samedi 24 décembre 2022

La nuit de Noël


Le temps de Noël, sous nos latitudes septentrionales, est naturellement associé à un paysage de neige. Et pour cause, les hivers de nos ancêtres, que ne concernait pas encore la déconfiture du changement climatique, étaient des hivers rudes, qui nous ont laissé le souvenir de nuits impénétrables et de froids de loups. Noël sans neige, cela sonne moins authentique, comme une poésie fêlée, Mais qu'y a-t-il encore de moins authentique et de plus tristement ordinaire qu'un Noël purgé du sens de la Nativité? Sa symbolique chrétienne a été évincée de la représentation collective, comme une maladie honteuse, au nom du principe de laïcité, de neutralité et de toutes les fadaises contemporaines de l'abandon et du renoncement. Certes, il y a le bonhomme Noël, avatar passe-partout des légendes de Saint Nicolas et des lutins de contes pour enfants, qui avait conservé encore un peu d'innocence, bien qu'il eût merveilleusement concurrencé le petit Jésus en crêche avec sa caverne à jouets et l'étoile du berger, avec son traîneau céleste. Mais lui aussi est tombé bien bas, en cabotin de centre commercial.

Je ne nierai pas qu'il subsiste dans l'imaginaire collectif, enraciné dans un substrat d'anciennes connexions cosmiques et de culture liturgique, ce que l'on nomme la magie de Noël. Elle est l'étoile d'espérance et de rédemption scintillant dans la nuit de notre humanité déchue, ravivant le souvenir de la fraternité originelle entre tous les êtres de la Création.

Lorsque j'explore les profondeurs de mon inconscient, je perçois le mystère de Noël comme un paysage de frimas et de solitude où frémit quelque part, la lueur miraculeuse d'une chaumière. J'avance dans le silence de la neige et de la forêt, irrésistiblement attiré par cette promesse de réconfort dans la longue épreuve des ténèbres. L'hospitalité du foyer, la chaleur de l'âtre pour apaiser la peur ancestrale de l'ombre et de la mort, le dégoût des autres et de soi-même, et pour se réconcilier avec la meilleure part de notre humanité, tel est donc l'esprit de Noël, un appel mélancolique qui, émergeant du solstice de l'hiver nous, convie à interroger le sens de notre existence.

Hélas, Noël, qu'il soit scandinave, galiléen ou provençal, n'a chaque année que le destin ténu  d'un feu de paille, mais un feu de paille qui, comme le chantait Georges Brassens, a resplendi à la manière d'un feu de joie. Au  lendemain de cette songerie poétique, où la réalité inhumaine  a paru un instant suspendue, tout ce qui fait le poids dérisoire de nos vies et la turpitude de nos consciences engourdies reprendra obstinément son cours.

Honorius/ Les portes de Janus/le 24 décembre 2022



mardi 13 décembre 2022

N'humilions pas les bourreaux


Alors que le monde stupéfait et sidéré découvrait l'étendue de la barbarie la plus sauvage et aveugle s'abattre sur l'Ukraine, la terreur des bombardements, l'horreur des tueries de masse perpétrées par l'armée russe de Poutine, l'atrocité des exécutions sommaires, des viols, des tortures, des déportations, il a fallu qu'un foutriquet nommé Macron, proclame, une, deux et même une troisième fois, sans aucune vergogne, qu'"Il ne faut surtout pas humilier les Russes". Et encore récemment, au lendemain des destructions de dizaines de villes, des bombardements incessants sur les populations civiles et sur les installations énergétiques au coeur de l'hiver, il faut encore entendre ce même foutriquet proclamer qu'"'Il faut donner aux Russes des garanties de sécurité". Et d'évoquer, pour justifier cette jactance hallucinante, les conséquences du traité de Versailles de 1919: à trop vouloir humilier l'Allemagne, les vainqueurs ont semé les germes des désastres à venir, ce qui historiquement n'est pas faux, mais complétement à contretemps. En effet, si j'étais le conseiller, à Dieu ne plaise, du jeune monarque, je lui soufflerais la chose suivante: Ce n'est pas dans la bataille que l'on doit ménager la susceptibilité de l'ennemi, surtout un ennemi aussi abominable. Bien au contraire, il faut y jeter toutes ses forces jusqu'à son anéantissement ou sa reddition sans condition. En revanche c'est au moment du traité de paix, au moment où les armes se sont tues, qu'il convient de faire œuvre de vision et de discernement, savoir ménager le peuple du camp agresseur et oppresseur en châtiant durement les tyrans qui l'ont fourvoyé. C'est à cette condition et seulement à ce moment, que les garanties d'une paix durable et acceptable pourront être assurées. Le Macron démontre dans ses propos irréfléchis, lui qui se veut une grande et belle conscience, si ce n'est un manque surprenant de maturité, pour le moins une conception purement technocratique des rapports de force, visiblement inopportune en temps de guerre, comme s'il s'agissait d'arbitrer un différend financier ou commercial entre deux membres chafouins de l'Union Européenne. Soutenir l'Ukraine, cela est juste et bon, c'est même le devoir absolu de la conscience, c'est (et c'est mon âme d'enfant qui parle) soutenir en quelque sorte le combat des Elfes contre les Orques. Mais affecter, peut-être par une trouille sous-jacente, ce qui ressemble à une espèce de considération policée, même prétendument diplomatique, pour le Boche russe, laisse comme la trace d'une souillure. On ne parle pas de respecter la dignité des bourreaux devant l'amoncellement de leurs charniers, et cette guerre ne se réglera pas par un attendu alambiqué de tribunal administratif.
Alors, de quelle inconséquence constitutive provient ce langage de duplicité? Est-ce une simple effronterie présomptueuse, une de ces frivolités arrogantes auquel ce petit marquis nous a si malheureusement habitués? Est-ce une de ces chinoiseries de la posture exaspérante du "en même temps" dont on nous rebat les oreilles depuis plus d'un quinquennat et que la coterie des flagorneurs veut encore nous faire prendre pour une subtilité dialectique, le produit conceptuel d'"un homme d'une rare intelligence", comme ils disent?
Car le hasard faisant bien les choses, je tombe sur un article du Canard Enchaîné intitulé "D'inavouables atomes crochus unissent la France à Poutine" (7 décembre 2022), où l'on apprend que la Russie reste le premier fournisseur de la France, même en pleine guerre, en uranium enrichi pour le fonctionnement de ses centrales nucléaires. De plus, le régime poutinien retraite les déchets d'uranium que lui refourgue le pays des Droits de l'Homme et tout cela à prix cassé. Sachant que toute la politique énergétique de la France est fondée sur l'industrie nucléaire et qu'elle dépend presque entièrement de la Russie pour la fourniture de l'uranium enrichi, on comprend les contorsions langagières du foutriquet. Le traité de Versailles, dans cette affaire, est l'arbre qui cache trop bien, ou trop mal, la forêt.

