lundi 13 janvier 2020

Azya ma chienne fidèle


Azya, ma chienne, est partie le 18 août 2019 à 12h. Je l’ai serrée contre mon coeur alors que l’endormissement la gagnait, j’ai guetté le dernier battement de paupière précédant le glissement vers le sommeil de la mort. Son corps s’est incliné doucement dans mes bras comme l’offrande d’un sacrifice, les yeux mi-clos, la poitrine soulevée d’une respiration profonde et enfin apaisée.
Je l’ai caressée une dernière fois, couvrant son épaule, sa tête et son musequin des baisers de l’adieu. Je la voyais si calme et comme régénérée, merveilleusement prête à renaître des affres de l’agonie. Puis ce fut l’injection mortelle, la ciguë translucide dont le niveau lentement parcourut le tube de la seringue jusqu’à atteindre la garde.
Ces quelques secondes furent comme les derniers grains de sable aspirés vers l’éternité ! « Son coeur a cessé de battre » m’annonça la vétérinaire de sa voix douce et empathique. J’avais beau m’y attendre, moi qui l’avais conduite ici sur l’autel de son holocauste, moi qui prétendais vouloir rester ferme au moins en apparence dans cette mortification de l’esprit qu’on appelle le chagrin, mais j’ai senti une lame me déchirer la poitrine et rejaillir dans un étranglement, une plainte, un cri de douleur.. Je tenais encore Azya, son flanc gauche allongé sur la table métallique, sa tête et son épaule reposant sur mon bras, les yeux toujours mi-clos, figés dans l’état parfait d’une extase inerte et sans joie. S’en était donc fini. Ce que toi-même savais déjà, la prophétie de notre destin à tous, venait de s’accomplir. Oserais-je le dire, je n’ai jamais autant pleuré de ma vie que depuis la mort de mon père, oui j’ai pleuré des fontaines de sanglots. Les souvenirs de toutes ces années partagées avec cette chienne, sauvée un jour de l’abandon, se pressèrent dans mon esprit dans un chaos désemparé, me laissèrent soudainement devant un abîme de stupeur. Mon attachement à cet être de bonté et de douceur était tel, que j’avais prédit mon accablement au jour de sa mort. Je ne pensais pas si bien dire.
L’attachement d’un chien pour l’homme, pour l’humain qui l’accueille et prend soin de lui, est d’une nature si désintéressée et proprement indicible qu’il semble être bien plus subtil qu’un simple sentiment d’affection. Cet attachement s’élève pour ainsi dire au seul amour qui soit, l’amour le plus fort, le plus pur entre les êtres qu’on ait pu exprimer, il se nomme fidélité. Voilà un mot sublime qui mérite que l’on en goûte le sens originel. Les Latins l’appelaient fides, qui devint notre foi et notre confiance, notre capacité à nous fier, nous confier nous méfier ou nous défier. Bien plus que la qualité d’un instinct de bonté qui s’attache à suivre les pas d’un ami ou d’un maître en autorité, la fidélité est une qualité affective qui se situe bien au-delà de la loyauté, laquelle est de principe moral et de raison, c’est étymologiquement, c’est même ontologiquement, la confiance donnée totalement. Nous atteignons là quasiment l’essence poétique de la métaphysique de l’amour. Et qu’est-ce au fond que la confiance ? C’est d’abord l’assurance pour soi que notre bien est entre les mains de l’autre. Mais c’est aussi en faveur de l’autre une offrande et un don, le don de soi par excellence. Et Azya, ma chienne, tu m’avais fait ce don, que nulle vicissitude, pas même la mort, ne peut reprendre. 
Notre monde desséché, voué au messianisme de la croissance et de la compétitivité, n’a guère le goût à questionner le sens de l’existence, encore moins le loisir d’explorer les chemins de la spiritualité et les mystères de l’au-delà. La mort n’est qu’une donnée statistique et économique, comme le reste. Alors, pensez-vous, perdre autant de temps à se lamenter de la mort d’un chien ! On éprouverait comme un scrupule à épancher son deuil sur un motif aussi futile.
Toutefois un exemple salutaire vient à ma rescousse. Qui penserait que le grand Joachim Du Bellay, qui vivait dans un monde brutal et fanatique, durci comme ses contemporains au spectacle des misères de la condition humaine, composa deux longues épitaphes à la mémoire de ses deux amis, un chien et un chat? D'abord « Peloton », son chien à la toison blanche, "qui était digne, d'être au ciel un nouveau signe", puis « Belaud » son petit chat gris "Mon bien, mon plaisir, mes amours!" Il fit une peinture, si tendre et truculente à la fois de ses deux chers compagnons, une description si vivante et espiègle de leurs facéties, que jamais souvenir de chat ou de chien n’aura eu si longue carrière.
  Et puis, l’aède s’émeut, épanche avec une plaisante véhémence l’amertume de son affliction, à propos de la mort de ses regrettés Peloton et de Belaud : " Maintenant le vivre me fâche", « A peu que le coeur ne me crève, quand j’en parle ou quand j’en écris ! », « Oh quel deuil mon âme en reçoit ! », « Car quelle plus grande tempête, Me pouvait foudroyer la tête ! ». Quoique ne possédant de son talent que le niveau qui atteint sa cheville, je m’inspire avec émulation de l’exemple de Joachim et poursuis sans vergogne ma douce et naïve complainte : 
