dimanche 31 décembre 2023

Un jour plein de lumière


Un jour plein de lumière (le dernier jour)

Lyon, ce Samedi 8 décembre

Cher Michel,

Il est 22h00. Je viens de croiser, rue des Farges, un long cortège haut en couleurs, fanions et oriflammes en tête, arborant des brassards du Sacré Coeur, tout l'accoutrement, semble-t-il, des fervents de Dieu et du Roi.
Quant à moi, trempé jusqu'aux os (car il pleut à verse depuis quelques heures sans discontinuer) et ayant perdu dans la foule quelques vagues compagnons que je devais rejoindre, j'ai préféré finalement regagner mes Pénates, me mettre au sec devant un bol de camomille màtiné d'un doigt de rhum, et puis t'écrire ce mot.
Hélas, je n'ai rien pu voir du concert de cuivres que l'on donnait Place Saint Jean, tant la presse était grande. Ce 8 décembre à Lyon, a en effet rassemblé une foule immense et d'étonnantes démonstrations de piété. Malgré la pluie tenace, des milliers de lampions ont envahi les rues dans un flot ascendant en direction de la colline de Fourvière. J'ai pu admirer une très belle procession de costumes chamarrés du 16ème siècle, à ce que j'en pus discerner, semée d'énormes fanions aux armes des différents provinces de France, mais aussi des vieux quartiers de Lyon, qui ne sont autres que leurs anciennes paroisses.
Depuis mon bol de camomille, j'entends depuis quelques minutes des chants religieux semblant provenir de la basilique de Fourvière, aux sons merveilleusement harmonieux et profonds. Une foule immense doit être rassemblée là-haut pour que ces chants couvrent toute la colline, lesquels, au-delà du bourdonnement de la grande cité, s'élèvent en puissante prière vers la gloire des Cieux.
Cet élan de ferveur qu'exalte le souffle de milliers de poitrines me rappelle que la conscience du sacré ou tout simplement le sentiment de la plénitude et de la grandeur morale de l'être, se révèlent aussi dans les liens invisibles, les appels diffus vers un au-delà de jubilation et d'espérance.
Pourtant, nous le savons, le monde s'impose à nos sens tel qu'il est, et c'est dans ce monde où nous vivons, par le truchement de notre bonne volonté, qu'advient chaque jour l'empire infini du Ciel. Notre espérance en l'au-delà ne serait autre que notre bonne volonté dans le monde présent.
Je me suis replié dans la chambre qui me sert de cabinet privé, assis dans un méchant fauteuil un peu bancal. Il est déjà tard et j'écoute les rumeurs vagues et fiévreuses qui illuminent la nuit. Lorsque je regarde les maigres effets qui m'entourent je pense à ces chambres d'anciens reclus ou de voyageurs, où la mémoire et le goût se réduisent à peu de chose en fait de décoration ou d'aménagement intérieurs. Pourtant je rêverais, ici, au cœur de la ville, près des jardins antiques, d'y faire ce que j'appelle en effet pompeusement mon cabinet, un univers parfaitement esthétique à la "Des Esseintes", un refuge lové, calfeutré dans l'espace et le temps où je n'aurais à me soucier ni des questions ni des réponses, ou alors à m'en soucier si peu sérieusement et avec un tel détachement que cela confinerait au pur raffinement philosophique.
Je t'avoue que c'est avec quelque regret que j'ai quitté l'autre soir mon costume de théàtre, ce costume qui n'était autre que l'habit de ville des gens bien élevés du 18ème siècle. Quelle belle fête avons-nous eue là! Moi, travesti en des Grieux et toi en duc de Guise. Je dois dire que ce fagotement romanesque m'a fait paraître plutôt à mon avantage, tant au physique qu'au moral, ce dont je peux difficilement me vanter dans mon ordinaire. C'est d'ailleurs chez moi une sorte de petite faiblesse que ce déficit de confiance, qui peut certes se corriger avec un peu d'application et d'expérience. Le temps nous fait gagner parfois en caractère ce que l'on a trop souvent manqué en tempérament. En attendant, on ne boude pas ces petites fantaisies et comme le chantaient Ray Ventura et ses collégiens "C'est toujours ça de pris". Peut-étre aprés tout suffit-il de prendre les choses du bon bout. Par exemple, l'autre jour je croise un homme dans la rue. Je n'étais pas en ville, mais sur le chemin d'un village, prés de Lyon, où j'aime promener. Cet homme avait l'allure du randonneur que la vivacité de la marche rend naturellement jovial. Le teint frais, le regard clair et souriant, toute sa physionomie rendait compte d'un type d'humanité sympathique, ce que vint aussitôt confirmer un sonore et franc "bonjour" qu'il m'adressa, lumineux comme un écu soleil et que je lui rendis bien volontiers. Rien que ce magnifique et aimable bonjour, où je retrouvai pour ainsi dire ce qui fait l'âme du bon pain et le sel de la vie, portait en soi l'optimisme du monde. C'est là que me revient la phrase de Robespierre, quelque chose du genre: "L'homme ne rencontre jamais l'homme sans plaisir"!
A ce propos, j'ai rencontré Saint Amant il y a quelques jours près de la Croix de Col. Certes, lui aussi m'a bien dit bonjour. Seulement, il avait l'air tout halluciné en marchant sans rien voir devant lui. Il faut dire que son esprit est tout tiraillé par la gestation d'une certaine oeuvre dont il m'avoua quelques mots lors de nos derniers symposiums. Notre ami est vraiment extraordinaire. Tandis que chez moi, mon état de gratte-papier inhibe toute énergie créatrice et toute puissance visionnaire, chez lui, petit employé de commerce tel qu'il se décrit lui-même (à son compte il est vrai), la conscience de sa médiocrité, par un effet de stimulation contraire, transcende et sublime sa perception du monde. Il évoque parfois l'exemple de ces littérateurs embastillés dans leurs mansardes, accablés par les misères de la nécessité, et qui y trouvaient encore la force de leur inspiration, comme si, pour reprendre un mot de Balzac, leur génie dépendait de leur martyre. Je ne sais si Saint Amant est un nouveau martyr, car nous sommes tous à la fois les enfants pauvres et chéris de notre siècle, mais je suis convaincu qu'en fait de poésie, sa voix, c'est-à-dire son esprit et son verbe, élèvera la trivialité de nos mystères vers d'insondables stupeurs! Comment dire, sa poésie, en recréant la substance des mots, murmure à notre esprit des perspectives inconsolables de l'être. Il y a chez notre ami comme une humanité géniale et désespérée, un magnifique ennui d'exister que la poésie, comme tout acte de création, nous donne quelque raison de supporter. N'as-tu pas imaginé à quel point l'acte de création est un acte libérateur en ce sens qu'il nous débarrasse de notre pensée et de nous mêmes, au moins provisoirement, tout en nous laissant un arrière-goût de légèreté et d'ineffable tristesse.
S'il est une chose qui me ravit encore l'intellect ce sont mes badauderies sur le quai Saint-Antoine, où, comme tu le sais, se trouvent les étals des bouquinistes. J'y ai déniché l'autre dimanche une estampe des plus exquises représentant un paysage bucolique, dans le genre du naturalisme allemand, avec un arrière-plan de collines. Les collines, les montagnes, ont toujours représenté une limite d'ailleurs plus indiquée à franchir qu'à atteindre, dans la réalisation de soi-même. Pourquoi l'esprit est-il toujours attiré vers ce mirage qui couronne l'horizon? D'anciens récits de l'humanité font de cet au-delà la promesse de la vie éternelle, au terme d'un voyage intitiatique. Mais le Christ, notre Sauveur, n'accepte-t-il pas le monde tel qu'il est? En cela Christ est avant tout un philosophe. Dans son sermon sur la montagne, justement, n'a-t-il pas proclamé les Béatitudes, invitant à accueillir le bonheur de la vie éternelle ici et maintenant? Oui atteindre le sommet de la montagne est certainement un but excursionniste des plus salutaires, auquel on peut attribuer un sens mystique, mais il est aussi et surtout l'espérance de toute vie intérieure. Chacun y contemplera son Paradis, ses jardins de lumière prés de la mer. Ô Christ, serais-tu le deuxième visage de Janus?

Cher Michel,

Le temps, de ses grands bons d'échassier, a passé si vite que j'en suis tout abasourdi. Pour autant, cette trajectoire orbitale inéluctable nous a-t-elle portés vers le meilleur? À en croire la litanie des idées plates, des idées creuses et toutes ces incroyables puérilités prétentieuses qui désespèrent depuis trop longtemps les exigences de la morale et de la dialectique, ce temps n'a servi qu'à bien peu de chose. Plus que jamais, tout dans ce monde finissant ne tient plus qu'à un fil. La violence, la barbarie, l'aveuglement, enfin toutes les formes d'ahurissement anthropologique précipitent l'aventure humaine dans un grand naufrage. Cher Michel, nous n'avons tout au plus que le dernier tiers de notre vie à vivre. Aussi, j'aspire à régler mes comptes une bonne fois pour toutes avec tout ce qui, partout autour de moi, est devenu une normalité criarde et insupportable, celle de la laideur et de la bêtise. J'ignore si tu as là-dessus un conseil à me donner. Je ne suivrais certainement pas celui qui consisterait à se jeter du haut d'une falaise ou d'une tour, à l'exemple des héros tragiques. Non, car, vois-tu, ces 15 ou 20 ans qu'il me reste, comme à toi, je voudrais les couler à la manière de ce philosophe cyrénaïque ou chinois que je ne fus jamais, replié dans les délices infinies de l'instant et "l'arrêt somptueux parmi les choses".
Régler ses comptes non pas avec le monde, le monde vivant qui ne ment pas, mais avec tout ce qui rabaisse le sentiment de la dignité de l'existence, pourrait être un dernier devoir à accomplir. Mais comment doit-on s'y prendre, me diras-tu? A vrai dire ce n'est pas trés compliqué sur le principe, mais il faut s'y tenir. Pour cela j'ai l'exemple de mon père et des quêteurs d'absolu. Il faut être capable de répondre à la bêtise et à la laideur par un  enrichissement de la vie intérieure!