Honorius/ Le 13 décembre 2022


Note:
Foutriquet: substantif masculin dérivé de "foutre" employé dès le milieu du 19ème siècle en politique et en littérature pour désigner un incapable ou un individu dont on fait peu de cas. Il fut le sobriquet donné à Adolphe Thiers, le boucher de la Commune. Employé récemment par Michel Onfray pour désigner le personnage de Macron, en référence à la réponse à la fois stupide et cynique qu'il fit à un journaliste, à propos de la Commune: « Versailles, c’est là où la République s’était retranchée quand elle était menacée ».

Je reprends à mon compte ce sobriquet de "foutriquet" pour désigner le personnage de Macron (Le "Versaillais" affichant son mépris de classe contre l'idéal de république sociale de la Commune), en cela qu'il est un compromis  aussi pertinent que savoureux entre "freluquet", désignant un jeune prétentieux et "jean-foutre", qui se dit aussi bien d'un hypocrite, d'un menteur, d'un réactionnaire, d'un fumiste et d'un homme sans parole. Un adepte du "foutage de gueule" en quelque sorte.

lundi 12 décembre 2022

Me suis-je endormi?



Mes paupières alourdies se ferment, ma tête lentement s'incline, la cacophonie dérisoire du monde des hommes, son suintement de médiocrité consentie et de crasse se fondent mollement dans un brouillard des sens avec les dernières bribes languissantes de ma conscience. Je n'éprouve plus ni l'envie ni le besoin de lutter, de m'indigner, de conspuer, de me retenir aux aspérités de cette réalité sans grâce. A cet instant précis je ne regretterais en rien de quitter, avec la tombée du jour, ce présent fastidieux de l'être, tant il est doux de se laisser glisser, de livrer le poids de sa lassitude à ce flux émancipateur de dissolution.
Me suis-je endormi? Ai-je sombré dans la poésie miraculeuse du rêve? Le rêve permettait jadis d'entrer en contact, par les voies de l'inconscient, avec l'univers invisible des dieux, de pénétrer une autre dimension de l'essence de l'être. Entretenir le lien avec l'en-deçà et l'au-delà de nous-mêmes, avec cette résonnance absolue qui se trouve à la fois en nous et autour de nous, telle est notre mission sacrée et le sens de notre nature secrète. La raison pour laquelle nous existons sur cette terre devient alors évidente: pour apprendre à être des chamanes et des poètes, à nous éveiller à l'âme du monde.
Je sombre dans le sommeil comme dans un désir de pureté et de ruine de toutes choses, de ces choses déchues et enlaidies par la main sale de l'homme, pour rejoindre le vrai royaume, mais je sais que la mort, qui libère précisément de toutes choses, si cette fois cela doit être la mort, est un sommeil sans rêve.
Si je rêve encore, c'est donc que je ne suis pas encore mort. Je me retrouve au bout d'un couloir, ou peut-être d'un souterrain ou bien dans le recoin d'une cave obscure. Mes rêves furent longtemps troublés d'images oppressantes d'emprisonnement, d'errances terrorisées dans des labyrinthes de ténèbres d'où seule la force contorsionnée du cri pouvait péniblement m'extraire. Quelle était cette peur secrète de l'existence qui me causait tant de tourment ? Je repense alors à l'enfance, à la pureté de ce bonheur trahi, livré à l'angoisse de l'abandon. N'est-ce pas au fond de chacun de nous, la racine de toute nostalgie? C'est dans l'oeil effrayé de l'animal perdu, traqué ou maltraité, dans le regard désemparé de la victime, dans l'intolérable drame et la détresse de l'être que je puise la ressource vive de mon empathie, comme si j'y sondais les émotions et les meurtrissures profondes de mon âme. Mais cette fois, je n'ai pas eu à me débattre, à trembler de frayeur et à fuir, du moins je n'en ai plus le souvenir, car je suis tombé dans le rêve au moment où, parvenant au terme d'un parcours dont j'ai laissé derrière moi le sillon des méandres et des reptations, je vois apparaître, ô miracle, le contour irrégulier d'une source de lumière. Cette baie ressemble plus à une ouverture naturelle, festonnée de feuillage, comme la sortie d'un terrier ou d'une grotte. La lumière qui me parvient du dehors répand des rayons scintillants, comme ruisselant d'un halo de clarté vive et blanche.
Je devine que cette baie livre le passage vers un jardin ou une forêt, vers le mystère d'un séjour bienheureux et j'en ressens déjà l'appel de paix et de confiance, l'harmonie des reflets et des chuchotements. Mais à l'instant où je m'apprête à me diriger vers cette promesse inespérée de délivrance, le rêve cesse soudain comme une lampe qui s'éteint, et me voici revenu sur mon pas de départ.
Il serait d'une facilité un peu vulgaire d'induire de cette expérience du souterrain et de l'orifice de lumière quelque représentation d'un traumatisme intra-utérin. Je vois déjà des gradués appointés se pencher sur ce cas d'école.
Du reste, je suis bien fâché de retomber dans les rets de l'infamie, je veux dire dans la réalité de ce présent social éveillé.  Le présent, nous disent les philosophes existentialistes, c'est la seule liberté qui nous soit donnée en vue de notre propre accomplissement. Fort bien, à ceci près que je ne peux concevoir d'autre accomplissement ontologique qui vaille que celui de l'éveil de la conscience morale, c'est-à-dire la capacité de concevoir que chacun de mes actes m'abaisse ou me grandit, appauvrit ou enrichit la substance du monde. L'être humain, qui, au terme de son éducation terrestre, se complaîrait encore dans l'ignorance de cette donnée dialectique fondamentale, n'est même pas digne de la pauvre bête qu'il martyrise, des oeuvres de la création qu'il corrompt avec tant de grossière jubilation, ni même de la glèbe amère qui comblera sa fosse. En fait, on ne sait s'il s'agit de le mépriser comme une scorie organique ou de le plaindre comme un pauvre d'esprit.
Il y avait jadis des peuples sages, des peuples éveillés qui avaient su se prémunir contre les malfaisances de la nature humaine, à un point que l'abrutissement systémique contemporain ne saurait imaginer. Qu'avons-nous fait de l'existence? Et qu'avons fait de l'âme du monde? À ne jamais cesser de me géhenner de cette mélancolie, je me détourne malgré moi des audaces du bonheur, m'exposant davantage au risque de "regarder la vie plutôt qu'à prétendre vivre", comme disait Sénancour. Du reste le bonheur ne peut-il vraiment se vivre dans sa plénitude sans le sentiment de sa nature périssable et éphémère? Le seul bonheur qui me convienne, surtout pour le temps qu'il me reste à vivre, est, à l'exemple de Montaigne de "tenir mon âme en repos", d'accepter sereinement que tout s'écoule, le meilleur avec le pire, que la continuité de l'être se dissolve et rejaillisse, dans l'amour du Christ, le Nirvana, la Raison universelle, ou  l'apothéose d'un sublime Néant, par d'autres voies de mystère.
Tout ce que nous avons à dire du sentiment de nous-mêmes, de notre existence et de notre relation au monde, ce qui constitue du reste l'objet essentiel de la philosophie, se réduit en fin de compte à un reliquat d'évidences et de lieux communs. "Il n'y a rien de nouveau, tout est ordinaire et passager" disait Marc-Aurèle. Même l'être le plus grossier et le plus stupide sait qu'il est destiné à mourir.  Mais c'est par la richesse de la vie intérieure que cet écran d'évidence et de lieu commun de l'être, c'est-à-dire la réalité brute qui nous est donnée, s'offre comme un objet infini de sensibilité et de création. Car nous réinventons sans cesse la réalité par l'approfondissement de la perception que nous en avons, nous en recréons sans cesse la substance par le pouvoir de la transfiguration poétique et l'alchimie du rêve éveillé. Nous sommes nous-mêmes la magie du monde, nous en résonnons de la même harmonie et  se détourner du sens et du sentiment sacrés de l'harmonie, c'est assurément se détourner de la voie du ciel et vivre petitement la vie de l'esprit. Combien d'êtres en ce monde, gonflés de leur propre vacuité ou de leur propre suffisance, n'ont de  vie de l'esprit que celle d'un furoncle?
Ce n'est pas faute pour nos prédécesseurs d'avoir frayé la voie par leurs réflexions et leurs maximes. Marc-Aurèle, par exemple, nous invite à trouver notre vraie liberté en nous "retirant en-dedans de nous-mêmes", à y contempler "ces choses précieuses" où se ressourcent la plénitude et la pureté de notre âme, où se résolvent le tourment des passions et les illusions du temps. Il n'est d'autre sagesse que celle qui nous conduit sur le chemin, l'esprit tranquille et affermi, jusqu'au terme de la vie. A vrai dire, Marc-Aurèle et Montaigne suffiraient pour seul viatique. Tout y est dépeint du sentiment et de la raison de l'existence. Les ignorer revient à s'ignorer soi-même. Héraclite avec son "Toutes choses passent" ou son "Tout est Un", Anaxagore avec son "Tout est dans Tout", sont pour ainsi dire les prémices répertoriées de la philosophie occidentale. Ils sont comme une résonnance du "Vide dont procède la plénitude" du chinois Lao Tseu. Malgré toutes les sommes que nous accumulons depuis des siècles, nous ne sommes pas plus avancés sur nos incertitudes ontologiques. D'ailleurs ce ne sont ni la Science ni le Savoir plus ou moins bien acquis qui grandissent l'âme, c'est ce que nous en prenons et surtout ce que nous en faisons, comme bons et suffisants, pour nous élever sur le chemin spirituel.
Mais quand je vois dans quel état de misère cette humanité insensée précipite le monde, je mesure toute la solitude qui résonne aujourd'hui dans le chant du poète, tout comme l'ampleur à la fois sublime et presque désespérée de son adjuration:  "Ne faire qu'un avec toutes choses vivantes, retourner, par un radieux oubli de soi, dans le Tout de la Nature, tel est le plus haut degré de la pensée et de la joie, la cime sacrée, le lieu du calme éternel". (Friedrich Hölderlin- Hypérion)

