dimanche 2 novembre 2008

Le journal de Dario (3) :Les ailes de Pégase

Les ailes de Pégase 

Ah ! ce goût suave et redouté, cette lancinante amertume, écume d’éternité, souvenir accablant de tristesse, pauvre avenir tremblant des affres de l’austère naufrage !!!Ah ! Croire qu’il pouvait en être ainsi, tout simplement, le désir épanoui au soleil, comme une grappe vermeille, un baiser offert dans l’azur et finalement, je vous demande pardon, heurter le front à ce consentement refusé à la vie, au rire et au sommeil sans péril. Ô Nature insondable et sauvage! Enflammer ma vie au hasard de tes regards, jouer des ivresses de la mort entre tes bras et ton corps si chaud comme le ventre de la Louve, mordre à tes lèvres la profusion des jours, dormir fiévreusement sur ton sein blanc comme l’aube. Ah mon Dieu quel bonheur eût-ce été là ! La plus belle gloire des êtres vivants ! Dans ces éclairs suffoqués de tendresse, je t’aurais enfin reconnue, ô Jérusalem ! Par toi j’eusse été aimé et fort ! Etait-ce seulement possible de boire dans cette vie, dans cette eau de roche si pure qui coulait là, devant moi, dans les vapeurs vertes d’un mirage de Brocéliande? L’amour que tu croyais le dieu vivant de la nature n’a jamais existé que dans ce rêve d’enfant avant qu’il ne soit flétri et déçu comme tout le reste. Tout cela pourtant était prévu, cousu de fil blanc par les mains noueuses de la Parque : l’envie, le jour, la colère, le temps et la misère… La vérité, cette vérité, accablante comme l’ordre mesquin des choses, est une montagne sans écho, un chemin de solitude menant vers l’horizon glacial où les idoles, ces belles, fières et inaccessibles idoles qui vous méprisèrent jadis de leur caprice ou de leur innocence, viennent y voir elles-aussi, tôt ou tard, s’accroupir piteusement sur la terre gelée leur malingre décrépitude. Seuls le silence et l’absence, et puis l’implacable indifférence de ce qui respire pourtant tout près de ton ombre, sont déjà au rendez-vous, s’assemblent comme d’inaudibles fantômes, te rappellent l’heure et te désignent ton sort. Tout ce que tu crus un jour saisir de furtif et de miraculeux, ici ou ailleurs, se rappelle à ta mémoire comme pour mieux t’en cuire : cet inoubliable sourire d’été, cette offrande qui t’emporta sur la » passeggiata » par une nuit étoilée de Naples ou de Sorrente, les jardins et les châteaux où tu fus l’hôte inespéré de rois sans divertissement, les temples de marbre au-dessus de la mer qui racontent dans l’azur l’origine de la pensée, une porcelaine de Saxe où tu reconnus ce portrait de toi-même dans un médaillon peint, les anciennes fables de bonheur et de gloire, et puis tout ce que l’amitié forgea de force et d’honneur. Que sais-je encore ? Ah si, cette silhouette en ombre de Chine, apparue un soir de clair de lune, dont la chevelure flottait comme dans un nuage, si improbable, si mystérieuse, qu’une pudeur trop scrupuleuse confisqua à jamais à mes attentes d’avenir. Son visage m’est toujours resté inconnu et je ne le regrette pas. Toutes ces secondes d’éternité se résument à si peu de substance, il est vrai, comme une de ces pauvres peaux de chagrin, quelques lignes d’un testament, austères comme un viatique, hantées pourtant d’insondables gratitudes. Il n’y a bien que ta seule stupeur pour s’étonner encore ! Mais quoi, tu es toujours en vie, semble-t-il. Dieu soit loué. Tu connais encore la faim de ce qui est, la soif de ce qu’il faudrait, la brûlure de ce que tu voudrais ardemment maudire. Encore en vie, soit, mais d’une manière ou d’une autre, comme un sursitaire; il te faut marcher le temps qui te reste, la tête baissée vers le sol, loin des afflictions humaines. L’horizon est déjà triste et noir, qui enveloppe l’ennui des brumes fatales du soir. La peur des souvenirs harcèle tes nuits, l’horreur du présent t’étouffe jour après jour; quant à l’avenir ah ah, parlons-en, ou plutôt, n’en parlons pas, n’en parlons plus. Pis, que le Diable l’emporte !
Tout autour, le monde se tait dans son insensible splendeur. L’incompréhension de l’autre, la vanité de ce regard transparent et vide, que l’on eût cru un instant brûlant d’évidence, ô fatale imprudence, brisent le sens libérateur de l’aveu et du sacrifice, la raison suprême d’être, anéantissent la saveur et la sève du mot, de la chair, de la vie. 
D’autres bonheurs se vivent ailleurs, cela est tout, cela est bien, cela est juste. Eux aussi connaîtront leur agonie et leur fin. Mais je ne serai plus là pour m’en gausser lorsqu’arrivera le tour de la Créature innocente et cruelle de souffrir elle aussi son martyre. D’ailleurs, saurais-je seulement capable de m’en réjouir ? Alors, pourquoi ce désir sans but et sans espoir te consume-t-il encore comme une vermine ? Ne connais-tu pas d’autre désir plus grand que celui de la défaite et de la mort ? De royaume plus édifiant que l’enfer de la croyance meurtrie et de la folie ? N’est-il pas plus digne de noblesse de répondre au désespoir par la sainte bonté du cœur et de l’âme ? Dieu, quelle bêtise que les refrains insensés de la douleur…Réveille-toi enfin, de grâce, ressaisis-toi, allonge les rênes, talonne au galop, ô fils du Vent, en riant vers le Soleil!