C'est à cet instant que je revois ma mère, perdue dans une grande prairie d'été. Elle se tient debout près d'un arbre, un frêne ou un peuplier, qui projette une fine ombre bleutée. tandis que de hautes herbes ondulent jusqu'à sa taille, douces et légères comme des caresses. La prairie descend en pente douce mais ma mère reste immobile, tête nue, l'air hébété de quelqu'un qui ne comprend ce qui lui arrive. Pourtant je lui vois sur le visage la trace d'un dernier sourire, de celui qui me consolait des peurs de l'enfant. Il y a peu, je me tenais encore dans l'ombre de l'histoire et le rituel aride des jours. Il y a peu, je lui tenais encore la main, la main décharnée du sacrifice et de l'espérance, et l'accompagnais dans les derniers pas chancelants de la vie. Mais maintenant elle est entrée dans cette prairie comme dans un bain brûlant où je ne peux la suivre, car il faut être déjà mort soi-méme au monde pour en atteindre le mystère. 
Mère, le dernier jour que nous vivons est un jour plein de lumière, comme ce midi splendide  qui t'a vue partir, c'est un miroir irisé de couleurs, de sons et d'images glissant comme des coulées de perles, et la prairie est un séjour délicieux qui nous convie en riant vers la rivière. Car il y a la rivière qui roule dans son firmament des pensées merveilleuses. Mais à quel moment sait-on que nous avons achevé notre tâche et que rien désormais ne nous fera détourner la tête? A quel moment savons nous que tout cela nous échappe et doucement nous emporte, enfin?

Honorius/Les Portes de Janus. Le 31 décembre 2023

jeudi 30 novembre 2023

Témoin suspect



Mes témoignages de la réalité ont pu être jugés inappropriés et infamants. Je confesse qu'ils rendent, quand ils le peuvent, très humblement grâce aux beautés de la Création, à la poésie désintéressée de la vie, à ces instants suspendus de l'émerveillement, ce qui, par les temps qui courent, est déjà de couleur suspecte. Ils ont pu aussi dénoncer, rien qu'en les voyant de ma fenêtre, les petites et grandes turpitudes, l'esprit de lourdeur et de déraison, les encoignures malpropres de notre humanité, faiblesses contre lesquelles  je ne prétends d'ailleurs pas être moi-mëme tout-à-fait immunisé. De fait, certains ont pu y voir une atteinte insupportable à leur haine du Sacré, du Beau et du Vivant, une insulte à l'indigne légitimité de nos lâchetés et de notre aveuglement, un scandale d'empathie devant l'agonie du monde.

 Z'ont plus qu'à porter plainte...

Honorius/30 novembre 2023

mercredi 29 novembre 2023

Dormir avec les Morts



La Terre est sacrée, c'est-à-dire, comme toute chose sacrée, gardée par notre conscience morale.

Pourtant, parmi les "dix-mille êtres" qu'elle a enfantés, nombreux se sont entourés des meilleures raisons de la couvrir d'infamie.

Et de cette infamie ils se sont fait une gloire, une profession, voire une sorte de dévotion.

Mais la plupart s'en accommodent par simple indifférence, par la coupable paresse, par l'inertie du vide intérieur, par la supercherie des croyances imposées.

Parce que, leur dit-on, il n'y a pas d'autre choix que de croire aux fatalités de la violence et de la peur, du cynisme et du mensonge.

Faut-il donc, ô Mère Divine, toujours se résigner à baisser les yeux devant tes enfants perdus, aux lèvres salies de soifs de terreur?

Faut-il éternellement se taire, comme des faibles d'esprit, devant l'ennui du désespoir et les stupeurs du martyre?

Dormir avec les morts...

Oublier la beauté du monde...

Pour dernière volonté, pour dernière liberté...

Honorius
Les Portes de Janus le 28 novembre 2023


mercredi 22 novembre 2023

Chateaubriand



On se souviendra peut-être de ce récit intitulé "le brin de fougère', où je menai l'enquête sur la destinée d'un livre de ma bibliothèque, édité en 1643. 

Je  dirai un mot cette fois d'un autre livre ou plus exactement de plusieurs livres appartenant à la même collection, dans une édition datée de 1832, que je dénichai, il y a déjà quelques lustres, chez un bouquiniste barbu et chevelu de la rue Saint Jean, dans le Vieux Lyon. Il s'agit des tomes 10 à 22, de format in octavo, de "l'oeuvre complète de M. le vicomte de Chateaubriand", Pourrat frères éditeurs, rue des Petits Augustins, 5 et Furne, libraire-éditeur, quai des Augustins 39. Pour le contenu, même pour une collection incomplète qui vous occuperait quinze mois de bonne lecture, il y a là grande matière didactique quant à la pensée, la tenue du style et les couleurs narratives. S'agissant du contenant, on connaît mon goût pour la belle facture et lorsque je peux disposer en même temps, comme dans le cas présent, de l'un et de l'autre, je suis le plus satisfait des bibliophiles. Nous n'avons pas affaire ici à une couverture en pleine peau, le dos chargé de motifs rutilants posés en cartouches entre les nervures selon la manière des siècles antérieurs, mais à une couverture en demi-peau au dos lisse et aux plats cartonnés qui rendent un effet glacé. Les motifs qui ornent le dos et dont on a fait une longue habitude dans l'habillage du livre comme s'il s'agissait d'embellir la pensée de la vie, sont ici d'une dorure sobre et légère. Les reliures ne cèdent en rien cependant aux règles traditionnelles de l'art, aussi solides que des coutures de galoche, tandis que le carton et le papier des plats intérieurs, au demeurant impeccablement encollés, témoignent, en ce premier tiers du 19ème siècle,  par le souci d'économie de la matière première et des techniques de productivité, du mouvement géneral qui accompagna la diffusion accélérée du savoir, d'aucuns diraient aujourd'hui, la démocratisation de la culture. Il est vrai que la culture, les belles lettres, les sciences, comme toute autre chose ici-bas, n'a de valeur que pour ce que l'on en fait, nonobstant le préjugé qu'il ferait mieux vivre parmi une nation escholière dotée de bonnes bibliothèques comme une garantie de sagesse et de mœurs policées. Pour autant  qui prétendrait sérieusement qu'une nation sans livres,  un de ces peuples anciens où le savoir se transmet par l'enseignement coutumier, c'est-à-dire non écrit, fût moins sensible et exercé à la morale et à la dialectique et que de ce point de vue elle ne valût pas l'étalon de nos nations de Salamanque ou de Sorbonne? Il y a sans doute des énergumènes qui l'affirment mais ce ne sont là que des têtes prétentieuses et ignorantes.

Je ne consumerai pas l'intérêt de l'hypothétique lecteur dans l'observation de ces infinis détails d'apparence qui affectent les ouvrages anciens, du fait de leur état de conservation ou de leur conception particulière. Les détails en matière de bibliophilie, n'ont d'intérêt à mes yeux que s'ils contribuent à reconstituer ou imaginer un fragment d'histoire, un soupçon d'intimité humaine, dont ils sont le support révélateur. 

Il était d'usage au 19ème siècle de porter sur une des pages de garde la mention de l'ex libris. Ces volumes n'échappent donc pas à la règle et portent tous le nom de leur propriétaire, un certain César Loudet, écrit à la plume, la barre du t dessinée en boucle élégante à la manière calligraphique de l'époque, ce qui dénoterait un tempérament mesuré et pondéré, prolongée parfois en coup de fouet, ce qui pourrait révéler dans ce cas un tempérament plutôt énergique, lequel ne saurait d'ailleurs être incompatible avec le premier. Je remarque un détail qui n'échappera pas aux graphologues, à savoir que le nom se termine par un point posé nettement, presque fermement du bout de la plume, signifiant quelque chose comme l'affirmation d'une volonté. Il est vrai qu'on nous en dira tant sur les dessous psychologiques que l'examen de l'écriture peut révéler des caractères des individus, jusqu'à leurs fantasmes et leurs névroses. Mais cette science graphologique, riche de facultés d'analyse et de suppositions, s'arrête heureusement aux limites de l'esquisse minimaliste et ne saurait prétendre à l'art accompli du portrait, comme une de ces belles toiles hollandaises.

L'encre qui a pénétré la feuille en la jaunissant comme si elle l'eût brûlée, ne révélera donc rien de l'intimité qui en eut l'usage ni des couleurs de la vie passée.  Pour autant, un des seuls intérêts du marigot technologique est la possibilité de  trouver en un instant ce qu'il eût sans doute valu des années d'enquête et de déplacement. C'est donc dans les archives numérisées du moniteur judiciaire de Lyon de l"année 1834 et du recueil de jurisprudence de la cour d'appel de cette même ville de l'année 1838 que nous découvrirons l'identité de notre protagoniste. Nous y apprenons que César Magdeleine Loudet, époux de Barbara Schneider, demeurant au 5 place des Carmes à Lyon, était chirurgien de son état et, de ce fait, tenait quelque rang dans la bonne bourgeoisie de cette ville. Né vers 1790  il était fils de Jean Bertrand Loudet, expert dentiste, originaire de Bezues-Bajou dans le Gers, et de Marguerite Jame, d'une famille de chirurgiens, ce qui nous fait là un bel exemple d'endogamie sociale. On retrouve l'acte de leur mariage à Lyon en date du 29 janvier 1788.

Les temps troublés de la Révolution ont été la cause de bien des tragédies humaines, mais nous les trouvons aussi à l'origine de toutes sortes de péripéties sociales. Telles ces déconvenues judiciaires où se trouva mêlé notre César Loudet. Nous apprenons en effet que son père émigra en Bavière aux premières heures de la Révolution, abandonnant femme et enfant et ne donnant aucune nouvelle pendant des années, à tel point que son épouse obtint le divorce par contumace en 1799. L'on sut que Bertrand Loudet convola en secondes noces le 17 juin 1809 avec une Gretchen à nattes et tablier blanc, une certaine demoiselle de Tauffenbach, dont il eut un fils prénommé Édouard. Il vint ensuite s'installer dans le Grand-Duché de Bade, à Karlsruhe, où il fut conseiller de médecine et dentiste du Grand-Duc. Dépité,  César accusa son père de bigamie, ce qui lui valut une requête en calomnie devant le tribunal grand-ducal, lequel prononça une sentence d'indignité et l'exclut de la succession de son père. À la mort de ce dernier la justice française fut saisie par César pour faire valoir les droits de ses enfants à la succession. La chronique de cette péripétie judiciaire est rapportée dans le menu dans le fameux recueil de jurisprudence cité plus haut. Certes cette somme d'arguties tient plus de l'assommoir que d'un roman de Walter Scott, mais cela nous donne une vague réalité d'existence à ce César Loudet qui griffonna son nom sur chacun des volumes de la collection. Comment un chirurgien dentiste des années 1830 pouvait lire Chateaubriand? L'a-t-il seulement lu ou bien ces volumes n'étaient-ils là que pour flatter les étagères de sa bibliothèque? D'autant que cette bibliothèque devait avoir quelque respectable embonpoint, attendu que les volumes regroupés dans la collection portent collectivement le numéro 129, inscrit manuellement sous le nom du propriétaire, ce qui laisse supposer un ensemble de quelques centaines de livres. Un intérieur cossu, aux murs lambrissés et aux parquets recouverts de tapis moelleux, une cheminée dans chaque pièce rehaussée d'une glace qui en démultiplie les perspectives, devait constituer l'univers domestique de notre chirurgien dentiste. Nous avons quelque peine, à défaut de littérature spécialisée, à nous représenter la vie quotidienne d'un chirurgien dentiste à cette époque. Opérait-il à domicile, se rendait-il chez ses patients, tenait-il une officine dans quelque hospice ou l'hôtel Dieu de la ville? Il est probable qu'un bourgeois enrichi par ses charge, trafic et industrie, condition d'accès à l'échevinage et à la prévôté, eût plus de prestige qu'un praticien buccal patouillant laborieusement dans les muqueuses fétides de ses contemporains. Certes pas n'importe lesquelles, celles de ses pairs, bien nourris à la corbeille, au barreau ou à la cloche et sacrifiant pieusement aux vertus théologales.