Honorius/ Les Portes de Janus/ le 12 décembre 2022
 

jeudi 10 novembre 2022

Est-ce-encore Toi? (2)


L'exhortation de vivre c'est la liberté initiatique de nous construire et de nous élever vers le meilleur, comme par un gant de défi dont nous a souffleté l'adoubement de la Providence. Le temps pour y parvenir est si précieux que nous regretterions à l'heure des comptes, par veulerie ou lâcheté, de l'avoir trop mal employé. Vivre avec passion, c'est-à-dire dans l'enrichissement de la vie intérieure, est la seule consolation de notre néant. Mais quelle que soit l'intensité de cette passion, il s'agit dans tous les cas de faire son deuil ou sa raison du sens de l'existence. Il n'existe aucune seconde chance, aucune clause de prorogation pour corriger, parfaire et accomplir l'ébauche que nous laissons de cette vie, ce qui en fait, à en croire nos humanités, toute la saveur philosophique. 
Pourtant tout a paru si oppressant dans cette injonction d'être au monde, sous l'emprise de la pensée obsessionnelle de la mère, le creuset de toutes mes stupeurs. Et pour toi qui me précèdes sur la voie inespérée du ciel, le cycle est sur le point de s'accomplir. Le souffle du jour failli t'a déposée doucement, enfin, légère comme une plume, sur le rivage de la grande nuit, dans ce désert de nudité, là où toute parole se dissipe, cette parole qui, sur tes lèvres, ne fut qu'une longue imprécation. Ce fleuve noir avait chez les Anciens, tes pères dans "la première richesse du monde" le nom de Léthé, le fleuve de l'oubli, ton ultime exil après celui, rageusement enduré, qui te congédia aux résignations des "jardins barbares". C'est d'ailleurs de cette  épopée de l'exil que j'ai tiré ma substance de doute et d'inquiétude, mes mélancolies de mythologie déchue, la généalogie de mon propre fardeau. Las, je t'ai vue partir naguère d'un pas fléchissant jusqu'aux frontières du jour, jusqu'à l'ultime horizon d'où nul ne revient et où tout se termine. En toi s'est résumée cette volonté de souffrance qui féconde d'insondables prolongements de l'être. Je vois encore un instant ta pauvre silhouette se recroqueviller comme une feuille craquelée dans les replis du sommeil, du rêve libéré, de la pensée évanouie. L'éternité si controversée de l'âme saurait-elle compenser cette mort du corps, la mort de ce qui nous relie aux bonheurs et aux beautés de la Création dont nous sommes issus, nous les "dix-mille êtres" jetés sur les chemins émerveillés du monde? Oh, Je voudrais encore t'appeler, te retenir par ta main flétrie, recueillir dans tes yeux asséchés une dernière larme d'amour, de splendeur et de vérité, une dernière buée de regret et de hargne, mais tu n'entends plus rien des exultations du silence, tu ne vois déjà plus rien des dépouilles ressassées de ce monde, et plus rien ne t'atteint de la supercherie du temps.
Reviennent peu à peu dans leur éternité de lumière, les orangers en fleurs de ton enfance, les fastes passés du pays latin, et "l'ordre ancien des mois".
Tout coule et tout passe. Il est l'heure enfin de t'élever vers l'infini sans plus rien oser ni vouloir, d'ouvrir sa cage à l'oiseau de l'esprit, et puis de laisser derrière toi tous ces oripeaux de l'histoire: l'exaspération de l'évidence, l'es injonctions de l'instant et les obstinations de la mémoire. Bientôt tu emporteras avec toi les sarcasmes du destin, et tout ce qui m'unissait encore, par toi, à la pesante légende du Diadème et du Royaume...Ô enfin, en toi, et loin de toi, reposer et dormir.