Azya, à quoi peut-on s’attendre de plus naturel d’un chien affectueux, mettait tout son enthousiasme à me suivre sans cesse partout où j’allais, me couvait éperdument du regard où rayonnait tant d’expression de joie et de reconnaissance. Je puisais dans sa fidélité le sens de chaque lever du jour, la raison d’affronter les absurdités du monde, un réconfort à mes lassitudes quotidiennes. Elle m’attendait et m’espérait. Le matin, au lever, et le soir au retour, elle me faisait fête, et dodelinant de la tête, sous l’onction des caresses, sa mine rayonnait : bonjour mon bel amour ! Et tous ces instants de grâce et de tendresse ! Tous ces chemins à l’odeur de terre mouillée où nous marchions ensemble dans les sous-bois étincelants et parmi les champs verdelets, sur des tapis rouillés d’arc-en-ciel ; et puis ces courses jubilatoires dans les prairies lumineuses., l’ombrage éclatant des cerisaies aux sourires d’avril, qui dessus l’herbe lui offrait sa douce litière, la tiédeur des lisières sous l’ardeur de juillet qui regardaient au loin la splendeur des collines. Elle partait toujours en éclaireur, les oreilles au vent et l’échine dressée en moulinet, et ses œillades jetées derrière l’épaule guettaient sans cesse ma présence, comme si elle eût encore besoin de se sentir rassurée, ou tout simplement était-ce là sa manière de connivence d’exprimer et de partager son allégresse.
Je la sauvai ce jour du 29 novembre 2008 du refuge des chiens perdus et je n’aurai certes jamais le regret de n’avoir pu lui assurer la meilleure vie de chien qui fût. L’aimer et la protéger furent toute ma passion, l’affection qu’elle me rendit en retour fut tout mon bonheur. Et puis les saisons et les années ont passé sur cette félicité d’être pleinement au monde et je ne me rendais pas compte qu’Azya était près d’accomplir son cycle, le defunctus des Latins auquel chaque être sensible est soumis, tant son existence faisait partie de la mienne. 
Azya avait comme du philosophe et de l’esthète à sa façon. Je la voyais souvent assise près de notre maison située à flanc de colline, à contempler le paysage. Je la rejoignais alors, m’installant doucement à ses côtés et nous regardions ensemble l’horizon, nos deux âmes à l’unisson. Je ne doutais pas en ces instants qu’Azya ne partageât avec moi la même conscience de la beauté du monde et ce sentiment mélancolique de la précarité de l’existence. Le matin de sa mort, je la tenais encore dans mes bras au même endroit à dire adieu à cette beauté tant de fois célébrée, Azya, ma chienne, qui allait me précéder sur le chemin où nous irons tous, ma chère et merveilleuse amie, ma tendre sœur. Je me suis senti presque coupable de n’avoir pu sacrifier mes dernières forces à retenir ta vie, tant je confonds dans mon chagrin le poids de la stupeur qui m’écrase avec celui du remords qui m’accable de t’avoir laissée partir sans un sursaut de révolte. Je t’ai accompagnée à la frontière sauvage, jusqu’aux Portes de Janus, qui se dressent comme un fantôme entre la rive du passé et celle de l’oubli. On ne les franchit qu’une fois dans cette vie, sans se retourner, dans une lumière d’aube dorée, pour rejoindre les prairies célestes.
La confiance que tu avais en moi fut ton meilleur courage. Oui, tu es partie seule, dans le dénuement de chaque être qui vient au monde. Car la mort, plus précisément la transition vers la mort doit être une expérience tout aussi misérable qu’héroïque de solitude. J’ai vu dans l’expression résignée de ton désarroi les angoisses profondes de mon âme, j’y ai sondé l’abîme de ce même désarroi où je viendrai un jour disparaître à mon tour. En cela le caractère de ton animalité recélait tant de part de mon humanité, en cela ta peur de petit être ressemblait si fort à la mienne et m’a frayé si courageusement la voie. Le philosophe stoïcien avait cette devise qu’on devrait faire sienne en toute circonstance : »Mea mecum porto : je porte avec moi tout ce que je possède ». Toi, ma chienne, c’est à peine si tu as frissonné au moment de quitter ce monde. Tu as emporté avec toi tout ce que tu possédais, l’amour dont nous t’avons toujours tous entourée. Ô je prie pour que cet amour t’accompagne sur ton chemin infini de solitude, dans « cette plaine ombreuse dont nul ne revient » et illumine à jamais ton coeur. Ta fidélité sera ta vie éternelle.
Et moi, je reste inconsolable de ton départ.

Le dernier matin


Honorius « Les Portes de Janus » Octobre-novembre 2019

...Las ! Mais ce doux passe-temps
Ne nous dura pas longtemps.
Car la mort, ayant envie
Sur l’aise de notre vie,
Envoya devers Pluton
Notre petit Peloton...
(J. du Bellay)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.

Pour rechercher un article

Formulaire de contact

Nom

E-mail *

Message *

Archives du blog