandonné lentement de ses forces, se vidant continuellement de ses larmes, s’étiola, dégénéra pour ainsi dire jusqu’à cet état de spectre décharné, aux formes frêles et anguleuses, aux yeux cernés et brûlés, comme un de ces lamentables damnés des cercles de l’Enfer. Mon esprit, quant à lui, subit un sort comparable à celui de mon corps. Etouffé, prostré sous un lourd crêpe de deuil, il sombra dans la stupeur et l’hébétement. Je lâchai pied à plusieurs reprises, brisé de tristesse, privé de raison et de courage. J’avais perdu foi en ma propre existence. 
Le présent en effet m’était devenu odieux, l’avenir sombre et effrayant ne se présentait plus à mon regard que comme une pente irréversible vers la déchéance et la ruine de toute espérance. 
Le passé, quant à lui, devait rester ce qu’il a toujours été pour moi, d’ineffables aspirations au romanesque, cette quête chevaleresque de la vertu et de l’honneur, piétinées, humiliées par l’indigence implacable des jours, par ce que Louis XIV lui-même désignait par « La malice des méchants et des impies ». 
Qu’en est-il aujourd’hui de ces ardeurs vertueuses à la Félicité ? 
Hélas, je me suis aperçu soudain que la vie est à l’image de cette créature entrevue dans mon rêve, riante et généreuse avec les têtes légères de son âge, mais déjà si dédaigneuse et indifférente à mes élans respectueux de vénération et de tendresse. 
Je pris douloureusement conscience que je n’avais plus le droit de La désirer, qu’un modeste regard levé sur sa personne était à lui seul une suprême inconvenance et l’objet de toutes les railleries, que mon existence, tout comme mon néant au monde, n’avaient plus la moindre valeur à ses yeux. 
Ce bonheur de la vie en fleurs qui me tendait les bras lorsque j’avais vingt ans, je n’ai pas osé le saisir alors, entravé que j’étais par mes excès de réserve et d’exigence envers moi-même et les autres. 
Hélas, le Temps a passé comme coule une fontaine. Et tel Baudelaire avec sa mystérieuse inconnue, j’ai laissé moi aussi filer la vie et les sourires de la Jeune Fille en Fleurs. 
Malherbe, notre maître à tous en poésie, n’exprimait-il pas le même regret : 
« Tout le plaisir des jours est en leurs matinées, 
La nuit est déjà proche à qui passe midi ». 
Voyant à mon tour grandir à l’horizon la sombre silhouette des montagnes du soir, il ne me restera bientôt plus, comme l’héroïne de Corneille qu’à « chercher le silence et la nuit pour pleurer ». 

Mars 2009 

vendredi 16 janvier 2009

Le journal de Dario (5) De Profundis


 De Profundis

S’élever à la lumière du soleil, vers l’Infini, sur un cheval de vent ou bien glisser peu à peu dans l’ombre indolore de l’oubli, suivre dans la brume cette longue route de nuit qui s’allonge sous mon pas ! Oh j’espère ardemment en l’un ou en l’autre, et j’en ai peur, peur de ce ciel, de ce gouffre de suprême rédemption. J’ai si froid, et comme je tremble et je pleure, entre les déserts et les forêts de l’enfance, hanté par le souvenir de la grandeur abattue de mon père, attendri par le spectacle immaculé de la vie en fleurs de ma fille, mes derniers regrets et mes dernières espérances d’ici-bas ; et puis être enfin libéré de la Divinité, cette fatalité adorée, bienveillante, oppressante et cruelle, cet impitoyable démon de plaisir et d’amour qui convulse le destin de l’homme, pouvoir enfin avancer au milieu des prairies où coulent les torrents, parmi les splendides nudités de la vraie Création, « rentrer dans son cœur », se dépouiller de ses bagages terrestres, qui selon le latin Perse « se réduisent à bien peu de chose ». Le croyant, l’homme honnête ou désespéré, doivent en effet se présenter humbles et purifiés dans cette ascension ascétique qui les conduit au sommet sacré de la montagne, sur les remparts flamboyants du Ciel.

Qu’importe, après tout, le salut de mon âme, le cours de ma vie languissante, qu’importe le mystère du Verbe et la beauté de l’espérance des autres, puisque demain, l’éternelle aube blanche et noire reviendra obstinément avec sa vérité.

Oh que passe enfin, d’une manière ou d’une autre, cet exécrable solstice de l’hiver !

16 janvier 2009

vendredi 2 janvier 2009

Le journal de Dario (4): La mort d'Ilion

La mort de Troie (Ilion)



La mort d’Ilion 


Lorsque j’aurai passé ma saison prescrite entre des murs blancs, lorsque j’aurai livré tout entier mon front brûlant aux auscultations expertes, il est convenu que je reviendrai, candide comme une chrysalide, devant l’inoffensive évidence du corps et du temps, purgé de tous mes anciens élans de perfection et de sauvagerie. 
Je me suis souvenu de la parole du Sage : « Si tu plonges longuement ton regard dans l’abîme, l’abîme finit par ancrer son regard en toi ». Hélas, je savais qu’il n’est de Mal plus puissant que celui qui plonge ses racines dans le Meilleur de Soi. 
Il faudra bien pourtant que les portes réconciliées du Ciel et de l’Enfer, dans un dernier grincement de gonds, se referment derrière moi, que la connaissance désenchantée du monde descende au creux de ma conscience, la dépouille des mensonges et des errements du passé, des soleils morts de la destinée, enfin de toutes les jubilations et des terreurs sacrées du Désir. Je serai, paraît-il, sur la voie qui mène à l’homme exemplaire, convenable en tout point, l’homme droit, juste et bon, mais surtout l’homme soumis à lui-même, sans extase et sans folie. 
Il faudra bien en finir avec cette guerre d’Ilion où tout mon sang s’écoule et s’épuise, ces tourments obstinés, ces affres exquises tournées vers l’improbable ravissement; et rouvrir enfin le livre vertueux de la Raison et du Devoir. La vision des hautes cimes s’effacera peu à peu de ma mémoire, j’oublierai que le vrai bonheur est une passion qui se dévore à l’infini dans sa propre flamme, je réapprendrai le mépris des chimères qui élèvent l’âme au-dessus des abîmes et je rirai encore de l’espèce d'halluciné que j’ai pu être. Je laisserai derrière moi un horizon de cendres et de pierre. 
Hélas, Tu n’étais que cela Toi aussi, l’Ombre et la Poussière, ce printemps éphémère où je ne te survivrai jamais, le stupide hermétisme d’un langage et d’un dialogue impossibles ! 
Pourtant c’est à Toi, "Dieu d'éternel tourment", que je dis une dernière fois merci, à Toi qui, comme un cheval de feu, comme l’oriflamme sur le chemin de Jérusalem, a illuminé la longue espérance du Croyant. 
Maintenant, enfin, je peux m’étendre sur d’autres rivages et m’endormir.

Janvier 2009 




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