Honorius/ Les Portes de Janus/Le 10 novembre 2022

lundi 17 octobre 2022

Le royaume d'Helmegonde



On ne peut rien et rien ne change. Alors...
Alors, j'ai rouvert le grand livre du monde merveilleux qui sommeillait, niché dans un recoin de l'étagère, entre une somme de philosophie arabo-musulmane et les chroniques de Villehardouin.
Ce livre plein de mystères, qui me semblait très vieux comme tout ce qui renferme un mystère, avait appartenu, il est vrai, du moins je le crois, à l'un de mes lointains prédécesseurs, prénommé Guyot, issu d'une longue lignée de poètes laboureurs et de pasteurs philosophes. Mon père, qui le tenait de son père et avant lui de tous les surgeons de la tige agnatique, me l'avait légué avec ses souvenirs et ses mélancolies. Si les grandes familles se transmirent des châteaux, des apanages et de valeureuses traditions, la mienne qui a traversé le temps en coulant comme un ruisseau à l'ombre frissonnante des aulnes, m'a transmis, je le crois, et cela seul compterait à mes yeux, l'esprit d'une quête intime à accomplir, au coeur d'une cosmogonie et d'un récit sans fin, où je devrais découvrir, cachées dans le hallier métaphysique, les lueurs éparpillées de ma propre mémoire. Est-ce donc cela le destin de notre conscience, interroger inlassablement le sens de la présence et de la durée, implorer les silences obstinés de la "parole perdue", parmi les démons de l'effroi et de l'espérance? C'est ce même destin qui m'entraîne toujours plus loin dans l'intelligence obscure du monde, à guetter les inquiétudes et les appels de l'inconnu, avec cette intuition étrange que ce chemin solitaire qui fuit vers l'horizon, rejoint imperceptiblement, comme une promesse de réconciliation, le long sommeil des origines....
Il faut dire que ce livre ne ressemble pas à un livre ordinaire et j'en fis à cet égard l'incroyable expérience. Les plats et le dos qui sont d'une même pièce de cuir poli et racorni comme une croûte et munie d'un fermoir recouvre une sorte de codex de feuillets de parchemin jaunis au format approximatif d'in-quarto. Il pourrait de ce point de vue ressembler à une antique bible ou à un de ces livres de raison qui suivent parfois les générations d'une même parentèle. Pourtant mon père ne m'en avait jamais révélé l'existence jusqu'au jour où je le découvris parmi les quelques maigres affaires qu'il me laissa, accompagné d'un message insolite, de cette écriture à la fois arrondie et charnelle que je lui connaissais: "Voici le livre des Merveilles que nous a transmis Guyot l'Ancêtre, qui le tenait de Gaucelh le Barde, du royaume d'Helmegonde. Il t'ouvrira le secret de la mémoire et la magie du monde. Vis-le et transmets-le à ton tour".
Ce livre était enveloppé dans une chemise de toile et je le tiens toujours remisé, comme un bien des plus secrets et des plus précieux, dans l'ombre de ma bibliothèque. Du reste, je dispose d'une telle quantité de livres, entassés en carreaux et boutisses, et que j'ai d'ailleurs lus pour la plupart, que nul intrus ne s'aviserait d'aller en déranger l'ordonnancement monumental avec l'intention hasardeuse de poser sur cette vénérable relique ses gros doigts sacrilèges.
Lorsque je le reçus en héritage, une pudeur pourtant me retint d'en déboucler le fermoir bien que j'en eusse parfaitement acquis le droit et que je fusse très intrigué par la recommandation que m'en fit la dernière volonté de mon père. Plusieurs fois je l'ôtai de sa chemise de toile et le posai sur la table du bureau pour l'examiner dans le recueillement et la décence dus au sommeil et au silence des morts. Il faut s'arrêter longtemps devant les Portes du Mystère avant d'oser en franchir le pas. D'ailleurs il me semblait qu'il émanait de ce livre, chaque fois que j'y fixais mon attention, une sensation étrange que je comparai à la perception d'un faible bruissement de feuillage à travers la brise, dans la clarté d'une lueur lustrale. Était-ce encore là le fruit de mon imagination? Et puis qu'est-ce que l'imagination? Si j'en crois l'oeuvre de la dialectique, l'imagination serait une perception développée et approfondie du réel, un état pour ainsi dire augmenté de l'être. Alors j'en accepte volontiers l'augure. Et si je devais traduire cette sensation, je dirai que ce livre semblait être habité d'une présence sourde et vivante et contenir comme le fluide irradiant d'une âme.
Qui étaient ce Gaucelh le Barde, et ce royaume d'Helmegonde, dont nulle chronique ne relate l'existence réelle ou fabuleuse? Quel fil, enfin, reliait ce monde improbable à Guyot, le père de mes pères? Décidément, comme dit le poète, même si tout n'est que fable et illusion, "Il faut croire à l'histoire ancienne", au mystère du temps miraculeux que notre être profond hante éternellement. En fait, nous sommes nous-mêmes nos propres fantômes, en nous se confondent la foi du pèlerin et l'énigme du sphinx.
Ce prologue pourrait être celui d'une histoire extraordinaire où les ressources de l'imaginaire (qui est la faculté de l'imagination associée au désir d'émerveillement) nous entraînent dans la création d'une multitude de mondes intérieurs. Devrais-je poursuivre ce récit en disant que je me suis enfin résolu à ouvrir ce livre? Et qu'advint-il après? J'aurais pu n'y trouver qu'un vieux grimoire paracelsique orné de cartouches et de planches à l'eau forte figurant l'arbre de vie et la roue solaire des vieux sorciers druidiques. L'interprétation des paraboles et des incantations ésotériques mène à la frontière des mondes. Cela demande d'ailleurs autant de science et de calcul que d'imagination, mais toute cette machinerie initiatique est par trop savante et laborieuse.
Aussi, il existe un autre chemin vers la source merveilleuse, celui de la poésie pure et vivante, de la grâce qui illumine sans entrave, l'expérience de l'infinité de l'instant. La poésie contient dans sa signification étymologique le sens total de l'être: elle est à la fois la volonté et l'action, le mouvement vital, l'émotion, la lumière de la révélation, la force créatrice, et comme le livre de Gaucelh le Barde, témoigne de l'appartenance cosmique de l'homme. Que m'a révélé ce livre? Mon père ne pouvait pas mieux le confesser: il fut une immersion enchantée au royaume d'Helmegonde.
Le royaume d'Helmegonde, on s'en doute, n'est pas une destination que l'on atteindrait par quelques relais de malleposte, ni même par une aventureuse expédition. Il n'appartient pas non plus à un temps que les historiens eussent pu rattacher à quelque âge mégalithique, celtique ou mérovingien. Helmegonde est-elle seulement une souveraine, la reine casquée comme pourrait le suggérer son nom? Ne serait-elle pas plutôt une idole cachée, une licorne, une roche ou une source sacrées, un souffle sur la bruyère, un ciel de brumes et de lumière, le chant des montagnes et des forêts, le coeur frémissant, le miroir de la vie éternelle? A ne pouvoir désigner ni encore moins définir distinctement cette réalité indicible on pressent déjà qu'Helmegonde est un peu tout cela à la fois, à ceci près que je n'y rencontrai jamais, dans ses allées de délices, la face corrompue de l'homme, au point que la plénitude et la beauté du monde s'en trouvait infiniment augmentées.
Car tout était déjà sacré avant la soif de conquistador de l'homme, toute la puissance dialectique dont ce chien de paille voulut couronner son orgueil et asservir la nature subtile et insondable de l'être était déjà présente avant lui, dans le souffle universel, par d'autres inhérences, d'autres réseaux de connexion et de sensibilité, dans l'âme immanente des choses. Il croit tenir entre ses mains le sceptre et le globe, il croit détenir l'empire de la Raison, mais tout lui échappe comme un envol de Chimères.
C'est alors qu'ayant ouvert à mon tour le livre de Gaucelh le Barde, je compris la signification de l'héritage transmis par mon père, lui qui toute sa vie fut habité par sa passion visionnaire de la peinture: Rechercher, explorer, vivre, honorer avec humilité la beauté et le mystère de la Création c'est résolument entrer dans le royaume d'Helmegonde....
Oui, je compris que malgré leur nature secrète les choses peuvent livrer bien des signaux et parfois des murmures de réponse, bien au-delà de la contrainte de la logique et des inquisitions du savoir. Elles peuvent révéler leur vérité profonde par le simple regard de la bonté et de l'innocence: Contempler le monde dans sa pleine lumière, n'est ce pas déjà, comme disait le Sage, "entrevoir le chemin du Ciel". 

