Il n’est rien de pittoresque comme ces vieux ponts moussus, tassés par l’âge, que l’on rencontre au hasard de nos excursions au cœur des montagnes.
Ils contiennent cette histoire de la pierre brute arrachée au chaos du relief primitif et façonnée par la main de l’homme, et pouvant, de ce point de vue, fournir une curieuse matière à l’observation des ingénieurs et des géologues.
Ils contiennent aussi cette histoire de l’homme, perdue dans l’obscurité des siècles, qui vécut jadis dans ces enclaves majestueuses du monde et marqua le sol des ouvrages commandés par les nécessités de l’existence.
Attendu qu’il n’est rien de plus universel, de plus permanent que cette nécessité vitale du déplacement, le pont est un des vestiges les plus anciens de la présence de l’homme le long des voies de transhumance et de communication.
Le haut pays de Salers, où j’aime à établir ma pieuse et paisible villégiature, offre quantité de ces petits ponts, d’aspect fruste et trapu, nichés le long des routes sinueuses.
On en aperçoit de touchants spécimens au creux d’un lacet que surplombe des escarpements sombres et humides, dans les régions solitaires du Puy Mary, au fond d’une combe envahie de fougères où affluent les ruissellements primesautiers des sources d’altitude ; ou bien à l’orée d’un de ces hameaux fantomatiques, figés comme des rochers dans les replis de la montagne.
A Cuzol, à la Bastide du Fau, à la Persoyre, sur la longue route sauvage du col de Legal, et partout ailleurs, ils enjambent de leur arche unique les cours d’eau qui roulent et roucoulent depuis des temps bien plus anciens qu’eux…
Je suis assis sur le parapet d’un de ces vieux ponts rongés par le lichen, et mon esprit s’absorbe dans la contemplation du cours d’eau coulant, frais et joyeux, à travers les rayons de l’été.
Son murmure cristallin m’émerveille comme un enfant. Tout est si calme, reposant, si propice aux douces méditations ! L’extase que me procure cette espèce de chant virginal de la nature, cette délicieuse divagation des sens dans l’infini de l’instant, remplissent à elles-seules l’idée même de l’être et de son ineffable présence au monde.
Je ne me lasse pas de contempler ces subtils et frêles jeux de miroirs que l’eau éparpille dans ses mille soubresauts et sautillements, dans cet écoulement éternel de la vie et du temps.
Comment ne pas vouloir s’étendre enfin, face au ciel, à la fraîcheur bruissante du ruisseau, s’abandonner au consentement universel, à l’âme diffuse des origines ?
Les sources sont nées souvent d’un mythe, à l’exemple de cette brèche ouverte par le sabot de Pégase au sommet de la montagne.
Ici, la mémoire de l’homme n’a pas conservé le souvenir des gestes néolithiques, l’histoire de ce géant tellurique ou de ce génie ailé, qui dut un jour briser la crête d’Enfloquet et répandre l’eau miraculeuse dans les hautes vallées inhospitalières.
Sève minérale surgie des entrailles de la terre, elle prend naissance sur les remparts du ciel, en ces lieux secrets du Roc des Ombres et de la Roque Taillade, s’écoule à travers les pentes tapissées de bruyères et de jonquilles, s’imprègne goutte à goutte de l’humus profond du Bois Noir, rebondit en cascades sur les rochers luisants, serpente par mille détours entre la mousse et la fougère.
Ses rus limpides alimentent les cours de l’Aspre et de La Bertrande, ces frais ruisseaux ombragés où gîte la truite cauteleuse…
Continuant leur périple à travers les bourgs sans âge de Saint Projet ou de Fontanges, ils se jettent dans les bras de La Maronne ou de La Doire, avant de rejoindre, au loin, le fil de la Dordogne où glissent les gabares, et au-delà de l’horizon, les voiles de l’Océan.
L’eau, comme les morts, voyage vite…
Honorius/Les Portes de Janus / décembre 2006
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