J'ai toujours été intrigué de savoir comment nos prédécesseurs qui vivaient dans les sociétés pré industrielles percevaient la beauté naturelle du monde. Je pense que je serais surpris d'apprendre qu'ils y étaient sans doute aussi indifférents que peuvent l'être nos consciences contemporaines, que le voisinage de Rousseau ou de  Chateaubriand était déjà aussi invisible au plus grand nombre qu'il ne l'est de nos jours. Le sentiment philosophique de la nature est probablement ce que l'humanité a le moins en partage, car il lui faudrait davantage de cœur et d'esprit qu'elle n'en a généralement eu pour assumer la merveille d'être au monde. 

Je poursuis mon examen: Les volumes 10 et 14 de la collection contiennent un marque-page, respectivement entre les pages 60 et 61, au chapitre intitulé "Le Drame" du fameux "Atala", pour le premier, et entre les pages 8 et 9,  à la première préface des "Martyrs", pour le second. L'examen de ces marque-pages révèle qu'il s'agit d'une bague de papier ou bandeau, à l'image d'un rond de serviette, servant à l'expédition des journaux aux abonnés. Le premier bandeau de papier porte l'en-tête de la "Gazette de Lyon" et l'adresse de son destinataire à savoir un dénommé M. Le Maître, domicilié à "Anguin, par Bougé-Chambalud, Isère". Le cachet de la poste porte la date du 13 septembre 1848, bureau dudit chef-lieu, département 37" (aujourd'hui 38). Le deuxième bandeau, quant à lui, porte l'en-tête de " La Presse, n⁰15920 au 1er janvier" et est adressé au même destinataire, avec une légère différence orthographique,  à savoir: M. Lemaître, ppre (propriétaire) à Agnin, par Bougé-Chambalud Isère, le cachet de la poste portant la date du 2 janvier 1848.

Ces derniers indices aiguisent ma curiosité. Que peuvent-ils encore me faire découvrir de ces intimités de la maison des morts? De même que la physique quantique nous dévoile la structure de l'univers, c'est dans les traces de l'infiniment petit de la vie passée des hommes que nous entrevoyons les perspectives de la grande histoire. Je poursuis donc mon analyse: Quel lien pouvait-il exister entre César Loudet, domicilié à Lyon, que je suppose le propriétaire initial des livres, et ce Monsieur Lemaître domicilié dans cette localité de l'Isère, distante d'environ 60 km ?

Une simple recherche dans les fonds d'archives d'Agnin me permet de déceler l'existence d'un Paul Lemaître né le 17 décembre 1817 à Agnin, fils de Jean Lemaître, négociant, et de Cécile Bouvier. Nous retrouvons ce Paul Lemaître, dans le recencement de 1849 où il est désigné comme propriétaire, chef de ménage et garçon (célibataire), ainsi que dans le recensement de 1851 où il est désigné comme propriétaire cultivateur, marié et âgé de 34 ans. Des domestiques célibataires vivent sous le même toit, 3 en 1849, 2 en 1851. Le nom de sa femme aurait dû suivre le sien dans le rôle de recensement, comme c'est le cas de tous les hommes mariés figurant sur les listes, mais curieusement, mais il n'en est fait aucune mention. Une erreur de scribe? Aucun acte de mariage n'a été retrouvé à Agnin et les banques de données sont muettes pour les communes alentour.  Nous notons encore qu'il a un oncle prénommé François Bon, demeurant sous le méme toit et àgé de 50 ans en 1851.

 Las, nous perdons la trace de Paul Lemaître à Agnin dans le recensement qui suit, en 1856. Aucun acte de décès à ce nom n'a pourtant été relevé à Agnin jusqu'à la fin du siècle. Les archives municipales nous livre un dernier détail en lien avec l'histoire institutionnelle. Il fut maire de la commune d'Agnin du 26 août au 10 septembre 1848, soit pendant une période de 15 jours. Il succéda dans cette fonction à un certain Marc Antoine Jourdan, député royaliste, décédé à Paris le 23 juillet 1847 à l'âge de 48 ans, et précéda un certain François Degaud, maire jusqu'en 1858. L'historien de la commune d'Agnin trouverait un intérêt certain à investiguer sur les circonstances qui déterminèrent une magistrature aussi brève. La mort en exercice du précédent édile, la révolution de 1848 et ses conséquences dans le mode de scrutin municipal sont au coeur de l'énigme. 

Si le destin de notre Paul Lemaître nous demeure résolument inconnu, nous pouvons sans difficulté en brosser le prototype social. Un petit bourgeois aisé de province sentant son ancienne paysannerie, dont les rentes acquises sur quelque négoce de matières premières lui assurait un droit au suffrage censitaire (au moins jusqu'en 1849).  Instruit des affaires du temps, à en juger par son intérêt pour la lecture des gazettes, il dut certainement préférer sa tranquillité domestique à l'ambition sociale et politique, contrairement à son prédécesseur, le sieur Jourdan, espèce de Rastignac révélé sur le tard. Son statut de notable instruit et tenant bon train d'existence lui valut certainement la reconnaissance de ses contemporains. Nous devons sans doute son mandat-éclair de maire à quelque accommodement de circonstance, à un petit service de bouche-trou en quelque sorte.

Les éléments recueillis dans cette enquête, s'ils évoquent quelques traits aussi furtifs que pittoresques sur les couleurs du temps, n'éclairent en rien, ni de parenté ni de voisinage, le lien qui aurait pu exister entre César Loudet et Paul Lemaître, qu'une génération d'âge par ailleurs sépare. Leur généalogie respective, j'ai vérifié précisément ce point, ne révèle aucune ascendance commune. Rien, en fait de hasard ou de circonstance, ne semble non plus les avoir mis en rapport. Nous ne saurons donc jamais par quel cheminement une part de la bibliothèque de l'un s'est retrouvée chez l'autre.

Nul indice ne vient trahir l'intérêt que voua réellement César Loudet à l'oeuvre de Chateaubriand. Les auteurs en vogue, à défaut de servir à notre propre édification, peuvent n'être que de simples objets d'ostentation à l'usage de notre propre vanité. Mais je me garderai de tirer la moindre conclusion sur l'état de la vie intérieure de notre chirurgien. Quant à Paul Lemaître, Attala aura selon toute apparence capté son attention pendant 33 pages sur 92 que compte le roman de cette édition, tandis que l'épopée des Martyrs aura arrêté notre lecteur au bord du parapet, dès le premier tir de barrage. Certes, je devrais me garder de l'erreur qui consisterait à supposer qu'un livre sans marque-page serait un livre qui n'aurait pas été lu.  Mais je me fierai volontiers à mon intuition  selon laquelle les romans et récits d'édification chrétienne devaient déjà passablement assommer notre bonne âme Agnitaire tout comme il assommerait encore nos indigences contemporaines. Je ne prétends pas, par une telle remarque désobligeante, me gausser de l'enseignement de ces pieuses vertus dont le mérite est tout de même de nous éloigner de la barbarie, mais, quand je le peux, je retire ce que j'ai toujours tenté de retirer des grandes oeuvres, en les distinguant soigneusement de ce qui appartient aux caractères perfectibles de leur temps, à savoir de magnifiques leçons de dialectique et de style.

Honorius/ Les Portes de Janus/ Le 21 novembre 2023


Bandeau d'expédition recto





mercredi 25 octobre 2023

Impromptu musical



Un, deux, trois...


Dans les jardins de lumière,
où les grands arbres racontent des histoires,
Tu passes, être vain et stupide,
sans voir le soleil qui brille,
sans voir l’écume des nuages
qui chevauchent dans le ciel

Et tu piétines sans vergogne,
par lâcheté et par bêtise,
la fleur de printemps
qui te sourit sur le chemin

Tout ce qui ouvre en nous
la voie du ciel,
tout ce qui élève la conscience,
et honore la beauté du monde,
tout cela t'indiffère.

A quelle espèce sans grâce appartiens-tu
A ne voir dans le miracle du monde
Qu’un corps à mutiler
Qu’une dignité à humilier ?

Car tu n'es qu’un insensé,
Un pauvre insensé et un ignorant

Ceux qui te flattent et te ressemblent,
ces êtres avides de souillure et de néant,
ont jeté partout leurs immenses armées
et partout la passion de détruire
répand le désastre et la désolation.

Mais l'heure sonnera bientôt,
où tu monteras toi aussi,
Au petit matin frileux,
à ton propre échafaud.

Interroge-toi !
A quelle œuvre aura servi ici-bas
ton miraculeux séjour?

S'il en est encore temps,
songe à sauver quelque chose de toi,
quelque chose en toi de beau et de subtil.

Songe à devenir plus sensible
et surtout, pour une fois,
plus intelligent que tu le fus jamais.
A quoi servirait l’expérience de la vie sans cela?

Devenir plus intelligent,
cela commence par regarder le monde
avec émerveillement.