Honorius/ Les Portes de Janus/ 17 octobre 2022

 

lundi 12 septembre 2022

Mon Dieu! qu'est-ce-que ce monde!


En voilà bien assez conté maintenant. Je m'avise à mes dépens que l'esprit de clairvoyance nous enferme insidieusement entre des murs de mélancolie et d'impuissance. On ne peut rien et rien ne change. Alors...
Alors je dirige ma curiosité sur des récits de science naturelle, qui ont au moins ce mérite de distraire des sujets qui m'assombrissent l'esprit. Il y a tant de poésie dans les mystères et les beautés de la nature et tant de découvertes inattendues.
Tenez par exemple, il semble que l'eau que contient la Terre, dans les profondeurs de ses mers et de ses océans, dans ses fleuves et ses rivières, celle dont nous faisons chaque jour nos libations et ablutions, provienne des profondeurs intergalactiques. C'est ainsi que des astéroïdes renfermant quantités de glace, se sont abattus sans interruption, pendant des millions d'années, sur la surface rocheuse de notre planète, alors qu'elle était au temps de l'enfance. Quelle spectacle dantesque cela dut être, un cauchemar géologique où rien ne différencie, dans la monstruosité des phénomènes, la naissance de la destruction d'un monde. Il semble même que les éléments chimiques indispensables à la formation de la vie proviennent eux aussi de l'espace, ce qui ferait de nous les enfants des étoiles. A bien y réfléchir, et à considérer les choses à l'échelle d'une totalité infinie, il semble curieux de penser la notion d'interne et d'externe tant il est reconnu et établi qu'il ne saurait y avoir dans l'espace ni haut ni bas, ni dehors ni dedans et que toute particule de matière est issue, à travers l'éparpillement des nébuleuses, d'une même soupe originelle. Si l'eau et la vie sont d'origine "extraterrestre", la Terre elle-même les a précédées dans cette même origine.
Les prouesses technologiques mises en œuvre au cours des dernières décennies nous dévoilent des réalités qui pourraient nous paraître aussi merveilleuses que terrifiantes. C'est ainsi que nous pouvons déambuler à notre guise sur la planète Mars grâce aux images fournies par deux générations de robots envoyés tout là-haut. Un désert rocailleux rouge, morne et inerte, battus de temps à autre de tempêtes phénoménales. Les scientifiques auraient trouvé les indices de l'ancienne présence de mers, de lacs et de rivières sous un ciel qui eût pu ressembler à celui qui , ici-bas, nous chaperonne tant bien que mal.. et qui fait comme une goutte de saphir dans la nuit cosmique. Mais un beau jour, ces mers, ces lacs et ces rivières se volatilisèrent dans l'espace par suite de la disparition de l'atmosphère martienne, on ne sait encore par quelle cause et quel processus. Rien n'empêche de conjecturer, selon les lois de la probabilité et de la physique, que notre chère planète Terre pût être un jour touchée par la même disgrâce, à moins que la stupidité humaine, avec son arsenal de calamités, ne se charge elle-même de la besogne avant terme.
De même, les télescopes Hubble et James Webb envoyés en éclaireurs aux marges de l'infinité cosmique nous en apprennent de belles jour après jour sur l'état de l'univers. Nous voici à l'avant scène d'un spectacle stupéfiant: des centaines de galaxies illuminant les ténèbres, dans une scénographie vertigineuse de ballets et de tourniquets chatoyants tenant à la fois de l'effet pyrotechnique et de l'hallucination onirique. On croirait admirer une de ces grandes toiles acryliques d'art abstrait où se mêlent de longues traînes vaporeuses et des réseaux de filaments acérés, d'une netteté telle que l'on songerait à l'une de ces imageries électroniques explorant les connexions phosphorescentes d'un virus ou d'un recoin de cerveau. En quoi le trompe l'œil de la technologie, ici un télescope, là un microscope, aux pouvoirs semblablement sophistiqués, sublime dans une même apparence la perception de l'infiniment grand et celle de l'infiniment petit.
Ce qui ajoute encore au prodige de cette observation de l'univers, c'est que la représentation que nous en avons correspond à un l'état différé de plusieurs milliards d'années, le temps que les ondes lumineuses émises par ces poussières d'astres et ces nébuleuses parviennent jusqu'à nous. Autrement dit, nous percevons aujourd'hui les manifestations de phénomènes qui ont pour la plupart cessé d'exister, qui commencèrent dans un temps où notre terre n'était pas encore née de son futur magma. Tant de ces mondes lointains qui éblouissent cette toile ont disparu depuis un temps inconcevable, tant d'autres depuis sont apparus, rendant compte de cette magie que tout a déjà passé avant que de commencer d'être.
Grâce à l'évolution des moyens d'observation et d'exploration, la communauté scientifique à pu compléter ses connaissances d'une multitude d'informations nouvelles sur la composition des corps et la structure des systèmes qui composent l'univers. Il ne se passe pas un jour sans découvrir de nouvelles planètes auxquelles on affuble un numéro de référence , une fiche d'identification technique, avec cet espoir effréné d'y déceler les traces de quelque balbutiement de vie, ne serait-ce qu'à l'état enzymaire ou moléculaire. Un des grands rêves obsessionnels de l'exploration spaciale reste cependant la découverte d'autres formes de vie et d'intelligences technologiquement avancées avec lesquelles entrer un jour en contact. On a même déployé sur nos plus hauts sommets de grandes oreilles pour tenter de capter quelque part, parmi le brouhaha cosmique, des signaux que nous souhaiterions provenir de gens civilisés, quelque borborygme ou quinte de toux extraterrestres, auxquels répondre, lancés dans le vide, par un extrait d'une symphonie de Beethoven ou des images spectrales de l'état enviable de nos sociétés. L'homme post moderne est ainsi fait qu'il se trouve davantage de motivation et d'intérêt à communiquer avec des aliens, des créatures improbables, qu'avec ses semblables.