Novembre 2008

vendredi 10 octobre 2008

Le journal de Dario (2) Les rives du Léthé




Les rives du Léthé

Le temps est le meilleur allié de l’oubli et de l’ombre, il en est même le plus sûr artisan. Tout passe avec la vie, comme le fil de l’eau, vers d’incalculables métamorphoses.
J’ai cru moi aussi entrevoir ces rivages mystiques, j’ai traversé en tremblant des miroirs de fièvre, suivi avec rage et candeur d’improbables aurores, pour échouer moi-aussi, comme tous les « amputés du cœur », dans les sables convulsifs d’une pitoyable agonie. Les chimères sacrées de l’idéal et de la révolte, les fontaines scintillantes de la poésie, l’écume de l’aventure, Dieu même, et le tombeau du Christ, et puis, hélas, cette idole imprévisible que l’on nomme la Femme, en furent tour à tour les saintes causes.

dimanche 25 mai 2008

Le journal de Dario (1) Vers Jérusalem




Vers Jérusalem 

Dario prit la parole: "Je connais mes transgressions et mon péché est constamment devant moi ! » L’Ange de la Vie se pencha alors à son oreille : « Que prétends-tu par péché ? Cette flétrissure appartient à la morale des hommes et « la morale est la faiblesse de leur esprit». Plutôt un désir de vie, un élan merveilleux qui a grandi et brillé dans ton cœur comme un soleil, qui a fait remonter ton âme du séjour des inconscients et des morts où toute la multitude de ta race se débat dans l’ennui et la peur. ».

