Depuis plus de vingt ans, je fais une espèce de carrière dans l’administration territoriale où je suis entré sans aucune illusion sur mon sort et un sourd effroi dans l’âme.
Il fallut pourtant bien que je cédasse aux tiraillements de la nécessité, qui, passé l’heure des classes et des récréations, confisque brutalement nos romans d’aventures et évince avec un froid cynisme tous nos rêves de liberté et d’idéal.
Franchi la porte en fer du grand pénitencier administratif, je sus que j’en avais fini avec la meilleure part de la vie et de la jeunesse.
Au début, pourtant, je pensais pouvoir me consoler avec l’exemple d’illustres devanciers dans l’état de rond-de-cuir, lequel n’entama pas la supériorité morale que leur reconnut la postérité, parfois même leurs contemporains : Eichendorff, Grillparzer, Verlaine, Maupassant, Nodier, Kafka, tous des fonctionnaires et des gratte-papiers qui n’eurent pas à se vanter, qui eurent le plus souvent à pâtir, particulièrement en tant qu'artistes et poètes, des humiliations que leur fit endurer la servilité de leur statut professionnel.
Au début, pourtant, je pensais pouvoir me consoler avec l’exemple d’illustres devanciers dans l’état de rond-de-cuir, lequel n’entama pas la supériorité morale que leur reconnut la postérité, parfois même leurs contemporains : Eichendorff, Grillparzer, Verlaine, Maupassant, Nodier, Kafka, tous des fonctionnaires et des gratte-papiers qui n’eurent pas à se vanter, qui eurent le plus souvent à pâtir, particulièrement en tant qu'artistes et poètes, des humiliations que leur fit endurer la servilité de leur statut professionnel.
Mais le temps fit son œuvre, et je connus tout ce que coûte à l’orgueil ou au simple sentiment de dignité, en fait de renoncement et de soumission à l’ordre misérable des absurdités humaines, la terrible et fatale expression de « blanchir sous le harnais » !
Stéphane Mallarmé, cet autre tâcheron de la fonction publique, ne disait-il pas que « la vie de bureau est un suicide ! ».
Quelque chose, assurément, de sournois et de sinistre, qui vous ronge votre belle âme d’ange et vous corrompt peu à peu le tempérament. Et pour cause ! Flétri, étouffé, rapetissé d’année en année sous les replis pesants de l'ennui, de la frustration et de l’impuissance, vous n’êtes bientôt plus à vos propres yeux qu’un indicible objet de pitié et de lassitude, qui n’a d’égal que le dégoût que vous inspire l’odieuse fatuité de l’ordre technocratique.
Cet ordre n’a pas changé d’un iota depuis le temps où Joseph von Eichendorff s’exclamait : « Croire que la paperasserie soit autre chose que de la paperasserie, mais une affaire de la plus haute importance, voilà bien une merveille à laquelle je ne peux me résoudre ».
Cet ordre n’a pas non plus changé d’un iota depuis que Balzac, ou Courteline en firent la satire.
Dans cet univers opaque, ce monde gris et angoissant à la « Brazil », encombré jusqu’au comble du fatras des procédures, de pyramides hiérarchiques et de tout cet appareil de formalisme routinier et présomptueux, on ne peut espérer s’élever à quelque chose, à se gonfler d’un peu de vent, qu’à force de marques d’allégeance à la Bête, et comme aurait pu dire le vertueux Sénèque, à force de courbettes et de bassesses.
Las, l’intellect sort toujours épuisé et vaincu des épreuves de l’absurde.
Et pour cause, produire des rapports oiseux qui ne seront jamais lus, obtempérer le doigt à la couture aux injonctions de l’esprit de chicane, étouffer d'ennui sous des réglements d’inertie, en voilà un apostolat! A vivre comme Sisyphe à traîner chaque jour le poids de l'inutile, le ressentiment "de la défaite sans avenir", on en vient à souhaiter la fin du supplice. L’oeuvre du charron a toujours bien mieux servi les intérêts de l’humanité que le vide ontologique de l’oeuvre technocratique. On s’en veut de s’être laissé piéger par cette infamie.
Las, je laisserai un jour aux fâcheux routiniers leurs névroses tracassières, leur jargon boiteux de cache-misère et leurs vaines ritournelles, pour enfin jouir en paix du temps qui m’est compté, rejoindre dans la contemplation des dernières splendeurs du monde, les saines méditations dont je fus trop longtemps distrait, au plus loin de la politique insipide des hommes.
Que l’on ne me dise pas que je partirai ce jour-là avec le sentiment du devoir accompli car il n’est rien de plus odieux qu’ajouter l’obscénité à l’hypocrisie.
J’aurai alors les mots de Théophile de Viau, quittant la tour noire de la Conciergerie : « Il faudra qu’on me laisse vivre, après m’avoir fait tant mourir ».
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