Certains idéalistes, qui me font froid dans le dos, rêveraient même de découvrir une de ces planètes de même hospitalité que la Terre, de cette hospitalité vierge des origines que nous avons si bien corrompue ici-bas jusqu'à la rendre bientôt invivable, afin d'y transporter et y prolonger l'existence accapareuse de l'humanité. La suffisance de notre espèce n'aura donc jamais de borne à prétendre exporter jusqu'au fond de l'univers son affreux évangélisme matérialiste.
Un des phénomènes les plus extraordinaires qui peuplent les profondeurs de l'univers est sans conteste cette chose épouvantable que l'on nomme un trou noir, sorte d'abysse dans l'abysse, un ténia gigantesque qui aspire toute matière et les atomes de lumière à la dérive, jusqu'à des constellations entières, venant à passer un peu trop près de sa gueule monstrueuse. On ne sait à vrai dire rien de la réalité de cette chose inconcevable. Serait-elle un univers parallèle, auquel on accèderait par un de ces syphons gigantesques, mille fois plus terrifiant que ne le fut pour l'homme ancien l'entrée de l'Erèbe et bien plus effroyable encore que le point ultime du pôle sud dans le cauchemar de Gordon Pym?
Les télescopes ont permis de capter le contour luminescent de la gueule d'un trou noir où l'on voit des amas immenses de matière sur le point d'y être engloutis. On est allé même jusqu'à reconstituer, dans une fréquence audible par l'oreille humaine, le son produit par cette monstruosité innommable, une sorte de souffle lugubre et menaçant comme un râle d'outre-tombe, à faire dresser les cheveux sur la tête.
Les sciences de la paléontologie et plus généralement de la nature et de la Terre ne sont pas en reste dans dans cet appétit d'investigation. En matière d'archéo-anthropologie, par exemple, la découverte sur le continent africain des restes identifiés d'un proto-humain baptisé Tumaï, repousse encore plus loin les origines des hominidés à laquelle appartient notre espèce homo sapiens, en leur faisant franchir un remarquable bond de 7 millions d'années, sans qu'il soit pour autant encore possible de déterminer s'il s'agit de ce chaînon manquant tant convoité entre le tronc commun des primates primitifs (qui a donné les grands singes actuels), et le premier individu du genre humain. Au reste, je ne sais pas s'il est raisonnablement possible de s'enticher, en matière d'évolution des espèces, d'un prétendu chaînon manquant dont on fait étrangement tant de cas. Le buissonnement dynamique de la vie est un incessant tâtonnement d'adaptation aux contraintes environnementales sur une durée de temps très étendue, qu'il serait illusoire d'espérer y dénicher le fameux petit caillou blanc bien visible au milieu du chemin, cette relique fossilisée qui marquerait la limite intermédiaire entre ce qui n'est pas encore l'être humain et ce qui le deviendrait immédiatement au pas suivant. A-t-on jamais voulu déterminer, dans l'analyse du conte de Cendrillon, l'instant précis où la citrouille n'est déjà plus une citrouille et n'est ni tout-à-fait encore un carrosse? A bien y regarder, il y aura toujours une phase intermédiaire dans chaque autre phase intermédiaire, avec des avancées et peut-être même des reculs, puis de nouvelles avancées en passant par des bifurcations et ainsi de suite. Quelle tête d'épingle tenons-nous donc tant à dénicher dans un tel embrouiĺlamini?
Que signifie cet intérêt presque obstiné pour le chaînon manquant? La science tente également de le découvrir chez d'autres espèces, comme le chien, qui est le descendant avéré du loup. A quel moment précis un loup apprivoisé par l'homme, il y a environ vingt ou trente mille ans, on ne sait, est-il devenu ontologiquement un chien? Quand on voit aujourd'hui le nombre de chiens ressemblant encore à des loups et, partant, le nombre d'êtres humains à des spécimens de brutes primitives c'est à se demander s'il faut, à ce jeu, se rompre indéfiniment la tête. Mais je sais pour autant que la science est précise et rigoureuse et ne peut s'en tenir exclusivement aux apparences. Tout cela est louable et tant mieux en fin de compte. Je n'ignore pas cependant cette manie intellectuelle de l'être humain de vouloir tout classer et classifier, de la supernova au moindre pistil, de considérer la réalité du monde comme établie selon les capacités de sa propre raison. Certes, la science doit faire preuve d'une grande capacité d'ordre et de méthode pour pouvoir progresser, et pour rendre l'ensemble des connaissances aussi accessible et intelligible que possible, mais la raison qu'elle croit lire dans le livre de la nature n'appartient qu'aux particularités de l'entendement humain, à ces quelques poussières de neurones perdue dans l'infini du vide et de la matière.