jeudi 21 février 2008

Souvenir de Vendée (2) : Le Roi

Ce samedi 27 août 1988, par un temps ensoleillé et limpide, nous quittâmes Beauvoir-sur-Mer dans l’antique « Mercédès » du comte. Passé le village de Bouin, nous suivions la route longue et droite comme une avenue sans fin en direction de Machecoul, qui semble encore frémir du souvenir du démoniaque Gilles de Rais, et un des hauts lieux des insurrections vendéennes. 
Nous quittions la région du Marais pour pénétrer dans le pays du bocage, aux vallons couverts de haies touffues et de pâturages verdoyants. En termes administratifs, on pourrait même dire avec précision que nous venions de laisser le Département de la Vendée pour nous engager dans celui de la Loire Atlantique. 
Là, arrivés tout près de Nantes, à la hauteur des Sorinières, nous continuâmes notre route en direction du Loroux-Bottereau, notre lieu de destination, qui m’apparut comme une bourgade paisible dans un décor pastoral. 
Cette localité, comme tant d’autres dans cette région des pays de Loire, que l’on nommait jadis la «Vendée Militaire », fut le théâtre de luttes farouches et inexpiables. 
Du reste, il n’est pas une personne, pas une famille qui ignore, ici comme ailleurs, les drames ignobles et pathétiques qui ensanglantèrent cette terre, le long calvaire enduré par tout un peuple en révolte ; pas une personne, pas une famille, dis-je, qui ne puisse encore aujourd’hui identifier sa mémoire à cette terrible épreuve de l’Histoire. 
Lorsque l’on sait en effet le déchaînement d’atrocités perpétrées contre les populations civiles, dans les années 1793-1795, il n’y a somme toute pas si longtemps encore, lorsque l’on sait les ravages et les exterminations semés dans leurs sillons par les « colonnes infernales » de Turreau et de Westermann, on comprendra les réticences qu’oppose la mémoire collective aux bienfaits célébrés de la Révolution. 
Car la Révolution ici témoigne du martyre d’un peuple ; elle y résume son œuvre dans celle de ses anciens bourreaux. 
Aussi, le Loroux-Bottereau paya son tribut au nouvel esprit évangélisateur de la Liberté : trois cents habitants, avec les femmes et les enfants, y furent massacrés par l’armée des Bleus. Alors, ce jour-là, en mémoire de ceux de 93, loin des flonflons cocardiers et des bonnets phrygiens dont se couvrait peu à peu la France du « Bicentenaire », la statue de Louis XVI, érigée sur la place du village au dix-neuvième siècle, a été fleurie de lys au milieu d’une foule recueillie. 
Nous arrivâmes juste après la cérémonie pour rejoindre une partie du cortège dans la propriété toute proche de notre hôte, M. Jean Renoul. Nous nous trouvâmes bientôt dans un jardin fleuri au gazon coupé ras, où avaient été dressées des tables de réception couvertes de nappes blanches. 
J’aperçus aussitôt ce qui me semblait être le point principal d’attraction, autour duquel virevoltait, en différentes strates orbitales, la cohorte des invités. C’était un homme d’environ cinquante ans, plutôt de petite taille, au visage bronzé de chanteur de charme, l’air avenant et policé, cravaté et quelque peu engoncé dans une veste bleu foncé qui se trouvait manifestement trop étriquée. Il se tenait debout au milieu de la pelouse, en compagnie d’une femme âgée aux cheveux blancs, coiffée d’un petit chapeau à voilette et parée d’un collier à double rangée de perles couronnant le décolleté d’une robe d’été couleur de temps. 
Un groupe de ce qui avait bien l’allure de courtisans faisait un demi-cercle autour du couple, mêlant l’expression d’une grande déférence à l’égaiement mondain d’une chic partie de campagne. 
Notre homme parlait aux uns, répondait aux autres avec beaucoup d’amabilité et d’entregent, se faisait présenter par un mentor toutes sortes de personnes de l’assistance, notables du canton avec leurs épouses, visiblement ravis et impressionnés. 
Cet homme enfin, il faut maintenant le dire, était rien autre qu’Alphonse II d’Espagne, titré Duc d’Anjou et de Cadix, chef de la maison de Bourbon et aîné de la grande famille des Capétiens, c’est-à-dire l’héritier légitime du trône de France. La dame aux cheveux blancs, discrète, simple et élégante, la physionomie un brin austère cependant, qui se tenait à ses côtés, était sa mère, la Duchesse de Ségovie. 