Devenir plus intelligent,
c’est écouter la belle musique du monde
Qui grandit l’âme et enrichit le coeur

L’esprit sacré se lève en nous
par le pouvoir visionnaire du poète
Car le chant du poète
révèle en nous
la profondeur de l’être
Et l’éternité de l’instant,
Oui, écoutons sans fin
la belle musique du monde…

Honorius le 25 octobre 2023 (Hodd Mimir, traduit du norvégien par Gédéon Triptolème)
Sur l’air de « Veinte Anos » Buena Vista Social Club ou tout autre à notre convenance.






dimanche 1 octobre 2023

La Montagne sacrée (22): L'homme de pierre

Au sommet du Puy Chavaroche, le 27 juin 2023


Le Puy Mary, dont la sillhouette de Géant domine, avec le Plomb du Cantal situé plus au sud, le chaos primitif des hautes terres d'Auvergne, est assurément le sommet tutélaire du Pays de Salers. C'est sa masse sombre que l'on voit, depuis les routes du Nord, se détacher comme un écueil dans la houle des monts et les clartés blafardes. Hélas il a fallu que, là aussi, dans ce sanctuaire de la nature sauvage avec tout ce qu'elle contient de mystères et de solitudes inviolables, l'homme sans esprit et sans mémoire, l'homme des conseils d'administration et des syndicats d'initiative, imprime la marque de ses névroses. C'est ainsi que, malmené par la fatalité du béton et l'ineptie des horodateurs, le Puy Mary est comme le Mont Saint Michel, tout grouillant d'un tumulte incongru, où l'on chercherait en vain, malgré sa beauté sublime, les plénitudes du silence et de la paix. La région ne manquant heureusement pas encore de ressources, je dois chercher ailleurs mon espace de recueillement, loin de toutes ces lubies de publicité et d'aménagement.
Le Puy Chavaroche me semble réunir, de ce point de vue, de meilleures garanties. Situé à quelques kilomètres au Sud du Puy Mary, il domine une chaîne de pics et de rocs suffisamment éloignée de toute voie appienne pour inspirer une saine confiance. Nous trouvons, au XIXème siècle, qui inaugura le tourisme moderne de plein air, aussi sportif que didactique, une littérature des plus expressives sur les monts du Cantal, dans "la France Pittoresque", de Jules Gourdaut (1893), et bien avant dans "le Guide pittoresque du voyageur en France", de Girault de Saint Fargeau (1838) et surtout dans le dictionnaire statistique de Ribier du Chatelet (1856), dont la palette descriptive rutile d'un romantisme naturaliste tout-à-fait exquis. Pour aller au plus succinct, voyez ce que disait en 1872 le dictionnaire géographique d'Adolphe Joanne, dans un article consacré au torrent de l'Aspre, qui plante le fabuleux décor que domine le Puy Chavaroche.
"Aspre(s), Cantal, torrent formé par la jonction du torrent de Chavaspre, descendu de la Roche Taillade (1608 m), et du Roc des Ombres (1647 m), que recouvre la splendide forêt de sapins du Bois Noir, et du torrent de Chavaroche, descendu du Puy Chavaroche ou Homme-de-Pierre (1744 m). L'un et l'autre parcourent, de cascades en cascades, deux gorges les plus pittoresques de la France centrale. Réunis à la Bastide, ils forment un torrent aux belles eaux, qui arrose le magnifique vallon rempli de cascades de Seilhols et de Fontanges, et se jette dans la Maronne près de Clédar (650m)".

Je goûte particulièrement cette littérature de voyageur que saisit le sentiment grandiose de la nature, et dont la magie vous transporte aux sources vivifiantes et naïves de l'art. Ce dont témoigne d'ailleurs l'adjectif "pittoresque", (ce qui présente l'intérêt d'être peint, on dirait aujourd'hui photogénique), employé à l'envi pour qualifier le caractère d'une nature digne d'être célébrée sur un chevalet. On y devine aussi bien l'intimisme sentimental de Rousseau et de Sénancour que l'influence de quelque ancien idéalisme allemand et à travers eux, l'attrait philosophique des espaces purs et sauvages comme essence du Beau et émanation du divin.
Le Puy Chavaroche, il faut être un peu dans son secret, l'avoir espéré pendant des années, pour savourer le privilège d'atteindre un jour son sommet. Combien de fois suis-je parti en chemin parmi les splendeurs de la montagne, les yeux fixés dans sa direction, pour devoir m'en retourner sans avoir pu l'atteindre. Soit que je fusse parti trop tard pour songer revenir avant la nuit, ou qu'il plût à verse ou bien même qu'il fît trop chaud, les motifs de contrariété ne manquèrent pas. Je n'étais sans doute pas encore prêt pour aller à sa rencontre. Un jour cependant, je pris une ferme résolution. Il fallait que ce jour qui se lève fût le jour d'une grande victoire sur moi- même, d'une victoire de la volonté. Or il n'y a rien de plus résolu que les actions votives dans l'accomplissement d'un dessein. J'avais une grande souffrance dont il fallait me purifier, le décès de ma mère. Me relever de cette souffrance, c'était tout naturellement me lancer un défi: l'ascension du Puy Chavaroche et en dédier l'hommage à ma mère.
Je connais au moins trois chemins conduisant au Puy Chavaroche et quand je dis chemins, il s'agit de les prendre rapidement au sens de sentiers d'ascension: Par le col de Legal en suivant la ligne de crête en amont des vallées de la Bertrande et de Mandailles. C'est le parcours le plus familier et progressif, sur le GR 400, mais sans doute aussi, le plus panoramique. Par la Roche, aux confins méridionaux du Bois-Noir, à travers les forêts de la montagne de Sarte, ou bien par La Peyre-del-Cros en suivant les pentes boisées du Rauffet jusqu'au cirque d'Emblaud. Ce sont là deux parcours plus confidentiels prisés des autochtones, dans des Thébaïdes préservées de toute infamie. Il y a encore le parcours par la montagne de Chapeloune et le col de Redondet, accessible à partir de la Route du Puy Mary, comme au vieux temps du touring club. Un autre itinéraire existe au départ du village de Mandailles, situé plus au Sud, à 700 mètres  en contrebas, une sorte de côte rouge apparemment redoutable.

Nous sommes partis de Salers à 9h30 pour être fin prêts à 10h30 au col de Legal. Nous ne nous lassons jamais du spectacle de cette splendide vallée de l'Aspre, à Fontanges, où s'étendent de larges prairies aux sources scintillantes. La route, qui serpente et s'étire dans un paysage de plus en plus encaissé, nous conduit jusqu'au col Saint Georges, livrant une vue panoramique sur la toison du Bois-Noir, au-dessus du Fau, puis, de là, rejoint la partie supérieure de la vallée de la Bertrande en passant par Boudou, hameau haut perché dans l'immensité des herbages. La route grimpe toujours, longue et sinueuse, rejoignant l'ombre d'un immense couvert forestier d'où s'échappe de temps à autre une vue plongeante sur l'horizon brumeux et chaotique en direction de Salers.
Le col de Legal, situé à la limite des communes de Saint Projet de Salers et de Girgols (Versant de la vallée de la Jordanne ou de Mandailles) culmine à 1200 mètres à l'orée des grandes estives, où les troupeaux carillonnants sont laissés en liberté tout l'été. Je ne referai pas la description des lieux qui a fait l'objet de précédents tableaux réunis dans ce recueil. Je rappellerai seulement que ce col est le point de départ (ou d'arrivée, c'est selon), d'une excursion le long d'une des saillies convergeant en hélice au cœur de l'immense massif cantalien. Les plus chevronnés des excursionnistes bouclent leur périple en deux jours, moyennant une nuitée passée dans un de ces vieux burons pastoraux perdus dans les estives, que l'une des rares initiatives utiles et intelligentes dont sont encore capables les collectivités publiques a pu sauver de la ruine.
Une ascension de plusieurs heures commence. La piste double la vacherie de Legal, au-dessus du col, où sont fabriqués les fameux fromages Salers, fleuron gastronomique de la Haute Auvergne. La piste empierrée (elle était en pleine terre, il y a dix ans) file en raidillon sur la ligne de crête qui sépare la vallée de Mandailles et la vallée de la Bertrande en deux sillons formidables. Nous cheminons bientôt à flanc de montagne, légèrement en aplomb du sommet, de telle sorte que nous ne jouissons plus que par intermittence d'une vue circulaire. A l'approche du Puy de Basseriou, à 1400 mètres, la piste est redevenue un chemin de terre qui serpente le long des bosquets de hêtres. A gauche du côté de Saint Projet, j'aperçois l'éperon de la Roche qui regarde fièrement le matin, la vallée de Bonnaves d'où jaillit la source de la Bertrande, l'immense massif du Bois-Noir, profond et toujours plein de mystères et que couronne toute une architecture de puys et de vigies rocheuses. Et encore plus au loin, tranchant dans l'azur, se dresse l'immanquable silhouette têtonnée du Puy Violent surplombant sur son côté Nord, les eaux tumultueuses de la Maronne. Au Sud, sur notre droite, la vallée de Mandailles joue à cache-cache entre les mamelons du parapet. Je ne perds pas de vue le but espéré de notre expédition, notre fameux Puy Chavaroche, qui culmine au loin, au Nord-Ouest, dans un poudroiement bleuté de lumière. Nous touchons enfin au buron de Cabrespine à 1500 mètres, construction d'allure néolithique (restauré mais intérieur crasseux), fichée en terrasse sur une pente gazonnée de toute beauté. La vallée de Mandailles nous livre ici sa première grande perspective à la faveur d'une coulée entre les deux versants de la montagne. Au dessus du buron, l'ascension se fait beaucoup plus sportive; le chemin se resserre et se mue rapidement en sentier abrupt. Nous nous trouvons sur les accotements d'une épine rocheuse semée d'éboulements cyclopéens entre d'immenses pentes boisées et d'obscures précipices. la chaleur est vive sous le soleil ardent et nous nous abritons un moment dans l'ombre d'une paroi escarpée comme des troglodytes au seuil de leur caverne. Sous nos pieds, la prairie buissonnante dévale jusque dans un moutonnement de futaies où, dans le secret des profondeurs, bruissent les sources de la Bertrande.

