vendredi 18 décembre 2020

Le mot juste

Jean de La Bruyère (1645-1696)

Nous trouvons chez Jean de La Bruyère la maxime suivante: "Il ne faut pas qu'il y ait trop d'imagination dans nos conversations ni dans nos écrits; elle ne produit souvent que des idées vaines et puériles, qui ne servent point à perfectionner le goût, et nous rendre meilleurs: nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un reflet de notre jugement". (Les Caractères/ De la société et de la conversation/17)
Voilà un énoncé plein d'équilibre et d'à propos qui illustre parfaitement l'appartenance de notre auteur à l'idéal de perfection classique du 17ème siècle français et surtout qui mériterait de trouver une juste reconnaissance dans nos consciences éducatives contemporaines.  Quelle résonance en effet pourraient connaître de telles recommandations aujourd'hui? Nous ne pouvons nier les faiblesses de notre époque. Les attentats répétés à la syntaxe, les violences continuelles faites à la grammaire, tantôt inspirées d'influences néfastes, tantôt le résultat de relâchements coupables, sont chaque jour relayés par la parole publique, les mollesses de l'enseignement et le désordre funeste des media de tout poil et surtout de mauvais alliage. 
La Bruyère fait écho ici à Boileau  : "Ce qui se conçoit bien, s'énonce clairement". La langue française fut longtemps un exemple de justesse, de clarté et de précision, la langue de la philosophie et des idées. Mais lorsque les infirmités d'une langue en viennent à faire obstacle à l'expression intelligible de la pensée, on comprend qu'à la longue ce sont les ressources mêmes de la pensée, l'énergie du sens critique, l'articulation de la logique et l'originalité de la création intellectuelle qui sont mises en péril.
D'ailleurs on ne saura jamais au fond si c'est l'appauvrissement de la pensée qui précède et cause la confusion de la langue ou si c'est l'appauvrissement de la langue qui entraîne la confusion de la pensée. Dans les deux cas, nous assistons à une sorte de d'aveulissement de la conscience. Non pas que notre époque produise moins d'intelligence qu'au 17ème siècle, où les trois-quarts de la population était analphabète et complètement étrangère à la langue exemplaire de La Bruyère. La nature humaine n'a sans doute guère changé en peu de siècles, mais en gagnant en connaissance et en instruction elle a sans doute perdu dans le même temps en génie et en caractère. Nous y voyons le résultat de l'uniformisation des cultures et des comportements, l'extension des stéréotypes dégradés du langage et de la communication.
Certes Jean de La Bruyère, il faut bien l'avouer, ne semble guère accommodant. Il nous exhorte, d'un ton sourcilleux, à n'ouvrir la bouche ou ne prendre la plume que pour exprimer le strict nécessaire et d'un mode concis et ordonné selon le goût classique, c'est-à-dire le bon goût, conforme en cela "à la droite raison". Nous ne pouvons guère l'en blâmer sur le principe, tant il est vrai que le dérèglement langagier et l'indigence des idées sont venus corrompre nos capacités et notre qualité de communication. N'est-il pas surprenant de constater, à la faveur des archives audiovisuelles, que le français pratiqué usuellement par l'homme de la rue, il y a encore quelques décennies, semblait bien plus correct, presque affecté, sous le rapport de la syntaxe, du vocabulaire, voire de la grammaire, que l'idiome claudicant, difforme et poussif répandu chez nos contemporains?
La langue française, pratiquée à bon escient,  est un outil efficace de rigueur et de précision. Le sens du mot juste renforce l'expression de la pensée et nous garde de nous égarer dans des propos viciés ou inconséquents. C'est d'ailleurs tout l'intérêt de l'apprentissage du grec et du latin, de mon point de vue surtout du latin, aujourd'hui presque complètement délaissé, de nous faire goûter toute la saveur et la portée des mots, et de consolider les fondements sur lesquels peut s'élever la pensée.  Il ne peut échapper à l'évidence que l'usage maîtrisé de la langue procure à l'esprit une source inestimable de liberté et d'indépendance et que l'appauvrissement dont elle peut être affectée par le renoncement de la raison ou la veulerie du tempérament, nous maintient dans un état d'apathie et d'ignorance.
Cela étant, Jean de La Bruyère, je le disais, appartient bien à son siècle, dont l'idéal exigeant d'ordre et de proportion assigne une mission à la langue, celle d'élever sans cesse l'esprit, par l'exercice de la décence et du bon goût, vers un modèle accompli de grandeur et de perfection. Bossuet, précepteur du Dauphin,  fils de Louis XIV, ne le lui adressait-il pas cette mise en garde qui trouverait aujourd'hui encore tout son écho: "Vous parlez maintenant contre les lois de la grammaire; alors vous mépriserez les préceptes de la raison. Maintenant vous placez mal les paroles; alors vous placerez mal les choses"