Une belle trouvaille à été faite, il y a quelques semaines au Texas. Le lit asséché d'une rivière a révélé les traces d'un dinosaure, plus précisément d'un acrocanthosaure, sorte de proto-tyrannosaure de 5 mètres de haut, vieilles de 113 millions d'années. Le règne des dinosaures a duré plus de 180 millions d'années pour s'éteindre dans un cataclysme. Celui de l'homme actuel, qui se croit maître de tout, ne dure que depuis quelques milliers d'années. C'est à peu près le temps qu'il lui a fallu pour asservir la terre, dérégler le climat et dévaster la nature. De ce fait, son règne à lui est sur le point de s'autodétruire. Ce ne sont pas quelques dizaines d'années qu'il pourra encore gagner sur sa durée d'existence, par le bricolage de sa technologie, qui le feront rivaliser avec la longévité des dinosaures. La terre ne s'est jamais aussi bien portée sans l'homme, elle se portera d'autant mieux après qu'il aura débarrassé le plancher. Il ne restera tout au plus de sa présence néfaste que quelques blocs de béton et d'acier qui pourriront lentement sous la végétation luxuriante.
Il y a quelques années, grâce à l'examen de roches cristallines issues d'éruptions volcaniques, les scientifiques ont cru déceler à quelques centaines de kilomètres sous terre, la présence d'immenses océans. Cette hypothèse incroyable, digne de l'imagination de Jules Verne, est encore loin d'être confirmée et reste encore bien enveloppée de mystère. Mais si elle devait s'avérer, elle apparaîtrait comme une aubaine extraordinaire (à condition que ce fût de l'eau douce), à l'heure où la sécheresse causée par le changement climatique étend ses calamités sur de vastes régions du globe. De quoi rassasier nos appétits matérialistes d'abondance et de gaspillage et relancer la machine consumériste. Et puis, voilà bien l'être humain, expert en astrophysique quand il ignore encore ce que recouvre le sol sous ses pieds.
Ce qui différencie fondamentalement cet être humain du reste de l'intelligence animale, c'est, d'une manière générale, qu'il semble être le seul à penser la structure de sa pensée et à créer à l'infini des objets dialectiques. De ce fait, il est le seul, enfin on le suppose, à transformer sa perception du réel en abstractions mentales et à concevoir, par exemple ici, des théories sur les origines et les finalités de l'univers. Cette science est comme la suprême métaphysique de toutes les sciences, on y établit des lois, des principes, de grandes visions transcendantales et de vertigineuses constructions spéculatives de l'être et du temps. J'imagine que ni ma chienne, ni mon chat, ni ma jument, investissent le clair de leurs journées à élucubrer sur leur position ontologique, ce qui ne les empêchent cependant pas d'être de fins philosophes à leur manière, ce que j'observe chaque jour.
Mais toute métaphysique est une sorte de labyrinthe de verre et de miroirs où l'esprit se douloit et s'illusionne à l'excès à trop vouloir chercher des chimères et en ressort tout pétri et contorsionné. De fait la seule question pertinente à se poser serait la suivante: Quelle connaissance (outre celle qui m'est utile à la pratique de l'existence) suis-je capable d'atteindre qui n'ait de valeur que celle qui puisse m'enrichir intérieurement et m'aider à m'accomplir? Il est d'anciens sages indiens ou chinois qui ne faisaient aucun cas de la connaissance du réel, car ils y voyaient un instrument d'orgueil et de domination qui détourne de la voie intérieure et, partant, de la seule connaissance qui vaille, celle qui, par la pratique de la vertu et de la méditation, nous délivre des aliénations et des souffrances du monde. C'est ici à peu de chose près l'enseignement du Bouddha ou des ecclésiastes taoïstes.
Il est une sagesse, plus conforme à nos humanités classiques, qui n'attache d'intérêt qu'à la connaissance qui éclaire l'esprit, police les moeurs et nous rend meilleurs, et comme disait Montaigne: "nous enseigne à bien vivre et à bien mourir" en quelque sorte. Toute connaissance est donc bonne à acquérir si elle nous permet de viser ce but. Pour autant, comme l'a dit encore récemment Mohamed Mbougghar Sarr "Plus on découvre un fragment du monde, mieux nous apparaît l'immensité de l'inconnu et de notre ignorance". J'en infère que si la connaissance a pour effet d'éveiller à l'humilité de notre propre ignorance, alors il faut rendre grâce à cette connaissance qui élève la conscience et permet d'être en paix avec soi-même et avec le monde. Ce qui démontre que, tant par la voie du Bouddha que par celle de notre ancien humanisme, l'homme cherche à atteindre, en fin de compte, les régions d'une même félicité et d'une même harmonie.
Pour autant, toutes ces aventures cognitives que nous offre la science, toutes ces odyssées du temps, de la matière et de l'espace, m'apparaissent comme des récits fabuleux de mon propre chemin intérieur, qui se fondent en moi comme une mémoire secrète de l'être. Leur réalité est une sorte de rêve immanent qui, tout en nourrissant l'intellect, ne modifie en rien l'état de mon innocence. Car on peut interroger l'univers et les étoiles, et comprendre à la fin que tout cela est merveilleux, que tout cela est effrayant, que tout cela est insensé, mais que tout cela doit rester à jamais inviolé. Au fond, tout existe et rien n'existe, tout ce qu'on est n'est déjà plus.
Si l'animal peut être en proie à la plus grande détresse face à la souffrance et à la peur de la mort, le  seul destin tragique est bien celui de l'homme car il est le grand témoin de sa solitude, le coryphée masqué dialoguant avec son propre néant. Mais le dérisoire se mêle misérablement au tragique lorsque ce Prométhée de la dialectique s'incline et succombe à son tour devant la petitesse des passions humaines.
Cinq-Mars, être vain et frivole, au moment de poser la tête sur le billot, regarda une dernière fois le ciel et la foule, avant de soupirer, dans un accès inattendu de lucidité: "Mon Dieu! Qu'est-ce-que ce monde!".