Au lieu de Cassaïre (1580 mètres), l'horizon se dégage entièrement dans une vue circulaire sur l'ensemble du massif. La vallée de Mandailles, que commande au Nord la chaîne des plus hauts puys (les Puys Chavaroche, Mary,  Peyre Arse et Griou), nous apparaît alors dans toute sa sublime plénitude. C'est un large sillon verdoyant marbré de prairies et de forêts, au versant Nord très abrupt, arrosé par les eaux de la Jordanne. On voit miroiter au loin le lac de Gravière entre Lascelle et Velzic. À Cassaïre, des troupeaux en liberté paissent dans une paix admirable, sans se sentir un instant troublé par notre présence. Nous faisons halte sur le pas d'un buron ceint d'un muret et dont les parements de pierre basaltique et la magnifique toiture de lauze semblent avoir été récemment restaurés. Un écriteau nous apprend en effet que les travaux ont été financés par la fondation nationale du Patrimoine, un machin piloté par l'inénarrable Stéphane Bern. Ce buron est en fait un védélat ou bédélat, bâtiment où l'on rassemblait les veaux, construit initialement au 18ème siècle. Adossé au dénivelé du terrain, près d'un mamelon de roc, il présente une voûte en berceau d'un travail admirable et un sol pavé légèrement pentu. L'intérieur est éclairé par une lucarne ouverte dans le mur pignon côté Est et par le ventail de la porte en bois de l'entrée, à double battant. On remarque que l'ancien buron qui servait d'habitation n'a pas eu la même chance. Ses ruines gisent lamentablement à cinquante mètres plus loin, dans la bruyère. Comment ne pas imaginer que ce lieu de solitude absolue au sein d'une nature absolue, fût-il voué jadis à la fabrication du fromage, n'ait pu vibrer aussi dans le cœur des hommes d'un écho mystique?
Il faut reprendre l'ascension sur le sentier céleste dont nous perdons parfois le fil dans l'épaisseur des herbages et les éboulis rocheux. Le Puy Chavaroche reste en vue, pur comme un Olympe, narguant superbement notre attente. Nous passons maintenant le Puy du Piquet. Chaque côte à gravir devient un véritable défi et chaque sommet vaincu nous oppose un nouveau sommet à vaincre. La sente, ô délices, redescend enfin vers le Nord sur un immense tapis gazonné, en équilibre entre deux gouffres. On aperçoit à droite, plus près qu'on eût imaginé, la masse du Puy Griou perché sur le berceau de la Jordanne. Nous avons atteint les premiers contreforts du Puy Chavaroche qui se trouve masqué par les ressauts de leur perspective. Le chemin nous désigne impitoyablement la dernière et longue côte à affronter, qui, d'après les indications de la carte, nous sépare d'un kilomètre du but. Hélas, il est déjà 15h et il faut songer au temps du retour, aux heures de marche qui nous attendent encore jusqu'au Legal. Je repense aux précédents renoncements, dont je ne retirai cependant jamais la moindre amertume, comblé que je fus à chaque fois, par l'expérience purifiante de l'effort. Toute tentative, lorsqu'elle est sacralisée par l'effort, a pour moi le sens et la valeur d'un accomplissement. Seulement il y avait, ce jour là, je le concède, un vœu à honorer. Je fus travaillé par une grande hésitation. Car 1 km de forte pente à gravir, lorsqu'on est déjà perclus sous le poids du sac et accablé de chaleur, nous prendrait bien plus de temps qu'il ne nous en restait. Jocelyne, mon épouse, vint à point à ma rescousse. Comme elle n'avait plus la force d'aller plus loin, elle m'attendrait ici avec les impedimenta. Ainsi, délesté des dernières pesanteurs du monde je pourrais voler plus vite jusqu'au sommet sacré (1739 mètres).
 C'est ainsi que mon vœu put être sereinement accompli. Il me fallut, je dois le dire, une suprême débauche de volonté et d'énergie pour surmonter les derniers obstacles de la nature et m'élancer enfin jusqu'à "l'Homme de pierre". Le chemin, fidèle et intraitable compagnon, soutien initiatique de la foi et de l'espérance, conduit les derniers mètres de mon périple dans cette clarté étrangement dépouillée, presque minérale, de l'azur. Je sens mon corps libéré soudain d'une tension et les ailes d'un ange me déposent enfin sur la sommité que gardent comme des sphinx hiératiques trois tumulus de pierre, que l'on doit dans l'origine à d'antiques piétés rurales. Il y a quelque chose d'ascétique et de tibétain dans ce promontoire sublime de la Création où l'on sent passer en soi et autour de soi le souffle de l'esprit, le souffle qui unit la vie et la mort. La contemplation de la beauté du monde prend ici tout son sens métaphysique, d'aucuns diront sa nature mystique, car contempler la beauté du monde c'est, dans la jubilation et l'humilité, contempler  la face même de Dieu!

Honorius/Les Portes de Saturne/le 30 septembre 2023
 



Estampe 1838


mercredi 13 septembre 2023

Mon Dieu, Mon Dieu!


Les vivants, en général, nous emmerdent passablement. Et quand ils sont morts, il faut qu'ils nous emmerdent encore. J'assume la trivialité du propos car il y a toujours une virulence de ton et de mot à dire et à se dire la vérité en face. De plus, l'expérience vérifie souvent ce déplorable constat. Cela tient à de nombreuses causes, tant sociales que psychologiques. Que ce soit par le spectre du souvenir ou par la conséquence de l'acte passé, laquelle est comme un prolongement de leur volonté, les morts ont une emprise sur nos vies, sur la conscience de notre identité et la capacité de nous assumer. On ne considère jamais assez la portée de ses choix et de ses projets d'existence, de ses lubies et de ses obstinations, en tant qu'ils deviennent des emmerdements post mortem, des "guai", comme disent les Italiens, pour ceux qui nous survivent. Au point que le combat des vivants consiste souvent à s'émanciper des névroses de l'hérédité, cet égoïsme pathologique des morts.

Je peux même faire, pendant que j'y suis, un deuxième constat:

La connerie, qui est une conscience rudimentaire de l'être et, pour ainsi dire, une petit5esse de l'âme, est le seul état anthropologique à avoir une réelle vocation à l'universalité, mais surtout à une réelle prospérité. Elle produit, en effet, infiniment plus de nuisances sur cette terre que tout l'amour existentiel et toute l'intelligence réunis peuvent produire de bienfaits et ça ne s'arrange pas avec le temps. D'aucuns me voulant du bien, m'exhortent à ne plus me ronger les sangs,  à rester impassible, quitte à serrer les poings, face au spectacle de la barbarie. Il faut se résigner sans se plaindre, disent-ils, à ce que la connerie ait raison de tout, parce qu'elle est souvent couplée à l'autorité et au pouvoir, comme il faut se résigner à la nécessité, jour après jour, de s'en accommoder, voire de la féliciter d'être ce qu'elle est. Mon Dieu, Mon Dieu!! comme disait ma grand-mère...

Je m'avise que le contraire de la vertu, par le jeu d'une obscure fatalité, est le fondement même de la relation de l'homme avec ses semblables et avec son environnement. C'est de la connerie que procède toute la misère morale de l'homme, à savoir de la conscience dégradée de sa propre dignité et de son mépris pathologique envers le miracle de la Création. On voit là le résultat consternant de cinq cents mille ans d'évolution ontologique. (En France, par exemple, cela a piteusementt abouti à l'ineptie macronienne). Car l'aventure humaine a été tout l'art, savamment perfectionné à travers les générations, (Un cerveau biologiquement évolué avec une mentalité de beauf et de crétin en quelque sorte), de scier la branche unique où repose les plus belles espérances. Aussi, en finir au plus vite avec la question humaine, ce serait trancher le nœud gordien de l'aporie métaphysique et régler du même coup la question fondamentale du mal. Mon Dieu, mon Dieu!! !

Honorius/ Les Portes de Janus/ le 13 septembre 2023

jeudi 31 août 2023

Les chevaux noirs de Campanie


Lorsque les philosophes parlent de la paix de l'âme, cet état intérieur qui nous place en accord avec nous-mêmes et avec le monde, ils devraient prendre garde d'omettre une dimension physiologique la plupart du temps méconnue de leurs spéculations, à savoir la qualité d'un sommeil profond et réparateur. Le bien dormir est donc, bien plus qu'on ne l'imagine, la condition première du bien philosopher, c'est-à-dire avec clairvoyance. De ce point de vue je ne saurais étre surpris de la confusion qui s'empare de mon esprit dans sa recherche d'une pensée claire et apaisée, tant mes nuits sont peuplées de spectres d'insomnie. Et, lorsque je parviens enfin à leur ravir quelques lambeaux de pauvre sommeil, c'est pour y puiser l'impression de ne pouvoir jamais m'alléger de leur fardeau. J'ai tout essayé pour m'endormir dans la quiétude, plonger dans le sommeil du juste, loin des soucis, des angoisses et des peines, les médecines douces, curatives, les prières de chamans et les musiques pour bébés, rien n'y a fait. Mes yeux restent ouverts dans l'obscurité et interrogent sans cesse l'insondable.

Plus je pense au destin des êtres, plus le monde s'évanouit autour de moi. Tout ce qui fut cette vie coule et s'enfuit et je reste sur le chemin, à guetter à mon tour l'heure du retour, le retour aux origines. Car tout revient aux origines, à cette présence qui nous attend fidèlement quelque part, au bout du voyage, comme le bon vieux chien Argos. Certes, il me reste encore le temps de quelques paisibles saisons à peindre et, qui sait, de quelques dernières fantaisies à brûler. Je goûte cette mélancolie comme un plaisir d'esthète et avant de tout oublier, j'en remercie la Providence.

Mais comment t'oublier, toi qui m'a transmis, du fond de la nuit, le souvenir des champs flamboyants et des rivages d'azur? Tu es partie naguère, peu avant midi, retrouver les splendeurs de l'enfance, tu es rentrée enfin chez toi, "a casa tua", sur la terre heureuse d'Arienzo. C'est un jardin plein de soleil, entre les montagnes et la mer, doux et enchanté comme la bonté d'une vieille femme, notre grand-mère à tous. Je connais depuis toujours les symboles sacrés qui en ornent les fresques, les chevaux noirs de Campanie, l'acanthe immortelle, les cornes d'abondance. Tu as rejoint désormais, l'esprit s'élevant dans l'esprit, la profondeur de leurs mystères et toutes les images, tous les souvenirs de toi s'envolent en bouquets de lucioles comme des sourires d'éternité. Car tu reviendras un jour, dans ta belle tunique tissée de cendre et de lumière, tu reviendras me faire l'offrande du vrai sommeil, le sommeil profond et réparateur, tout doucement, comme tu berças jadis ton petit enfant.

Honorius/Les Portes de Janus/le 30 août 2023


mercredi 23 août 2023

AZYA: Le retour de la Grande Ourse (4)

Alors que je déambulais dans une de ces rues ordinaires d'une petite ville ordinaire, qui vous font penser que la vie est bien ordinaire, mon regard se posa sur un graffiti écrit au gros feutre sur un mur en béton, le long du trottoir: "La vie est un mystère qu'il faut vivre et non un problème à résoudre." Je ralentis le pas un instant, intrigué et séduit par la pensée que cette maxime réveillait subtilement en moi. Il ne s'agissait pas d'une sorte d'énigme sybilline soumise inopinément à ma capacité de réflexion, bien au contraire, je sentais exprimé dans cette apparition sémantique comme un accord fulgurant d'évidence avec ma propre pensée. Au point que ces quelques mots qui pourraient résumer à eux seuls toute la doctrine existentielle, je regrettais à cet instant de ne pas avoir eu le bon sens de les trouver moi-même. Mais je laisse sur ce point la préséance au véritable auteur de la maxime, charitablement rapportée par une main anonyme et inspirée dans ce recoin crasseux de la Terre, et d'autant plus volontiers qu'il s'agit du vénérable mahamatma Gandhi.