Si la langue française est pénétrée de cet esprit de justesse qui réserve les mots à un usage précis et conforme au sens de la pensée et donc de la raison, il est un autre versant de son génie, plus insaisissable, qui en affirme toute la plénitude. Il se révèle dans la pratique des différents sens du mot et de ses multiples alliances, dans l'art expressif de toutes les gammes du trope et de la métaphore, dans ce foisonnement sémantique prodigieux qui anime l'alchimie du verbe. Au reste cet usage de la métaphore, si naturel dans la locution courante, en fait une des couleurs particulières de la langue française. Certains prétendent pourtant que celle-ci se prête moins que d'autres au langage de la poésie. Je ne vois pas d'où l'on peut tirer une telle fadaise. C'est bien peu apprécier le pouvoir de l'esprit à travers le génie des mots de notre langue, leur substance, leur coloration, leur tessiture, leurs bruissements, leurs force d'évocation. Le souffle de la poésie ne réside d'ailleurs pas seulement dans la forme rhétorique qui en constitue le genre, il se répand à mon sens peut être plus librement, plus directement dans mainte forme de la prose. J'ai ressenti pour certaines pages de Colette, de Jean Giono ou d'Henri Bosco autant d'âme que dans tout ce que la poésie la plus inspirée a pu produire. Rivarol, auteur du fameux discours sur "L'universalité de la langue française"(1783) ne reconnaît-il pas qu' "on ne dit rien en vers qu'on ne puisse très souvent exprimer aussi bien dans notre prose et cela n'est pas toujours réciproque". Il a aussi cette formule: "L'imagination pare la prose, mais la poésie pare l'imagination". Tant il est vrai que la prose ne saurait cacher les faiblesses de la pensée, ce qui est moins assuré pour la poésie.
La langue française a régné pendant des siècles sur l'empire des Lettres. Elle fut et elle le demeure encore, comme par les effets lumineux que prolonge le rayonnement d'un astre, l'exemple le plus perfectionné du style dans l'expression claire et ordonnée de la pensée. Qu'elle se sente libérée des contraintes de la norme ou des prétendues bienséances du bon goût d'une époque donnée, la langue française possède les ressources nécessaires et son organisation propre pour tenter des explorations littéraires d'une extraordinaire richesse. Cette forme de hardiesse, cette volonté d'accroître la capacité de percevoir et de ressentir, n'est en rien destructrice de la syntaxe, Dieu merci, mais se révèle prodigieusement créatrice d'intuitions et d'éblouissements intérieurs, nous fait atteindre l'essence profonde des choses, nous révèle cette réalité cachée de l'âme du monde. Le mot n'exprime plus seulement l'idée ou l'abstraction, ni même une observation pertinente du réel, il se manifeste en nous comme une force spirituelle. 
Ce n'est certes pas l'option "imaginative" ou introspective à laquelle La Bruyère aurait un instant consentie dans ses recommandations. Le siècle Classique ne semblait adorer que la forme et l'apparence, ne reconnaissant de vertu littéraire que dans l'éloquence de la prose, toute en mesure et en équilibre, où il excellait naturellement et dont il fournit des productions universelles. Ou bien dans la versification exactement ordonnée de Malherbe, de Corneille ou de Racine où s'affirment et s'exaltent à la fois les vertus de la force morale et la grandeur héroïque des sentiments.
Les exhortations de La Bruyère valent sans doute plus particulièrement pour l'art de la conversation, les exercices intellectuels, l'éducation de la raison et les rapports policés avec le monde, par quoi se construit l'idéal de l'honnête homme. Les inspirations lyriques, les intuitions visionnaires, les pouvoirs du regard intérieur qui fascineront les expérimentations littéraires et poétiques à venir, sont autant de monstruosités incongrues qui auraient stupéfié le goût de son temps. Eût-il pu un instant imaginer que l'usage d'une langue académiquement réglée pour le bien dire et le bien penser, pût servir à sonder les puissances invisibles de l'inconscient, jusqu'à produire les visions géniales et bouleversantes de Hugo, Rimbaud et Apollinaire? Il est certain qu'à l'aune des normes du Grand Siècle, ces démiurges du Verbe auraient été considérés comme "vains et puérils".
Jean de La Bruyère, nous l'avons compris, n'est ni un sentimental, ni un intimiste de l'âme, encore moins un impressionniste de la nature, mais nous lui devons cette autre maxime qui vaut pour toutes les époques et en laquelle chacun se reconnaîtra:

"C'est une grande misère que de n'avoir pas assez d'esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence."

Voilà qui est (bien) dit!

Honorius/ Les Portes de Janus/ Le 16 décembre 2020




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