Le mentor, qui semblait tenir un rôle de confiance envers le Prince, était le baron Pinoteau, que mon ami Michel connaissait pour l’avoir fréquenté dans de précédentes entreprises. Il était en fait le secrétaire du Prince, organisateur de ses déplacements et séjours en France, qui durent activement l’employer l’année précédente pendant les célébrations du Millénaire Capétien. 
Je ne jugeai pas pertinent pour ma part de me joindre à la curée des présentations. J'eusse pu répondre à l'invitation de m'y faire recommander. Sans doute manquai-je d'audace, je ne sais. Car je n’avais aucun titre ni aucun mérite particulier, réel ou supposé, et à vrai dire aucun motif de considération à faire valoir à l'attention du Prince. Imaginez-vous! Me faire annoncer par mon nom de roture (quoique d'ancien lignage terrien qui vaut bien celui d'un hobereau), comme gratte-papier besogneux dans la région de Lyon? Comment donc ne pas préférer dans un tel cas rester enfoui dans l'ombre de son humilité? Ce qui, aux yeux du Grand Yogi ou du philosophe, est encore le parti le plus convenable en toutes circonstances.
Je contemplais le ballet des barons et des comtes, des notaires royalistes et autres praticiens provinciaux affectant des airs de chevaliers bannerets, donner à qui mieux mieux du « Monseigneur » en s’adressant à l’auguste personnage, j’admirais la ronde des élégantes esquisser leurs révérences devant l’honorable et digne couple. 
Je me sentais pour autant à mon aise au milieu des agréments de ce beau jardin, plutôt curieux que véritablement impressionné, buvant volontiers les coupes de Champagne frappé que l’on me tendait sur des plateaux, piquant de ci de là un petit four, devisant avec mon ami Michel et son épouse, ainsi qu’avec Bertrand de La Tribouille, qui, très affairé cependant, fendait régulièrement la presse pour actionner son appareil photographique qu’il posait ensuite en sautoir sur son ventre proéminent. 
C’est naturellement à lui que nous dûmes d’être admis dans ce cénacle où les entrées se trient sur le volet. On ne va pas rendre ses hommages au Roi, en effet, comme l'on se rend à un guichet de gare ou à une attraction pour vacanciers.
Le Prince enfin s’adressa à l’ensemble de l’assistance dont le bourdonnement s’était tu soudainement pour faire place à un silence religieux. Il se tenait pour ainsi dire face à moi, Madame sa mère à ses côtés, portant avec une assurance pleine de simplicité et de naturel la majesté du principe incarné par sa personne, celui même de l’Histoire et de la tradition millénaire, qui n’attend, disait-on, qu’à renouer avec le destin de la France et de la Nation. 
Il parla donc avec beaucoup de chaleur et de sincérité, exprima, cela va de soi, tout le bien qu’il pensait de notre belle région et de l’accueil qui lui avait été réservé. Il eut bien entendu un mot pour les maîtres des lieux à qui il renouvela toute sa gratitude. Surtout, il eut cette expression, cette congratulation aux accents mystiques qui ne pouvait laisser insensible le jeune homme pétri de noble idéal que j’étais alors: Le Prince nous désigna tous du regard, et je crois même qu’il croisa le mien un instant, pour nous appeler « les fidèles d’entre les fidèles ». 
Ces paroles eurent sur moi l’effet d’une sorte d’adoubement, comme d’une onction sacrée que personne ne pouvait me contester et dont il me fallait désormais être digne. 
Avoir ainsi été désigné de vive voix par l’héritier de Saint Louis et du trône de France comme un fidèle d’entre les fidèles, me projeta dans une dimension romanesque que l’on ne vit plus depuis Alexandre Dumas. 
Je pouvais donc imaginer le plus légitimement du monde que depuis ce fameux jour, je conserve le droit d’orner mes couleurs de la fleur de lys et d’invoquer le nom du Roi qui me consacra gentilhomme. On a les vanités que l'on peut, mais celle-ci, je dois l'avouer, était de premier choix.
Qu’ajouter au récit de cette noble aventure ? Qu’avant de rentrer à Challans, nous avons terminé la journée, Michel et moi, par un bain revigorant sur la plage de La Bernerie en Retz, près de Pornic. 