Je tentais de m'imaginer, à ce moment de ma réflexion, à quoi la vie ressemblerait si elle devait tout à coup être résolue comme un problème, ou une équation. En fait on ne voit guère de signification à donner à cette hypothèse nécessairement absurde qui ne changerait en rien le cours des astres et l'ordre naturel des choses. Gandhi voulait sans doute, à juste titre,  dénoncer la dialectique matérialiste  oû l'être humain enferme le monde, au mépris de sa part irréductible de poésie et de mystère. René Char, que je croise chaque fois que je me rends dans le jardin du Popey, vient à ma rescousse et ne suggère rien d'autre lorsqu'il affirme que "le poète  doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver". Voilà bien une pensée vraie! J'ai eu mille fois l'occasion de vérifier que ce n'est pas tant la connaissance complète et strictement exacte d'une chose qui comble mon attente, que les parts d'ombre qu'elle contient, car je peux, de ce fait, laisser libre cours à mon inépuisable imagination. De même, comment ne pas  considérer  que la seule vie qui vaille est celle qui se contente d'elle même comme de la plus grande richesse et qui, par la voie du ciel, nous élève sans cesse dans l'oubli accompli de l'être? Qu'aurais-je à faire d'un monde où, dès le premier jour, tout aurait été résolu pour mon bien et mon confort, un monde où je serais assuré de vivre des centaines d'années comme un imbécile heureux, où je n'aurais à m'enchanter de rien, ayant déjà la science de tout, où je serais infiniment plus fort et plus audacieux, plus en réussite que je ne le suis dans cette existence imparfaite, où tout serait conforme à mes désirs et à mon goût? Je ne tiens pas mieux à ce conte magique où les hôpitaux et les cimetières n'existent pas, oû l'amour et le bonheur ne vous jouent pas de vilains tour, où la laideur, l'injustice et la bêtise, définitivement proscrites, ne peuvent atteindre et faire de tort à personne, où tous ceux qui vécurent reviennnent vivre à jamais dans des tuniques de lin immaculées. Pourtant, je les ai invoqués les jardins de l'enfance où je t'eusse retrouvée, toi, la mère de tout ce qui vit, et qui m'eusses tendu les bras pour me consoler sur ton sein pour toujours. Pourtant je l'ai pleuré ce monde uni dans le visage de la Grande Ourse, où empli du flux infini de ta bonté et de ton amour, j'eusse filé, l'âme en paix, la trajectoire sans fin de l'histoire.  Non, même ce miracle là, je ne pense même pas le désirer, malgré tout le regret que j'en ai. Comme dit l'auteur du Dokkodo, "il faut accepter les choses  telles qu'elles sont". Lucrèce, Sénèque et Montaigne, n'auront pas dit mieux tant il est vrai que c'est par le chemin de l'humilité que l'ont rejoint depuis toujours la lumière de la paix intérieure. Ce n'est certes pas son pouvoir de domination qui fait la grandeur morale de l'homme mais bien sa capacité d'interroger les limites et la valeur de la connaissance et d'accepter que ce pouvoir qu'il croit irréfutable est au fond bien illusoire. C'est d'ailleurs le rôle de la philosophie d'admettre que la vie ne peut avoir de sens en soi, car toutes les possibilités de sens nous appartiennent à chaque instant. Qu'avons-nous à chercher dans les démonstrations de la raison et de la science, qui ne se trouve déjà en nous et autour de nous? La philosophie ne consiste donc pas à honorer une vérité sortie d'un chapeau  dogmatique mais à adapter sa conduite à la réalité donnée, c'est-à-dire, selon les humeurs et les écoles, par les voies du retrait et du renoncement ou les vertus de l'engagement et de l'espérance.

Car si la vie est tout à la fois un mystère, un problème et une impossible solution, elle est avant tout le rêve permanent d'elle-même...

Honorius/ Les Portes de Janus/ Le 18 août 2023



mercredi 9 août 2023

Hosanna

Picasso, tête de femme morte (1902)

L'expérience éprouvante de la maladie et du décès de ma mère, était destinée, après celle de mon père, à me rendre définitivement adulte, c'est en tout cas ce que prétendent les astres. Au fond, qu'est-ce donc que devenir adulte? Se sentir libéré d'une tutelle? Se sentir plus fort, plus accompli intérieurement pour affronter les épreuves de l'existence? Est-ce-que je me sens à présent plus libre, plus accompli, plus fort? Je l'ignore, sans doute pas autant que je le voudrais. Devenir adulte semble signifier pour moi bien autre chose que le sentiment d'affirmation et d'autonomie. Lorsque tout passe et s'efface autour de moi, me sentir adulte c'est avant tout me retrouver de plus en plus seul sur le chemin, mesurer le temps qui me sépare de ma propre fin et méditer à loisir ce que vaut pour mon compte cette sentence de Sénèque: "Le grand charme de la vie est à son déclin". On n'en finit d'ailleurs presque jamais du malaise de devenir adulte, que ce soit dans l'ombre persistante, la lente déchéance ou le souvenir pesant de nos géniteurs. Et puis il y a le reste de la comédie, les tracasseries inimaginables qui accompagnent le traitement social de la mort, les singeries de l'apurement des comptes, de l'état des lieux et de la restitution des clés. La procédure successorale qui vous saute à la gorge, alors que les cendres du défunt sont encore tièdes, est sans doute l'épreuve la plus riche d'enseignement sur l'état de vulgarité des passions humaines et le train du monde. En vérité je n'y ai véritablement rien découvert que je n'eusse déjà en ma connaissance des choses d'ici bas, puisque tout, jusqu'à la dernière mesquinerie, à été déjà scrupuleusement consigné par Balzac dans la grande satire qu'il fit de la "comédie humaine": l'esprit de rapacité, de dissimulation, de calcul et de chicane dont le modèle social montre continuellement l'exemple et forme les générations d'individus. Je ne sais s'il est une vie après le trépassement, mais je sais en tout cas, qu'il est après lui une scénographie particulièrement sordide.
Comme disait l'avoué dans le colonel Chabert tous les égouts de la société viennent se répandre dans son étude, car le notaire n'est que le témoin fort peu enjoué des mentalités et le réceptacle des turpitudes d'un système, celui qui s'applique à dépouiller les vivants et les morts par toutes sortes de cautèles et subterfuges. Je pensais avoir éprouvé tous les hauts-le-cœur que pouvait m'inspirer le spectacle affligeant de la société humaine  notamment dans ses rapports d'iniquité et de domination, mais c'était sans compter les véritables nausées que me réservaient encore ces dessous malicieux de l'àme sociale, qui sous le masque prétendument respectable des lois et réglements prolongent par d'autres formes et d'autres moyens, tout en les exaspérant, les tourments du deuil. L'agonie et la mort de ma mère resteront indissociablement liées à la curée des vautours sur la charogne, au cynisme du racket fiscal, aux froides exactions des préleveurs de commissions et de dîmes, à ce sentiment de monstruosité savamment codifiée de l'ordre social. 
En vérité je vous le dis, pratiquez la vertu des Anciens, celle des laboureurs et des poètes du temps de Cincinnatus, lesquels savaient se contenter de peu, c'est-à-dire de ce qui convient à des mœurs simples, et surtout, soyez bien avisés de quitter ce monde, humbles et pauvres comme Job, si vous tenez encore à un semblant de dignité! Ne laissez rien, pas même une chemise que les chacals s'arracheraient sur votre dos.
Le monde peu à peu entre dans le silence, l'oeuvre du temps m'enrichit de solitude et de lumière. Vivre dans une masure vide de tout objet de convoitise, à la lisière d'une forêt ou au sommet d'une montagne, le corps et l'esprit dépouillés des scories de l'histoire et de l'hérédité (n'en garder peut-être qu'un lointain souvenir), c'est désormais tout ce qu'il me reste de gloire. Hosanna!, Hosanna!

Honorius/ Les Portes de Janus/ Le 7 août 2023

samedi 29 juillet 2023

Le miroir du temps



Emile D. autoportrait - Lyon- vers 1920

Au dessus de la cheminée, reposant sur le plateau de marbre, se dressait un miroir encadré de boiserie dorée à la feuille. Je le tenais de mon grand père, parmi d'autres antiquailleries. Chaque jour je saluais le double familier et rassurant de moi-même que je voyais glisser dans la lumière comme une sorte de projection cinématographique, chaque jour, pendant des années, comme on salue le matin qui se lève. On penserait que le miroir est comme la surface d'une eau claire mais j'en suis venu à me demander si ce ne serait pas plutôt l'angoisse de l'eau trouble qui affleure de ses profondeurs. Car le miroir a des connexions secrètes et refoulées, non pas avec un monde parallèle oû tout serait dupliqué à l'envers du premier, mais avec l'infinité du monde invisible qui nous entoure. Il est, dans la croyance ancienne, une force magique qui emprisonne la dimension indéfinie du réel, il invoque la vision du passé et celle, encore plus redoutée, de l'avenir. Surtout, le miroir crée l'illusion parfaite de notre propre identité et de sa position dans l'espace et le temps. Jadis, nous n'avions pas trop à nous soucier de notre identité, du moins, nous la concevions et vivions différemment. Seules la surface calme de l'onde ou la polissure savante d'un métal nous renvoyait très imparfaitement l'image mouvante des contours de notre corps et de notre visage. L'oeil aiguisé et intraitable de la conscience, cette névrose du moi, ne nous fixait pas encore de son regard insistant. Mais depuis quelque deux ou trois siècles tout au plus, cette fonction réfléchissante est assurée, grâce à l'art de nos artisans, par une plaque de verre habillée de fines couches de composés métalliques. La réalité n'est donc plus cette apparence approximative et suggérée, ce qui eût pu suffire aux modalités communes de l'existence, mais révélée dans toute la frustration de son évidence, comme une sorte de fatalité. Le miroir est donc à la fois la réalité et l'illusion de l'être, le songe de la présence et de l'absence, avec ce je ne sais quoi de subtilement démoniaque qui nous interroge avec insistance sur une question des plus inquiétantes: A quel moment, en effet, ce reflet qui nous accompagne jour après jour dans ce présent permanent de nous-mêmes, nous renvoie-t-il à l'image tragique de notre propre déchéance? A quel moment se rend-on compte de la fissure du temps sur notre visage?

