lundi 24 février 2020

COMME DON QUICHOTTE


Sénèque

Comme Don Quichotte aux approches de la mort, l’esprit humain a parfois de ces illuminations, de ces éclairs de lucidité qui le dessillent enfin, pourrait-on dire, des passions routinières et des aveuglements de l’existence. 
Hélas, il est à ce point trop tard pour espérer racheter un dernier lambeau de cette garce de vie qui court à son terme, une portion de ce temps perdu, passé naguère à ne rien voir des choses essentielles au bonheur.
Notre condition a suffisamment à se débattre dans les servitudes de l’existence ordinaire. Les pesanteurs où elles retiennent la plus grande part de nos facultés, répriment les aspirations de la vie morale, et comme disait Hölderlin, « étouffent nos énergies les plus nobles » ; Que faisons-nous de notre vie et du temps qui nous reste ? L’utilisons-nous à enrichir la connaissance positive de soi et de nos semblables, à éclairer la conscience de notre présence au monde ? Tout ce que nous entreprenons par habitude, nécessité ou par contrainte nous divertit avec obstination du sens profond de l’existence, tout ce qui nous accapare et nous agite, nos occupations, nos affaires, tout autant que la misère ou l’ignorance, bride l’intellect et occulte la plénitude du regard intérieur, trouble notre sentiment du temps qui fuit en pure perte et nous éloigne toujours plus du bonheur et de l’amour de l’enfant qu’on ne voit pas grandir. 
Quand je considère l’insignifiance parfaite de mes motivations et de mes actes, je regrette d’avoir peut-être négligé certaines dispositions, les talents intimes qui eussent pu donner forme et vie à ce que j’ai de meilleur en moi-même. Certes, l’étude des humanités a nourri de ses bienfaits mon appétit de réflexion et de connaissance, mais si elle montre la voie de l’émancipation morale par la formation de l’intelligence, elle ne constitue pas pour autant la réalisation ou la projection de ce que l’on est, elle ne témoigne pas de notre vérité individuelle profonde. Réaliser ce que l’on est, c’est la nécessité de créer chaque jour le don de soi pour agir sur le monde. Je me connaissais pourtant des inclinations pour l'artisanat d'art, l’ébénisterie, la sculpture sur bois, le dessin, le théâtre, sans doute la peinture et les belles sciences de la nature. Notre terre, tout comme notre fonds, recèlent encore tant de merveilles à honorer, tant de ressources à faire éclore.  Avoir un trésor de soi, quel qu'il puisse être, une vision du monde à créer, à partager et à transmettre, n’est ce pas là le plus beau sens à donner à sa vie? Cultiver, au propre ou au figuré, la douceur d’un jardin où s'épanouit la bonté de notre coeur, où se berce, près d’une eau fraîche et tranquille, les mouvements paisibles de l'âme, où survivra après nous l'amour du juste et du bien,  n’est-ce-pas aussi l’une des plus aimables perceptions du bonheur?
Nous n’avons qu’une courte vie pour réaliser ce que nous nous donnons pour destin. 
Mais notre nature est ainsi faite qui, tantôt poursuivant des chimères et tant d’autres objets de vanité, tantôt soumise aux stupeurs et aux angoisses de l’existence, s’égare entre le vertige ou l’inertie, s’écarte insensiblement des voies simples et paisibles du bonheur. Elle ne prend non plus garde qu’au lieu d’accomplir le perfectionnement souhaité de la vie morale, elle s’applique bien mieux à satisfaire des instincts ou des objectifs contraires au repos et à la quiétude de l’âme. Car en vérité, l’agitation effrénée du monde, le vertige des passions stériles et misérables, la fièvre des possessions, hébètent l’entendement et corrompent la dignité de l’existence. Celui qui ne dispose pas dans sa journée des deux-tiers de son temps, est un esclave, disait Nietszche. A ce compte, il ne fait guère de doute, que nous sommes tous des esclaves. De fait, il ne faut pas se méprendre sur la notion de temps, dont les esprits vains, selon Sénèque, ne savent habituellement quoi faire ou le gaspillent en futilités ou en s’adonnant à la débauche et au vice. Car le temps dont nous disposons n’est pas la vie. La vie n’appartient pas aux « occupés », les esclaves du temps qui le passent à le perdre sans en tirer aucun profit pour eux-mêmes ou les autres, mais à ceux qui, philosophes, poètes, artistes, artisans, jardiniers, créateurs, esprits calmes et de bon sens, pratiquent la sagesse dans une vie de retrait, ce que Sénèque et les Anciens nommaient l’otium, qui est l’essence même du loisir.   Certes, le loisir n’est pas donné au commun assujetti de se consacrer, avec une patiente sollicitude, à l’exercice de la vertu, à la culture de la sagesse, encore moins de se vouer à la vie contemplative. Il faut pour cela, croit-on, un détachement d’artiste bohème, l’aisance d’un rentier éclairé, une liberté un peu rastaquouère de gyrovague sentimental, que l’on ne voit plus guère dans notre civilisation mondialisée hyper-contrôlée. Ou bien, est-ce encore possible, par une voie des plus radicales, celle du renoncement au monde, à l’exemple de l’anachorète, d’un reclus du Mont Cassin ou de Diogène dans son tonneau. 
Esclaves ordinaires nous sommes donc, et tout juste avons-nous, dans cette fuite du temps, nos clairières écloses furtivement dans la pénombre, le temps d’un regard d’attendrissement sur la poésie lumineuse de l’instant, une embellie fugitive dans cette grise obligation d’exister. 
Il faut pour cela remercier la Providence, de lever quelquefois le coin obscur du voile et nous laisser entrevoir, par-delà les stériles vicissitudes, les allées calmes et radieuses du jardin d’Epicure...     

  Honorius/Les Portes de Janus/ Août 2007  (dernière édition février 2020)                         


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