Honorius/Les Portes de Janus/ 21 février 2008) 


Au Loroux-Bottereau le 27 août 1988 (crédit photo gettyimages Alain Le BOT)

dimanche 3 février 2008

Souvenir de Vendée (1) Le Comte

Pendant six années consécutives, de 1987 à 1993, je me suis rendu en Vendée passer quelques jours de vacances, pendant la saison estivale, chez mon ami Michel Haudry, alors professeur à Challans. 
Cette bourgade, renommée pour l’élevage de son fameux canard noir, se situe à la marge du marais breton, sorte de Camargue de l’Ouest qui s’étire entre l’Océan et le bocage. 
Cette région mérite assurément d’être découverte, en particulier sous le soleil d’été, avec sa luminosité intense, ses bourrines du marais enduites de chaux éclatante, ses petits ports de pêcheurs aux couleurs pittoresques, faisant penser par endroit au Portugal ou à la Grèce, ses plages et ses dunes immenses, et son arrière pays plein de brumes et de mystères. 
C’est à Beauvoir-sur-Mer que je rencontrai le comte Bertrand de La Tribouille, d’une très ancienne famille d’origine bretonne possessionnée en Vendée depuis plusieurs siècles. Ce comte, tout-à-fait authentique et du meilleur aloi, n’habitait pas un château, qu’il avait laissé en Bretagne dans la région de Rennes, mais une grande maison bien moderne qu’il s’était fait construire dans le marais, sur les terres héritées de ses ancêtres maternels, à ce que je sus, au lieu-dit « Le Drai Haut » (tout droit en haut), à laquelle il ne manqua pas d’ajouter une tourelle, discrètement castellisante et suffisamment à l’unisson de la bâtisse pour ne pas être taxée de mauvais goût. 
Ancien élève de Saint Cyr, officier des services secrets, il bourlingua longtemps en Afrique en missions de renseignement et en barouds para-militaires. 
C’était un homme corpulent au moment où je le connus, la voix forte, la bouche charnue, les yeux clairs sous l’éclat des lunettes, une vraie force de la nature, qui plus est bon vivant et doué d’un sens franc et sans façon de l’hospitalité. 
Madame de La Tribouille était une petite femme d’origine réunionnaise, douce, riante et aimable, appréciant la compagnie des visiteurs qui passaient par sa cuisine (on passait d’abord et toujours par la cuisine) et admiraient pour l’occasion la grande cage où piaulaient des spécimens de perruches et de perroquets multicolores. 