On pourrait s'imaginer avec quelque étonnement que le miroir pourrait être un substrat de souvenirs, comme le lac Averne, en Campanie, était fait des souvenirs engloutis du monde des vivants. Cette croyance évoque de manière troublante les forces obscures de notre inconscient. Nous ne voudrions nier en effet que les images des êtres chers qui ne sont plus, s'y étant jadis reflétées, y ont laissé quelque atome de leur ancienne présence. Nous ne voudrions nier non plus que le silence du miroir renferme dans ses profondeurs le flux et le reflux d'innombrables rumeurs, et, en somme, toute la substance insaisissable de l'être et du monde

C'est encore, je le soupçonne, par les voies mystérieuses du miroir que tu reviens chaque nuit, ô mère sans visage, agile et sournoise comme une brume de la Solfatare, choyer l'enfant vieilli des caresses de l'Enfer...

Honorius/Les Portes de Janus/le 29 juillet 2023.

samedi 10 juin 2023

Les orangers en fleurs




Il a bien fallu, après cette longue saison de mélancolie, que l'événement survienne et que la nouvelle tombe: Ma mère se meurt, ma mère est morte, Lina nous a quittés! Quelle stupéfaction, quel coup de tonnerre! Les souvenirs de l’enfance remontent violemment avec tous leurs fantômes, les images et les scènes de l’existence se précipitent et se bousculent en désordre, surtout celles des derniers mois, des dernières semaines, des derniers jours, dans leurs moindres détails.
Angelina que l’on appelait Lina et jadis Linarella, fille de Giuseppe Nuzzo et de Raffaela De Lucia, est née via Loreto à Santa Maria a Vico, province de Caserte, en Italie, le 24 août 1935. Voici le début d’un récit qui a marqué une grande part de notre identité, à nous ses enfants, et à laquelle la plupart d’entre nous ici, nièces, neveux, sommes liés.
L’Italie de ma mère ce furent les reflets et les couleurs, sans doute idéalisées à force d’être évoquées dans l’exil, d’une terre lointaine et exotique, d’un bonheur primordial sacrifié au drame de l’émigration, causée, qui sait vraiment pourquoi aujourd’hui, par les conséquences de la guerre. C’était la ferme hospitalière des grands-parents "de Lucia" dans le quartier des « Figliarini », au pied des monts Tifani, dans cette vallée des Fourches Caudines que l’histoire romaine a rendue fameuse. C’étaient les dalles de la Via Appia où claquaient les sandales d'azur, c’étaient les orangeraies de San Felice a Cancello et leurs milliers de besants d'or, les moissons d’opulence, les tapis d'amandes séchant dans le grenier. L'Italie de ma mère, c’étaient les voiles blanches étendues sur l’herbe des prairies, l’ombre des figuiers tutélaires, les collines bruissantes d’oliviers. C’étaient les terrasses suspendues dans les étoiles de la nuit, les fontaines et le marbre, et au loin, baignant dans la mer mythique et enchanteresse, le golfe de Naples où se dresse, comme un cyclope endormi, la silhouette du Vésuve. L’Italie de ma mère, c’étaient la mythologie du désir, du bonheur et de la vie, l’esprit d’une langue primitive dont les échos ont longtemps bercé nos existences. L'Italie de ma mère, c’étaient une terre miraculeuse, une mémoire infinie. Lina a été le dernier trait d’union avec cette histoire et cet héritage dont notre vie intérieure, au-delà des vicissitudes, s’est enrichie. Nous sommes tous fiers, grâce à elle, grâce à ses frères et sa sœur, d’avoir, rayonnant au plus profond de nous-mêmes, dans notre chair, dans notre coeur, cette part immortelle d’Italie, comme un rêve d’éternité.  N’était-ce pas l’accomplissement de sa destinée de nous confier cet inestimable trésor ? 
Maman s’en est allée au vent du matin, dans la lumière dorée du Royaume, la Campanie de ses ancêtres, si loin et si proche de nous, et je la vois, oui, je la vois, qui marche lentement à travers les champs de félicité, vers les orangers en fleurs de son enfance. Lina, désormais, s'est fondue dans le sourire de l'horizon, dans la beauté du monde où tout nous parle d'elle. Lina, comme Eurydice dans le coeur de l'homme, tu demeures en nous pour toujours.

Hononius/les Portes de Janus/ le 10 juin 2023


lundi 22 mai 2023

Les neiges d'antan


Mon très cher ami Saint-Amant (c'est sous ce nom glorieux que je vous rendis hommage),  vous pouvez vous prévaloir d'avoir en commun avec votre homonyme du 16ème siècle, ce beau siècle crotté et plein de hardiesse, ce sens inégalé du drolatique, que l'un et l'autre avez porté à une espèce d'art subtil en esprit et truculence. Et que dire, lorsque délaissant le pittoresque éblouissant et le pédantesque malicieux de la situation et du mot, vous nous parliez pour tout de bon d'amour, de solitude, de sentiments, des abîmes de l'âme et des "dommages impétrés" avec cette puissance d'évocation que répandent en nos coeurs désolés les plus grandes stupeurs? Je reconnais entre toutes, cette écriture dont la maille dense et resserrée rebutait l'oeil pressé et le regard superficiel du visiteur. Un vrai "refouloir à cons", vous dis-je,  qui a su vous garder de toute importunité et forfaiture.  Et malgré tout ce temps d'abandon, comme dans ces fioles que comblèrent jadis des essences subtiles et mystérieuses, j'y décèle encore des fragrances et des échos insoupçonnés, les traces immortelles que laisse derrière  lui et après lui, le poète. 
Je confesse volontiers qu'à lui tout seul, ce don de dire surpassait en génie, c'est-à-dire en psychologie et en intelligence, tout ce qu'eût pu produire la quintessence de mes méchantes "nuits chrysopiques", que vous qualifiâtes fort justement de "grégaires illuminations", et qui rejoignirent prestement le néant auquel elles étaient promises.  Mon ami, je dois par ailleurs louer votre infinie patience à mon endroit, car malgré l'accaparement des affaires, temporelles autant que spirituelles, vous sûtes pointer avec beaucoup de clairvoyance et de tact, le vide et le mou dont ma tête s'était si rageusement gonflée. Ce n'est pas tout,  en effet, d'invoquer la poésie du lys pour s'en attirer obligeamment les faveurs. Certes il nous faut la beauté, la finesse et la richesse des sentiments, mais il nous faut surtout, par le truchement des pouvoirs intérieurs, explorer de nouvelles visions de l’être et du monde.
Je ne sais si ce talent est réellement un don des fées qui nous illumine de sa grâce et que l'on exerce sans le savoir ou bien une compétence acquise à force d'étude et de tournemain, exhalant cette odeur un peu fade d'honnêteté laborieuse. Ce serait oublier l'importance que revêt, en littérature comme dans le monde, la marque du caractère. Le caractère conditionne assurément le talent et oriente le style. Le sentimental geignard, par exemple, obnubilé par ses douleurs de nombril, ennuie et exaspère et ne saurait produire que des niaiseries. Tandis que l'original, l'intrépide, lui, fût-il une âme passionnée, mais tout émancipé du poids de ses orteils, éveille plus sérieusement l'intérêt. Une affaire de décence, me direz-vous, où le souci de bien dire vaut mieux que la sensiblerie ombrageuse de soi-même. Aussi, n'est-il jamais trop tard pour apprendre à son profit que la décence est une pudeur qui se cultive avec autant de simplicité que de délicatesse, comme une fine fleur de dégoût et de désespérance, et que rien ne vaut, tant dans nos relations avec le monde qu'avec nous-mêmes et encore plus en matière de littérature, que le sens de la retenue et de l'équilibre.  Savoir protéger ses mystères préserve accessoirement d'une espèce de vulgarité. Mon humeur impressionnable et atrabilaire, qui m'a si longtemps desservi, m'aura permis de retenir au moins cette leçon, même si je reste un mauvais élève, que le "Je", s'il doit rester audible et échapper aux lippes du mépris, doit obstinément rester "un autre". "Autant se taire que de débiter des fadaises", cette sage recommandation de grand-mère, pourrait être la devise de celui qui se cherche encore de l'esprit.
On ne remarquera jamais assez que d'un point de vue moral et esthétique, la larme luisante, toute frémissante et prête à crever sur la paupière, en dit plus et en dit mieux qu'un flot bruyant et hoquetant de pleurnicheries.
Décidément, ce cher Saint-Amant m'a joué son dernier tour de garçon. La publication du ban est parvenue à mes esgourdes ahuries dix-sept années après le fait accompli. C'est le temps qui sépare très approximativement la course de la lumière entre les confins de la voie lactée. Dix sept années de déni au cours desquelles je vous crus toujours en état de parachever cette oeuvre que je n'aurai jamais eu la ressource de concevoir. Monsieur de Saint Amant comme vous le dîtes un jour fort à propos sur mon sujet, "vous êtes vraiment inouï!" , oui inouï, vous-dis-je, de me faire ainsi de telles frayeurs. Voilà donc que j'apprends que vous êtes bel et bien défuncté, oui da, aussi sec et aplati que peut l'être un rat tout-à-fait mort. Vous m'aurez ainsi devancé en tout, en art de littérature où je vous ai toujours tenu en fort haute estime, et en brièveté de vie, dont, pour le coup, je vous laisse volontiers la préséance.

Mon cher ami, rappelons-nous les neiges d'antan: Il y eut la rue Racine à Paris et son irrévérencieux "Album Zutique". Et bien, il y aura eu la rue des Anges à Lugdunum et son licencieux "Album Zobique", d'un grotesque des plus hilarants. Paillarder contre les modèles et les pouvoirs dominants, la Cour, les réglements et le Parnasse, dans les subversions de l'alcôve et les rumeurs de la taverne, c'est la tàche des rénégats et des maudits, celle des Villon, des Rimbaud, et, assurément, celle des Saint Amant. Je ne serais pas gentilhomme si je ne vous reconnaissais pas l'entier mérite de cette potacherie, le mien s'étant limité à quelques menues pochades dont je n'ai rien gardé, fort heureusement. La plume de l'éternel escholier que vous fûtes se retrouve avec la même constance d'àme et de caractère, depuis le temps des premières polissonneries, au fil de vos billets, recueils et épistoles, et jusqu'à votre "opera magna", le grand livre, sombre et pathétique des "Eparses d'Auroir", dont les échos affolés grondent encore dans ma grande maison vide.
Cette grande maison vide c'est ce qu'il nous reste lorsqu'on s'avise que tout s'est évanoui autour de nous, c'est, de cette vie qui a passé, la complainte des lais et testaments... 
Il n'y aura donc entre nous jamais de retrouvailles, ce qui nous aura au moins épargné la tristesse de paraître l'un à l'autre piteusement, et l'aveu de notre impuissance à châtier l'imperfection des choses de ce monde. Devrai-je alors m'en tirer à votre endroit par une belle épitaphe? Je préfère encore me garder d'une telle supercherie, par respect pour votre amitié et votre génie. D'ailleurs, nous le savons, vous eussiez écrit la mienne avec plus de talent, c'est-à-dire avec la sincérité qui aime et qui tue.