Honorius/ Les Portes de Janus/ Le 8 septembre 2022

samedi 27 août 2022

Le passage secret




M'étant suffisamment échauffé la bile sur le chapitre de mes stupeurs et de mes indignations, je dois désormais prendre garde de me laisser emporter hors de proportion dans une véhémence que je tiens comme fort éloignée de l'esprit philosophique. Au reste, alors que tout s'effondre et que le tocsin ne retentit que pour l'oreille des sourds, qu'aurais-je à ajouter aux appels à l'erte et à l'arme, à tout ce branle-bas inaudible dont nul ne se soucie? A quoi bon en effet s'égosiller et buter tant et tant contre un tel ramassis d'avachissement et d'apathie? A-t-on jamais vu réveiller des morts à force d'en secouer la besace?
Maintenant que le vent mauvais mugit et siffle par tous pertuis et toutes brèches, que l'ost noir a franchi les douves et fait ployer la herse, croyez-vous, du haut de ces courtines désertées et de ce donjon chancelant, garantir encore votre salut? Au point où vous en êtes, vous pouvez toujours déverser vos derniers tombereaux de moellons par les hourds et les bretêches, faire blaser dans les trompes et les cornets, hucher aux coustilliers et sergents d'arme, il est déjà trop tard, nulle rescousse à espérer, l'ennemi est dans la place.
La sagesse eût consisté, pour l'observateur averti, à fuir nuitamment ce lieu vain et périlleux, où nul ne s'est avisé de prévenir le danger. Il existe à cet effet une poterne dérobée pour regagner le couvert de la forêt. Mais il n'y a déjà plus de forêt, tout a été livré à l'incendie. Que faire? Se réfugier dans la chapelle où sont enluminées de belles allégories, y attendre dans le marmonnement des psalmodies la ruine et la submersion définitives?
Pauvres écervelés, votre existence ne fut que tournois et banquets, razzias et chevauchées dans les campagnes dévastées. Vos atours et vos apparats, les trophées qui ornent le parement de vos aulas, le butin qui emplit indécemment vos coffres, les marques de puissance qui vous donnent tant de vertiges, vous les devez au meurtre et au pillage. Oui, vous avez saigné la vie comme on égorge un cerf à la curée.
Mais le ciel peu à peu, rassemblant les nuées d'un courroux biblique, s'assombrit, tonne et fulmine, faisant trembler sur vos têtes les poivrières et les échauguettes. L'ombre d'un sort funeste plane sur votre race inique, tandis que les lueurs insouciantes de vos agapes illuminent encore dans la nuit menaçante l'embrasure de vos meneaux.
Il semble que toute citadelle ou château-fort dût receler dans ses entrailles un passage souterrain conçu pour fuir le plus loin possible hors de leurs murailles. Il dut être si longtemps tenu secret que les hommes ont fini par en perdre le souvenir. Ce boyau, sorte de couloir de mine creusé jadis dans la roche par le piolet de mythiques Nibelungen, pouvait partir d'un cul de basse fosse enfoui dans les substructions du donjon, pour émerger comme un trou de taupe dans une lointaine lande marécageuse, ou la combe obscure d'un repaire sauvage, là où aucune horde hostile eût la fantaisie de pourchasser.
Aujourd'hui tout se précipite et se débande sous l'effet d'inimaginables diableries  et ce passage secret, il est temps d'en retrouver l'usage avant que les décombres du vieux monde n'en obstruent définitivement l'entrée.
Ceux qui festoient dans la tour maîtresse pensent encore être assez bien gardés pour continuer à mener grand train sans être inquiétés. Les inféodés au ban et la piétaille des mandements, bien que décontenancés, veulent encore croire en l'indéfectibilité de leurs seigneurs pour leur assurer la pitance élémentaire du corps et le confort étriqué de la conscience. Mais qu'en sera-t-il lorsque l'orage déchaîné aura jeté à terre les idoles vermoulues, et avec elles, tout ce que l'on croyait invincible? Il fera beau voir tous ces pourpoints et houppelandes en loque, toute cette courtisanerie dépenaillée courir en tous sens comme des bêtes affolées.
Certains, fugitifs et réfractaires, s'éloignant précautionneusement  des clameurs et du tumulte, se sont déjà mis en quête du passage secret qui conduit au monde libéré de la folie et de l'ignorance, là où coulent les sources jouvencelles et la poésie immaculée de la terre. 
Ces sortes de résilients trans-apocalyptiques, tenant à la fois des minnesinger et des moines jardiniers, sont assurés de bien peu de choses, ce qui est le propre, dit-on, des âmes éveillées. Délestés, comme d'oripeaux, des vieilles passions inutiles, ils portent en eux, comme dirait un vieux sage chinois, toutes les richesses du monde. Car ils ne connaissent plus des désirs que celui de l'élévation de leur conscience par la clairvoyance de l'esprit et la bonté du coeur. Ad augusta per angusta, chaque âme sauvée de la confusion et du chaos entrera dans le jardin de lumière.
En voilà bien assez conté maintenant.

Honorius/ Les Portes de Janus/ le 23 août 2022



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