C’est d’ailleurs encore dans la cuisine que s’expédiaient ordinairement les affaires du comte, avec les fournisseurs ou les entrepreneurs de ses terres, par une manière de « tope-là » et des postures de «marché conclu » tout-à-fait dans le goût terrien, ponctuées par un crissement de tire-bouchon et ce glouglotement dans les verres qu’on remplit à la bonne franquette, lampés debout, sans cérémonie, autour de la table. 
Passé le lieu stratégique de la cuisine, on accédait légèrement en contre-bas, par quelques marches d’escalier, à la vaste salle à vivre, « l’aula seigneuriale », toute en longueur, généreusement éclairée par les baies ouvertes sur le jardin. Des divans et des sièges en meublaient chacune des deux extrémités. 
Le centre de la pièce était occupé par une grande table oblongue et massive, taillée pour l’art de la ripaille, ou pour mieux dire, celui de bien recevoir. 
C’est ici que le comte nous prit plusieurs fois en otages, certes consentants, dans des séances gastronomiques à couper le souffle. Il se tenait droit et ferme à un bout de la table, en général celui qui faisait face à l’entrée de la cuisine. 
De là, il assurait sa domination sur les débats, en maître de céans, d’une voix de stentor qui emportait tout sur son passage. Les bouteilles et les plats circulaient à son commandement, dans une ronde sans fin à rassasier un régiment. 
Nous parlions de politique, la langue pleine de verve et de sarcasme à l’encontre des idéologues ; nous évoquions la Vendée des temps héroïques, l’histoire de son martyre, en mémoire duquel, en cette année de liesse commémorative du bicentenaire de la Révolution Française, on cherchait en vain de beaux motifs de s’en réjouir. Surtout, nous écoutions parler le comte, que rien ne pouvait arrêter dans le récit de ses souvenirs de palabre dans la brousse ou de crapahut dans les Aurès. 
La comtesse de La Tribouille, Edwige de son prénom, toujours plaisante et enjouée, pourvoyait copieusement au service de la table, se prêtait librement à la conversation, ne manquait aucune occasion de rire aux éclats, et finissait toujours par gronder son époux pour ne savoir ménager son taux de cholestérol. 

Un jour, le comte nous emmena en escapade sur ses terres. Il avait pour l’occasion une clôture de bétail à déplacer. Nous partîmes en tracteur, par des chemins cahoteux, dans la clarté éblouissante du marais. Autour de nous, à perte de vue, s’étendaient des prairies immenses bordées de joncs et de canaux d’eau saumâtre, où nichent la poule d’eau et le canard sauvage. 
Sous un ciel sans nuage, d’un bleu d’azur infini, nous marchions à travers les hautes herbes rejoindre un troupeau de moutons qu’il fallait déménager sur un autre polder. 
Nous voici donc partis en équipée improvisée, jouant les chiens de berger, tâchant de pousser les bêtes vers leur nouveau parcage, poursuivant les têtes isolées pour les rameuter vers le gros du troupeau, courant à perdre haleine, criant, gesticulant, trébuchant en voulant saisir au vol l’animal apeuré qui nous échappe. 
Ah, nous n’avions pas trente ans alors, Michel et moi, et ce sont bien ces jours-là, coulés librement dans le vent et la lumière, que nous garderons comme le meilleur ! 
Puis, notre besogne achevée tant bien que mal, nous regrimpions dans la carriole tirée par le tracteur pétaradant. 
Nous suivions un chemin ombragé vers une ferme isolée au cœur du marais, celle du père Louison, métayer de père en fils depuis le seizième siècle sur les terres familiales du comte. 
Il y avait entre les deux hommes cette relation franche et directe qui dut traditionnellement exister depuis les origines entre les fermiers et les hobereaux, je veux dire les vrais nobles, ceux qui sont attachés depuis toujours à leurs terres comme de vrais paysans dont ils ont le fonds et la trempe et qui en tirent l’éducation de mœurs saines et simples. 
Le père Louison, homme calme et affable, tout bruni par le soleil, nous conduisait dans sa cambuse à demi-enterrée à l’ombre d’un boqueteau. Là, dans des verres opaques et fortement calottés posés sur le tonneau, il nous versait des rasades de liqueur de prunelle, qu’il distillait lui-même avec les baies sauvages cueillies dans les haies et les chemins creux. 
Le comte, en se pourléchant, ne tarissait pas d’éloge sur ce breuvage artisanal qui exaltait ses papilles. 
C’était là, visiblement, le petit plaisir complice qu’il aimait partager à chacune de ses visites à la métairie. 
Il faut dire qu’elle était douce comme un nectar la belle prunelle du père Louison. 

Honorius/ Les Portes de Janus/ 3 février 2008


Le Drai Haut à Saint Gervais le 31 août 1989



Saint Gilles Croix de Vie le 17 août 1989


Pour rechercher un article

Formulaire de contact

Nom

E-mail *

Message *

Archives du blog