Honorius/Les Portes de Janus/ le 21 mai 2023

Claude Drapier, alias Claude Pié, alias Claude d'Ormes, alias Monsieur de Saint Amant, né le 22 janvier 1963 à Lyon 5  + le 19 février 2006 à Bron

dimanche 30 avril 2023

La beauté du monde




"J'ai toujours pensé que la beauté du monde était destinée à nous faire oublier la brièveté tragique de nos vies."*Christian Signol convoque en ces quelques mots le sens de toute la philosophie de l'existence. Si chaque être humain pouvait mettre cette considération en perspective, il jetterait à bas bien des prisons intérieures. Nous sommes nés du chant de la Terre et le sentiment de cette harmonie universelle à laquelle nous appartenons nous exhorte à évincer l'esprit de médiocrité et de lourdeur qui aveugle notre intelligence.
Je me méfie par expérience autant que par principe d'attribuer un caractère d'universalité à ce que je nomme "la meilleure part de notre humanité ". De ce fait il pourrait paraître hasardeux de supposer que le sentiment de la beauté soit le bien ou la faculté morale la plus communément partagée dans l'expérience que l'homme contemporain tire de sa présence au monde. C'est plus généralement par sa propention à nier et à brutaliser partout l'esthétique de l'être et l'âme du vivant qu'il se distingue le mieux comme sujet pensant, désirant et agissant. Et ceux qui devraient montrer l'exemple, hâbleurs hypocrites emplis de suffisance, nous désignent davantage les stupeurs du vide que les voies de la sagesse.
En vérité, ce que Christian Signol désigne comme le sentiment de la beauté du monde, c'est-à-dire le témoignage et l'expérience d'une exigence morale de l'homme dans ses rapports avec la nature, ne concerne aujourd'hui, à y bien regarder, qu'une part très relative de l'espèce humaine.
Quant à la brièveté de cette vie, le vrai tragique serait que, dépouillée du sens de la beauté et de la conscience sacrée du monde, sans âme et sans avenir, une telle vie se prolonge indéfiniment.

* "Les vrais bonheurs" de Christian Signol (2005).


Honorius/ Les Portes de Janus/ Le 29 avril 2023.

samedi 15 avril 2023

Une époque formidable

La troupe gardant le trône de l'Enfant Roi
(Paris, Conseil Constitutionnel, le 14 avril 2023)

Je ne suis ni sociologue, ni ingénieur agronome, ni juriste, ni philosophe en chaire, ni gradué en politologie, littérateur encore si peu, et même si je puis avoir du goût et de l'intérêt pour leurs sciences respectives, je ne puis sérieusement me recommander sans outrecuidance d'aucune de leurs compétences, tant leurs objets sont subtils et complexes. Toutefois l'humble observateur que je suis de ce théâtre d'ombres tantôt dérisoires, pitoyables et tragiques du monde, détient encore la faculté d'instruire à sa façon le train des affaires et la physionomie des temps et de convoquer les moyens de s'en faire une opinion.
Et mon opinion générale est que nous vivons décidément une époque en tout point "formidable". Une époque où le processus d'humanisation se détourne chaque jour de la perfectibilité morale de l'espèce. La coupe n'a jamais été aussi pleine, elle déborde même de toutes parts. La longue théorie des calamités anthropologiques, si elle n'a guère varié de nature depuis des siècles, s'est encore perfectionnée grâce à l'évolution des méthodes et des moyens de la technique. La guerre, l'oppression, la famine, l'esclavage économique, la misère sociale accablent plus de la moitié de la planète, tandis que l'autre moitié, au profit de ses oligarchies, en tire avec goinfrerie les choux gras de ses rentes. Cette sombre réalité de l'exploitation de l'homme par l'homme, me direz-vous, n'est certes pas une innovation sous le soleil et eût fait dire à ma grand-mère, non sans quelque cocasserie, qu'elle est "vieille comme mes robes".
 L'humanité a été à ce point inconséquente que même les lumières du "Progrès", qui ont pu faire un temps son mérite et sa gloire, n'ont su contrebalancer ses monstrueuses capacités de nuisance. Son universalité positive, qui eût pu faire le bonheur des peuples, a pris le visage d'une hydre mondialisée qui étend sur la planisphère les cercles du purgatoire et de l'enfer. L'enfer est partout où la terreur, la tyrannie, la violence, la persécution, le pillage et la mort ont fait leur demeure. 
Le purgatoire, quant à lui, est encore une sorte de privilège répugnant dans ce monde assassiné, une vitrine "Potemkine" de l'enfer, où la plupart d'entre nous peuvent encore filer civiquement leurs jours sans trop se soucier de la pourriture qui infecte le marigot. Ce purgatoire s'appelle l'ordre néolibéral, la loi inflexible du marché, si peu regardante en effet de ses outrances, de ses compromissions et même de ses crimes. D'ailleurs, soyons francs et honnêtes: a-t-on jamais vu nos louables pratiques de pays civilisés et fort présentables dans leurs atours démocratiques, sans peu ou prou de sournoiserie et de turpitude dans les encoignures? Comme disait ma grand-mère, qui n'était pas avare de tabarinades: "Telle a le chapelet en main qui a le diable sous ses jupes".
Nous croyons communément que l'histoire de l'humanité n'est que le long récit d'une évolution linéaire des ténèbres à la lumière. Mais tout cela, somme toute, n'est qu'affaire de préjugé et d'appréciation. Qu'un villageois du Moyen-Orient proto-islamique fût moins émancipé que sous la terreur de nos Mollahs contemporains pourrait laisser planer un doute sérieux. De même, qui nous assure qu'un Aurignacien du temps de la Grotte Chauvet fût moins éclairé qu'un Sapiens abstentionniste sous le Macron?
L'Etat moderne, malgré les vertus de la loi et du droit, peut compter, sous couleur d'assurer notre prospérité et notre bonheur, sur le moyen du mensonge et de la perfidie mais aussi sur le plus archaïque qui fût jamais, celui du gourdin ou de la matraque. Notre pays qu'est cette "Doulce France", qui s'enorgueillit d'être la flamme universelle de la Raison contre les ténèbres de l'obscurantisme, nous offre sous ce rapport un bel exemple en fait d'autoritarisme politique et de supercherie intellectuelle. Le Macron, ayant par trop exaspéré le peuple de ses caprices d'enfant-roi de la République, en est réduit désormais à faire garder ses palais par la troupe et s'accrocher à la stratégie du "bunker". Pourtant, toute chose étant relative, le peuple a au moins chez nous la liberté de choisir ses propres infamies et il ne tient même qu'à lui, dans les moments opportuns, tout en espérant le meilleur, de congédier le pis pour le moindre mal. Reconnaissons-nous seulement à sa juste valeur ce privilège de vivre au pays des "veaux" des "fumeurs de Gitane" et des "Gaulois réfractaires" alors que tant d'autres peuples malheureux vivent encore aux pays des goulags, des coupeurs de mains et de têtes? Oui, peuple bafoué que nous sommes, soyons encore heureux de vivre sous la direction de ces constitutions malmenées par des acteurs toujours plus présomptueux qu'ils sont plus médiocres, et de ne pas devoir trembler sous la férule de ces tyrannies abominables, dont, passé notre jardin d'apparente quiétude, nous trouvons partout grande désolation et grande pléthore. Nous devrions plutôt nous réjouir que, par un effet miraculeux de la Providence, nos vies soient encore épargnées du pire, je veux dire celui de l'esclavage physique et mental, si bien partagé dans ce monde. Même si, à y bien regarder, nous avons tous, sous des formes et à des degrés divers, nos propres servitudes avec leurs chaînes assorties et leurs prisons. Il y a celles que l'on subit ailleurs par la cogne et la poigne, et celles dont on s'accommode ici, pour autant que l'on ait suffisamment de mou pour s'en distraire.
Certes, l'humanité à déjà connu son lot de révolutions, ses accès de "tables rases du passé", ses enthousiasmes libérateurs censés créer l'avènement d'un avenir radieux, pour, après maintes contorsions et désillusions, rentrer sous l'ancienne tutelle dont elle prétendait s'émanciper.
Mais ce qui fait que cette époque est bel et bien "formidable", c'est qu'un événement des plus pressants est venu s'imposer dans le matérialisme dialectique de l'histoire, un événement si redoutable qu'il transcende toutes les luttes en cours et à venir et réduit l'orgueil des enfants rois à bien peu de chose; il s'agit du réchauffement climatique qui dégrade peu à peu les conditions du maintien même de la vie sur cette terre, causé par les ravages que lui inflige depuis ces dernières  décennies l'irresponsabilité dévastatrice de l'activité humaine. L'immanence du désastre en marche nous plonge dans un conflit désormais des plus tragiques entre deux consciences résolument antagonistes. Celle d'un monde sans espérance où, contre vents et marées, doit prévaloir jusqu'à la fin des temps, la vision scélérate du profit et de la croissance, un monde gavé des dividendes de la souffrance et de la misère, pour qui la terre nourricière et vivante, l'air, l'eau n'ont jamais eu d'autre valeur que leur poids en marchandises. Et puis celle d'un monde réenchanté, si je puis dire, épris du respect de la dignité du vivant, d'alliances régénérées avec la terre, de solidarités réinventées entre les hommes, réconcilié, enfin, avec le bonheur et la beauté de l'être. Car tel est le paradoxe où nous nous sommes nous-mêmes enfermés, même ici, dans la patrie de la Raison et de l'esprit critique. Nous ne cessons, par la mécanique insidieuse de la morale suffragère, de mandater les mêmes idéologues réactionnaires et rétrogrades, qui, superbement persuadés de leur légitimité, s'obstinent dans leurs oeuvres d'iniquité et de destruction. Du reste l'exercice du pouvoir, et en particulier du pouvoir politique, s'éloigne trop souvent des voies de la sagesse tant il est constamment démontré que la pratique de la sagesse dédaigne comme une chose illusoire et de pure vanité les brigues et les présomptions du pouvoir.  A croire qu'il ne reste plus que l'aveuglement et la bêtise pour conseiller les princes, et flatter en eux l'orgueil qui prétend avoir raison de tout. 
Nous vivons décidément une époque "formidable", qui, conformément à l'étymologie de l'épithète, inspire la plus grande crainte, mais qui, par son caractère extraordinaire, appelle résolument à tous les soulèvements de l'esprit et de la terre.

Honorius/ le 15 avril 2023

"La perfection des moyens et la confusion des buts semblent caractériser notre époque" (Albert Einstein).
"Le macronisme, c'est l'art de gouverner sans le peuple et contre le peuple". (Presse étrangère)

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